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Laïcité Acquis Sociaux Syndicats Jaunes 1848
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ROUGES CONTRE BARBARES

D'une
Religion Nationale,
ou
du Culte.

Par Pierre LEROUX.

________

1846

Sommaire

- Avant-propos

 

- D'une religion nationale, ou du culte.

- Chapitre I.

Un peuple peut-il exister sans religion et sans culte ?

- Chapitre II.

Suite. - Du Scepticisme.

- Chapitre III.

Aucun peuple, dans l'antiquité, n'a connu la distinction de la société religieuse et de la société civile.

- Chapitre IV.

Comment s'est introduite la distinction de l'Église et de l'État.

- Chapitre V.

Que la distinction de l'ordre spirituel et de l'ordre temporel est absurde et impraticable.

- Chapitre VI.

Que la vraie distinction à établir est celle de la religion individuelle ou privée, et du culte public ou national.

- Chapitre VII.

Suite - Idée de la société.

- Chapitre VIII.

Comment la distinction de la religion collective et de la religion privée peut et doit s'établir.

- Chapitre IX.

Suite.

- Chapitre X.

Suite.

- Chapitre XI.

Suite.

- Chapitre XII.

Suite.

- Chapitre XIII.

Suite.

- Chapitre XIV.

Que le principe de la liberté des cultes n'a qu'une valeur temporaire.

- Chapitre XV.

Conclusion.

 

- Principales œuvres de Pierre Leroux.

________

Avant-propos.

I.

Nos pères ont écrit sur leur drapeau : LIBERTÉ, FRATERNITÉ, ÉGALITÉ, UNITÉ. Quand nous entendons outrager cette devise, ce n'est pas de l'indignation que nous éprouvons, c'est de la pitié. Mais néanmoins nous convenons volontiers que, toute sainte qu'elle soit, cette devise n'est encore qu'une phrase exprimant la vie d'aspiration et de désir de l'Humanité.

Nos pères, résumant en eux l'Humanité, ont posé un problème qu'ils n'ont pas résolu.

La preuve qu'ils ne l'ont pas résolu, c'est la situation actuelle de la France et du monde.

Où trouverez-vous ce que ces termes de liberté, de fraternité, d'égalité, représentent ?

Où trouverez-vous l'unité, c'est-à-dire la synthèse qui permettrait aux hommes de réaliser entre eux la liberté, la fraternité, l'égalité ?

Au lieu de l'unité, l'État n'offre aujourd'hui qu'une anarchie, dans laquelle règne la licence sous le nom de liberté, où l'égoïsme occupe le rang que devrait occuper la fraternité, et où le despotisme, sous des noms divers, remplace l'égalité.

On dit que Gœthe, quand il sentit venir la mort, s'écria : « La nuit, la grande nuit, » et ne dit plus rien ensuite. À voir ce que devient la France, on serait tenté de s'écrier : La nuit, la grande nuit, et de se voiler la tête.

On aurait tort pourtant ; car ce serait prendre pour la mort ce qui n'est qu'une crise de la vie.

L'Humanité est arrivée à se révéler sa nature et sa destinée, ses droits et ses devoirs : qu'y a-t-il d'étrange qu'elle soit tombée dans la prostration qui suit toutes les exaltations sublimes ! La grandeur du mal présent répond à la grandeur de notre idéal.

Au lieu de se voiler la tête, il faut s'attacher au problème posé par nos pères, il faut embrasser avec foi leur formule ; il faut en faire une SCIENCE, une RELIGION.

« Il faut, disaient nos pères, élever à la hauteur d'une RELIGION cet amour sacré de la patrie et CET AMOUR PLUS SUBLIME ET PLUS SAINT DE L'HUMANITÉ, sans lequel une révolution n'est qu'un crime éclatant qui détruit un autre crime1. »

C'est à quoi, pour notre part, nous avons consacré notre vie tout entière. Aucun autre but ne pouvait nous paraître utile en comparaison de celui-là.

 

II.

 

Le petit traité que l'on va lire a donc cet objet, comme nos autres écrits :

facies non omnibus una,
Nec diversa tamen.

Nous essayons d'y prouver qu'il est possible de concevoir une religion sans théocratie.

Une religion sans théocratie serait la vraie religion.

Une religion sans théocratie serait cette UNITÉ invoquée par nos pères, cette synthèse où les hommes réaliseraient entre eux la liberté, la fraternité, l'égalité.

 

III.

 

Depuis quelques années, on s'est habitué à appeler socialistes tous ceux, quels que soient leurs principes et leurs plans, qui invitent les hommes à sortir de l'anarchie et à reconstituer l'ordre social. À ce titre, nous-même qui avons, il est vrai, toujours combattu l'individualisme, mais qui n'avons pas moins combattu contre toute fausse doctrine qui sacrifierait l'individualité à la société collective, nous sommes aujourd'hui désigné comme socialiste. Nous sommes socialiste sans doute, si l'on veut entendre par socialisme la doctrine qui ne sacrifiera aucun des termes de la formule : Liberté, Fraternité, Égalité, mais qui les conciliera tous.

Dans notre foi profonde, en effet, tout système qui ne satisfait pas à tous les termes de cette formule ne peut être qu'une erreur. C'est avec ce critérium que la postérité, sortie des ténèbres où nous sommes, prononcera en définitive sur les systèmes qui se produisent aujourd'hui. Nos enfants seront les juges, mais cette formule de nos pères sera la base de leur sentence.

Je dis que nos enfants prononceront d'après cette formule ; mais nous-mêmes, que nous en ayons ou non conscience, n'est-ce pas d'après cette formule que nous jugeons dès aujourd'hui et le présent, et les systèmes qu'il engendre, et les utopies qu'on lui oppose ?

Chose admirable ! elle est méconnue, outragée, cette formule, outragée souvent par ceux qui s'abandonnent à des rêves d'avenir, comme par ceux qui exploitent un présent inique et ignominieux ; les réformateurs qu'elle embarrasse la méconnaissent, et les conservateurs qu'elle dévoile n'ont pas assez de dédain pour elle ! et c'est elle pourtant qui décide de la vie et de la mort, de la gloire et de la honte ! Elle n'est pas réalisée, et c'est elle qui renverse et plonge dans l'oubli ce qui usurpe ou tenterait d'usurper sa place. Rien ne subsiste, rien ne prend une apparence qu'en lui empruntant une portion de vérité, sauf à disparaître bientôt comme un fantôme, parce que la vraie vérité, si je puis m'exprimer ainsi, la vérité complète, est à l'état virtuel dans nos âmes, révélation de Dieu qui ne passera qu'avec l'Humanité, au sein de laquelle elle est aujourd'hui incarnée.

Comme le Christ, qui fut un de ses annonciateurs, elle règne donc déjà avant de régner, cette formule si dédaignée. Son règne n'est pas encore venu, mais il viendra ; elle croît dans le présent pour l'avenir ; et comme c'est elle à qui l'avenir appartiendra, c'est elle déjà qui juge le présent.

Pourquoi la réalité nous est-elle si odieuse, pourquoi y étouffons-nous comme dans un tombeau ? C'est que la sainte formule, que ce présent offense, brille au fond de nos cœurs, éclairant ceux mêmes qui la nient.

Pourquoi les systèmes que ce présent fait naître, qui s'appuient sur lui, et lui servent d'appui à leur tour, pourquoi, par exemple, le Constitutionnalisme emprunté aux Anglais, et l'Économie politique anglaise, et le pur Libéralisme, ou cette chose sans idée qu'on appelle Doctrinarisme, ou cette autre chose sans solidité et sans idéal qu'on appelait Éclectisme, sont-ils déjà tombés ? C'est que la sainte formule, que tous ces systèmes méconnaissent, les a renversés. Elles meurent, toutes les gloires d'un présent qui s'efface, mais la formule immortelle ne passera point.

Et les utopies ! combien ont déjà rencontré la postérité ! combien sont jugées, pour avoir offensé ou la liberté, ou la fraternité, ou l'égalité, ou plutôt toutes les trois ; car comme des sœurs elles se tiennent, ces trois filles de Dieu, s'il n'est pas plus vrai de dire qu'elles sont, comme Dieu, une seule et même chose en trois personnes.

Il serait utile et intéressant d'examiner à la lumière de cette seule formule, les défauts de tous ces systèmes ; on verrait pourquoi ils ont été jetés au vent, ou méritent d'y être jetés : ludibria ventis. Mais une pareille étude, pour être bien faite, demanderait un livre. Nous n'écrirons pas un livre pour servir d'avant-propos à un traité de quelques pages.

 

IV.

 

Si nous avons pensé à joindre quelques mots de préface à cette réimpression, c'est dans un autre dessein ; c'est pour prévenir toute fausse interprétation de nos idées, c'est pour empêcher l'abus que l'on pourrait faire de nos paroles.

Nous cherchons l'UNITÉ, et nous démontrons la possibilité de l'établir. À quoi tient-il en effet que l'unité ne s'établisse ? À ce qu'on n'a pas compris encore qu'il fût possible de concilier l'AUTORITÉ et la LIBERTÉ, d'avoir un culte national sans despotisme religieux, une société complète où l'homme fût complet. Nous essayons de résoudre ce problème ; et, au moyen de distinctions claires, fondées sur la nature, et qui, suivant nous, s'établiront tôt ou tard dans l'esprit humain, nous démontrons que l'antinomie de l'individu et de la société peut cesser d'exister ; qu'il n'y a pas une dualité invincible entre les droits de l'homme et les droits de la société ; que, loin de là, l'individu ne trouvera réellement la liberté religieuse qu'au sein d'une société organisée religieusement. Certes, c'est aimer l'unité que de travailler ainsi à l'établir ; et c'est, pour ainsi dire, l'établir déjà, au moins c'est la constituer virtuellement, que de la démontrer possible. Nous ressemblons à un mécanicien dessinant une machine qui n'est pas encore exécutée, mais qui peut l'être. Or ce qui est une fois démontré possible s'exécute tôt ou tard ; car si les hommes ne réalisent pas le bien, c'est qu'ils ne le croient pas possible.

Mais pouvons-nous aimer ainsi l'unité et la juger possible sans condamner les sectes en principe, sans les déclarer mauvaises et absurdes au point de vue de l'idéal ? Nous n'aimerions pas l'unité, si nous aimions les sectes en tant que sectes.

Or qui sait si nos convictions ne paraîtront pas favorables à l'inquisition (nous nous servons à dessein de ce mot, parce qu'il est mérité), à l'inquisition établie aujourd'hui contre la liberté des cultes et contre toute manifestation d'opinions religieuses. Il est permis de tout craindre, quand on connaît l'hypocrisie qui règne au sujet de la religion. Dans toutes nos lois, dans toutes nos constitutions, dans toutes nos chartes, la liberté des cultes, la liberté religieuse, est proclamée avec une sorte d'ostentation, comme un principe inviolable et sacré. Mais, en fait, elle n'existe pas ; et quiconque a visité les pays étrangers voit avec une profonde douleur l'esclavage où les Français sont tombés sous ce rapport.

En général, sous prétexte de liberté, les Français n'ont aucune liberté. Ils sont libres négativement. Ils sont libres de penser, mais ils n'ont pas la permission de se réunir pour se communiquer leurs pensées. Ils sont libres d'imprimer leurs pensées, mais ils ne sont pas libres d'avoir une presse et des caractères d'imprimerie. La liberté de l'imprimerie, qui existe en Angleterre, en Amérique, en Belgique, en Suisse, dans tous les pays libres, n'existe pas en France. Il faut aussi que ces Français, si libres, aient un capital disponible, s'ils veulent publier un journal, qu'ils fournissent caution et qu'ils paient rançon : leur pensée, si libre, ne peut parcourir le monde que chargée d'un impôt qui lui rogne les ailes. Ils sont libres aussi de leurs personnes, ce qui ne les empêche pas de pouvoir être incarcérés préventivement et retenus en prison, pendant des années entières sans jugement et sans indemnité ; car il n'y a rien en France qui ressemble à l'habeas corpus des Anglais. Ils sont libres enfin de disposer de leur travail ; c'est-à-dire que, sous le nom de liberté d'industrie, ils sont libres d'être esclaves et libres de mourir de faim. Je ne trouve pas d'autre terme pour exprimer l'épouvantable esclavage sous lequel gémit, au nom de la liberté, l'immense majorité de la nation. Quand je pense que le salaire n'a pas augmenté monétairement depuis 89, et que les objets de première nécessité ont augmenté du quart au tiers ; que ce qui croît sans cesse, c'est le revenu net, concentré dans les mains de moins de deux cent mille propriétaires ; que le résultat de cette liberté d'industrie est que la France, pour n'avoir qu'un paupérisme à peu près égal à celui de l'Angleterre, est forcée de ne pas s'accroître plus que le Portugal et la Turquie ; que depuis un demi-siècle l'accroissement de cette France si libre ne s'est pas élevé à la moitié du terme moyen général de l'Europe ; et que si nous avons aujourd'hui quelques millions de population de plus qu'en 89, ce sont des millions de misérables ; quand je pense à cela, dis-je, et que je vois appeler liberté un mécanisme aussi spoliateur, aussi destructif de la nature humaine, et, on me permettra de le dire, aussi assassin, un mécanisme qui (et la chose est démontrée) a empêché de naître ou a fait mourir de misère depuis un demi-siècle plus du double de la population actuelle, je ne puis m'empêcher de penser que cette liberté sans organisation n'est que la liberté du mal.

Mais c'est sous le rapport religieux que cette lacune de liberté réelle, de liberté efficace, de liberté du bien, se manifeste peut-être avec le plus d'évidence. Là, en effet, la liberté du mal, la liberté du néant, se montre avec une exubérance, avec une amplitude qui ne connaît pas de bornes ; mais la liberté du bien est aussi exiguë, aussi nulle que possible. Les Français sont libres d'être athées, sceptiques, ignorants, superstitieux, livrés à toutes les plus viles croyances, libres d'adorer Mammon ou la Vénus impudique, et de ne pas connaître d'autre Dieu ; mais ils ne sont pas libres de rendre un culte au Dieu véritable.

Cette situation déplorable est la source principale de la corruption morale dont nous voyons les effets. Si tout se corrompt dans l'État, si la vénalité est à l'ordre du jour dans le monde officiel, si l'intérêt domine aujourd'hui et gouverne le plus grand nombre des hommes, si la vertu est tournée en ridicule, et le vice préconisé et exalté, comment voulez-vous qu'il en soit autrement ? Nulle pensée religieuse ne peut s'élever pour purifier le monde et dissiper l'orgie, pour rappeler les hommes au sentiment de leur dignité, de la dignité humaine.

Cette absence de tout culte véritable, de toute religion efficace, tient à deux causes, l'esprit des gouvernants et l'esprit des gouvernés.

D'un coté, les gouvernants sont incapables de conduire la société à son but, qui est l'unité religieuse et politique, l'association, l'organisation, la synthèse. Ils n'ont pas les lumières ni l'inspiration du cœur nécessaires pour cela ; ils sont mus par des instincts, et ne croient qu'à des instincts. Ils ne se considèrent pas et ne sont pas considérés comme des législateurs, mais comme des gendarmes qui maintiennent un certain ordre dans la société par des lois répressives de toutes sortes, des confiscations, des amendes, la prison, et l'échafaud. Ils ne craignent rien tant que la discussion de principes qui pourraient rendre aux hommes quelque courage, quelque noblesse, quelque élévation. Ils aiment mieux avoir à gouverner matériellement que spirituellement. Des athées leur conviendraient mieux à conduire que des hommes religieux ; mais ils aiment encore mieux l'indifférence en matière de religion. Il leur faut une apparence de culte pour gouverner. Ils trouvent cette apparence dans ce qu'ils nomment officiellement la religion de la majorité des Français, et ils s'en servent.

D'un autre côté, la France est, comme on dit, philosophe. Elle a passé à pieds joints sur le Protestantisme pour embrasser la Philosophie. Seulement la Philosophie tendait à un but, la constitution d'une unité religieuse ; la Philosophie était en germe une religion. La France ne le voit pas encore, elle s'égare dans le dédale de l'athéisme et du scepticisme. Est-il étonnant que ses gouvernants la traitent comme une nation de sceptiques indifférents, et qu'ils foulent audacieusement aux pieds la liberté des cultes, sans rien faire pour amener l'unité sociale et religieuse qui rendrait les sectes inutiles.

Il y a donc une sorte de compromis entre les gouvernants et les gouvernés pour anéantir ce qu'on a pourtant juré de concert.

La liberté des cultes n'existe réellement en France que pour cet ancien culte que nous appelions tout-à-l'heure, en parlant du degré de foi que nos gouvernants lui prêtent et de l'usage auquel ils l'emploient, une apparence.

La liberté des cultes, c'est la liberté du culte catholique, c'est la liberté des moines de toute espèce dont la restauration est aujourd'hui secrètement encouragée ou tolérée ouvertement par nos hommes d'État.

Jésus, parlant au nom de la vérité divine, a dit: « Partout où vous serez trois réunis en mon nom, je serai avec vous. » Que trois hommes se réunissent aujourd'hui au nom de la vérité divine, on les dissipera sous prétexte d'association politique. Mais on enverra à Rome un ambassadeur pour obtenir du général des Jésuites qu'il permette que l'on abrite les Jésuites contre l'opinion publique.

Pas de milieu pourtant, il faut qu'une religion nationale se constitue, ou que des sectes se constituent. Puisque vous faites de la France une succursale de l'Angleterre, peut-on dire à nos gouvernants, donnez-nous au moins la liberté anglaise !

Au lieu de crier contre les Jésuites, devrait-on dire à ceux qui vont chercher dans les annales de l'ancien régime des arrêts de proscription, ayez le courage de vos opinions. Si vous êtes catholiques, de quel droit trouvez-vous à redire à ce que le sacerdoce catholique approuve ? Comment, soumis au pape, pouvez-vous incriminer son infaillibilité ? Qui vous autorise à penser que ces Jésuites que vous repoussez ne soient pas utiles au salut de l'Église ? Connaissez-vous mieux ce qui intéresse l'Église que vos pasteurs ? Si, au contraire, vous n'êtes pas catholiques, osez donc le montrer en pratiquant un autre culte.

Sans doute les sectes sont un mal, et la liberté des cultes dont on a voulu faire un principe absolu n'a qu'une valeur temporaire. Mais tant que la société ne sera pas capable de se constituer religieusement, d'émettre son symbole, sa foi, ce principe sera légitime.

Les sectes sont aujourd'hui nécessaires précisément afin de faire disparaître cet esprit d'individualisme, cet esprit de scepticisme et d'athéisme qui divise la société en autant de religions qu'il y a d'individus, ou plutôt qui anéantit toute religion. Il faut des sectes afin que l'unité renaisse ; il faut des sectes pour procurer l'unité.

Le moment approche où quiconque conservera quelque trace de pudeur et de vertu devra revendiquer cette liberté des sectes, comme une imperfection sans doute, mais comme une imperfection nécessaire et comme l'arche de salut sans laquelle toutes les âmes périraient dans la dissolution morale dont nous avons sous les yeux le triste spectacle.

Ce n'est pas l'hypocrisie, en effet, qui peut nous sauver. Quiconque aujourd'hui sacrifie à l'hypocrisie, et, sous prétexte de ne pas aimer les sectes, pactise, à l'occasion des actes les plus solennels de sa vie, avec un culte qui n'a pas sa foi, commet un sacrilège, ment à Dieu et aux hommes, abuse de ce qu'il y a de plus saint, profane la vie même, se perd, et perd les hommes ses frères en leur donnant l'exemple du mensonge et de l'immoralité.

Ce qui peut nous sauver, c'est la foi, c'est la religion. Ce qui nous sauverait, ce serait l'unité religieuse. Ce qui nous sauvera, c'est la secte qui aimera l'unité au point d'être l'unité en germe ; c'est la secte qui réalisera la liberté, la fraternité, l'égalité.

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D'une Religion Nationale,
ou du Culte.

Les siècles avaient succédé aux siècles, et toujours l'homme s'était montré adonné à l'idolâtrie. Le Christianisme, venu après tant d'idolâtries, en avait encore été une. Les chrétiens avaient adoré le Verbe de Dieu dans un homme ; et, non contents d'adorer cet homme comme une incarnation de Dieu, ils avaient fait de sa mère, de ses apôtres, de ses martyrs, de ses saints, des espèces de dieux secondaires ; et un panthéon nouveau s'était substitué au panthéon du Polythéisme. Toujours, à la suite des sages, il s'était trouvé des imbéciles et des fripons qui avaient tourné la religion à la superstition et à l'idolâtrie. On leur avait montré le soleil matériel comme un symbole du Soleil divin, et ils avaient adoré le soleil matériel. On leur avait montré dans toute génération l'attrait de deux principes mystérieusement unis, et ils avaient adoré le lingam ; et les cultes orgiaques étaient sortis de là. Des sages leur avaient enseigné la doctrine de l'Idéal, et ils avaient adoré ces sages comme étant l'Idée même de Dieu incarnée. Enfin, au seizième siècle, après un combat long et acharné, le panthéon chrétien croula, et personne dans notre Occident ne sut plus comment adorer Dieu. Et pourtant les sectes ennemies continuaient à se déchirer les unes les autres. Alors, sous le nom de philosophes vinrent des hommes qui prêchèrent la tolérance, et qui, pour l'établir, arborèrent hardiment la négation de tout culte et de toute religion.

Ils ont dit : « Mieux vaut n'avoir pas de religion que d'en avoir une mauvaise et fausse. Or il est impossible à l'homme d'avoir une religion qui ne soit pas mauvaise et fausse ; car il lui est impossible d'être religieux sans superstition. De quelque façon qu'il s'y prenne, il se fera toujours des idoles. Comment lui serait-il donné de concevoir l'Être unique, universel, qui vit en chacun de nous et dans le monde ? L'énigme du sphinx de Saïs sera toujours une énigme. Dieu est celui qui est, qui a été, qui sera ; mais jamais personne ne lèvera le voile qui le couvre. Toujours donc les hommes, au lieu de Dieu, adoreront des images fausses de Dieu, des ouvrages de Dieu ou de leurs propres mains, des astres, des pierres, des plantes, des animaux, des hommes. Toute religion sera une idolâtrie. »

Et, ayant ainsi dit, ces philosophes se levèrent, le cœur plein d'un mouvement religieux alors même qu'ils combattaient toute religion, et ils s'écrièrent : « Soyons athées, et que tout peuple après nous soit athée ! »

Révolution Française, sainte Révolution, la plus grande que l'esprit de Dieu ait jamais inspirée, c'est ainsi que, par zèle religieux, tu proclamas l'athéisme. Car j'appelle athéisme aussi bien ce théisme vague et sans métaphysique qui admet un Dieu, mais un Dieu hors de nous, hors du monde, un Dieu tout semblable aux dieux d'Épicure, trop haut placé qu'il est dans les sphères célestes pour s'occuper des mouvements de notre âme, que cet athéisme franc et non déguisé qui proclame, pour cause première et unique de tous les phénomènes, la matière et le mouvement. Quel rapport, en effet, peut-il y avoir entre nous et la Divinité, telle que les théistes du dix-huitième siècle la conçoivent ? Ne disent-ils pas eux-mêmes qu'il est absurde de supposer aucune communication entre l'homme, être fini et semblable à toutes les autres créatures, et cet Être incompréhensible qu'ils veulent bien reconnaître au-dessus de tous les êtres ? Autant donc vaut n'y pas penser, à ce Dieu ; autant vaut l'oublier, oublier qu'il existe.

Oui, il faut bien le reconnaître, à la suite du Protestantisme et de la Philosophie, nous sommes devenus athées. Quand Bayle osa le premier poser ce problème : « Vaut-il mieux un peuple athée qu'un peuple idolâtre, et ne serait-il pas meilleur que les hommes n'eussent aucune religion que d'en avoir une fausse, » Bayle fut obligé de convenir que jamais jusque là peuple n'avait existé sans religion et sans culte. Mais l'hypothèse de Bayle, est maintenant réalisée, ou près de l'être ; nous sommes à la veille d'être un peuple athée.

Qui peut penser, en effet, que les débris de Christianisme qui se montrent encore au milieu de nous puissent subsister long-temps ? Déjà toute la partie éclairée de la nation vit dans l'irreligion ; la masse entière suivra. Le temps arrivera donc où un peuple existera qui ne connaîtra pas de Dieu, et ne rendra aucun hommage, aucun culte à la Divinité.

Mais vraiment sommes-nous un peuple ? et surtout serions-nous un peuple, si nous continuions à pousser cette décadence jusqu'au bout, et à laisser crouler les vieux restes de religion et de culte qui se débattent en vain contre leur mort prochaine, sans penser à remplacer la foi qui va nous manquer par une foi nouvelle, aussi vraie et aussi solide que celle-là est fausse et déjà éteinte dans nos cœurs ? Qu'est-ce qu'un peuple, en effet, et à quelles conditions une agrégation d'hommes est-elle un peuple ? Est-il possible à une nation d'avoir le sentiment de la patrie sans une croyance religieuse, des lois civiles véritables sans loi religieuse ? peut-elle savoir ce que c'est que morale sans dogme religieux ? peut-elle connaître la justice et corriger ses coupables sans religion ? peut-elle élever ses enfants sans religion ? ses citoyens peuvent-ils vivre autrement que d'une vie matérielle, s'ils n'ont point de communication religieuse entre eux, s'ils n'ont point de culte ? Une république, en un mot, où aucune notion de la Divinité n'est reconnue, peut-elle être autre chose qu'une triste et épouvantable anarchie ? Voilà les questions que je me vois forcé d'examiner au début de cet écrit.

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Chapitre I.

Un peuple peut-il exister sans religion et sans culte.

Je viens de dire dans quel but Bayle exposa, à la fin du dix-septième siècle, son célèbre paradoxe d'un peuple athée. Il fallait jeter de l'eau, sur cette rage de persécution qui avait ensanglanté l'Europe pendant deux cents ans, et qui régnait encore aussi violente et aussi absurde chez les protestants que chez les catholiques. Bayle rendit donc un grand service en poussant, comme il le fit, à l'indifférence religieuse, et en accoutumant les esprits à considérer l'athéisme sans aucune horreur. Mais son paradoxe n'a pas pour cela plus de vérité ni d'importance qu'il ne lui en donnait lui-même. Au fond, Bayle n'a jamais soutenu que l'athéisme fût l'état normal d'une nation. Loin de là, il répète plusieurs fois que ce qui arriverait d'un tel peuple est un grand problème : « Si l'on regarde, dit-il, les athées dans la disposition de leur cœur, on trouve que, n'étant ni retenus par la crainte d'aucun châtiment divin, ni animés par l'espérance d'aucune bénédiction céleste, ils doivent s'abandonner à tout ce qui flatte leurs passions. C'est tout ce que nous pouvons en dire, n'ayant point les annales d'aucune nation athée[1]. » Et plus loin : « N'en déplaise à Cardan, une société d'athées, incapable qu'elle serait de se servir des motifs de religion pour se donner du courage, serait bien plus facile à dissiper qu'une société de gens qui servent des Dieux ; et quoique Cardan ait quelque raison de dire que la croyance de l'immortalité de l'âme a causé de grands désordres dans le monde par les guerres de religion qu'elle a excitées de tout temps, il est faux, même à ne regarder les choses que par des vues de politique, qu'elle ait apporté plus de mal que de bien, comme il le voudrait faire accroire[2]. »

Que voulait donc Bayle ? Il voulait uniquement dire à ses contemporains : « J'aimerais mieux un peuple d'athées que des fanatiques comme vous. J'aimerais mieux des gens sans aucune religion que des hommes qui brûlent leurs adversaires comme François 1er ou Calvin, qui assassinent un peuple entier comme on fit à la Saint-Barthélemy, qui ordonnent des dragonnades ou qui chassent de la patrie commune deux cent mille de leurs frères comme Louis XIV. »

Voilà les horreurs qui révoltaient l'âme de Bayle ; et c'est contre elles que son esprit organisait ses paradoxes. S'il avait admis la nécessité d'une religion pour un État, il lui eût semblé que toutes les conséquences qui le faisaient frémir venaient nécessairement à la suite d'une pareille concession. L'idée que la liberté de conscience, la liberté de penser, la liberté d'écrire, la liberté pour chacun de rendre à Dieu tel culte intérieur et individuel que nous voulons, puisse s'accorder avec une religion collective et un culte national, n'avait pas même encore germé dans le monde ; c'est à peine aujourd'hui si on comprend cette possibilité. Et, en effet, une telle liberté individuelle était incompatible avec le Christianisme. Les papes l'avaient bien montré par l'inquisition ; les protestants eux-mêmes l'avaient également montré par leurs atroces persécutions de Genève, d'Angleterre, et de Hollande. Tant, donc, que Religion et Christianisme seraient la même idée, tant que la religion consisterait à croire à une foule de points auxquels l'esprit humain ne pouvait plus croire, tant que nier ces points incroyables serait une rébellion contre la société et une action aussi damnable aux yeux de la loi civile qu'aux regards de la loi religieuse, il était évident que concéder la nécessité d'une religion dans un État, c'était concéder toutes les persécutions et toutes les fureurs réciproques des sectes religieuses qui depuis deux cents ans se battaient et s'égorgeaient en Europe. Bayle ne voulut pas faire cette concession. Il soutint donc que la religion n'a aucune influence sur les actions des hommes ; que les hommes n'agissent pas selon leurs principes ; qu'ils se conduisent uniquement d'après certaines passions qui règnent constamment dans tous les pays et dans tous les siècles ; que « l'ambition, l'avarice, l'envie, le désir de se venger, l'impudicité, et tous les crimes qui peuvent satisfaire ces passions, se voient partout ; que le Juif et le Mahométan, le Turc et le Maure, le Chrétien et l'Infidèle, l'Indien et le Tartare, l'habitant de la terre ferme et l'habitant des îles, toutes ces sortes de gens, qui dans le reste ne conviennent, pour ainsi dire, que dans la notion générale d'hommes, sont si semblables à l'égard de ces passions, que l'on dirait qu'ils se copient les uns les autres[3]. » Il soutint enfin que « le véritable principe des actions des hommes n'est autre chose que le tempérament, l'inclination naturelle pour le plaisir, le goût que l'on contracte pour certains objets, le désir de plaire à quelqu'un, une habitude gagnée par le commerce de ses amis, ou quelque autre disposition qui résulte du fond de notre nature en quelque pays que l'on naisse et de quelques connaissances que l'on nous remplisse l'esprit[4]. » La religion étant aussi peu nécessaire et aussi peu efficace pour nous diriger dans la vie, il ne restait d'elle aucun bien, il ne restait que le mal. Elle servait uniquement à diviser les hommes, à les armer les uns contre les autres ; et c'est ainsi que Bayle préférait, disait-il, un peuple d'athées à un peuple de croyants.

Voilà comment, pour établir la paix et la tolérance, Bayle fut conduit à ce paradoxe, si souvent répété après lui, que la religion n'était pas nécessaire aux sociétés humaines, qu'elle ne changeait pas le cœur de l'homme, et par conséquent ne pouvait faire aucun bien, mais qu'elle avait souvent fait beaucoup de mal.

Montesquieu a essayé de réfuter les sophismes de Bayle ; voici ce qu'il en dit : « Bayle a prétendu prouver qu'il valait mieux être athée qu'idolâtre, c'est-à-dire, en d'autres termes, qu'il est moins dangereux de n'avoir point du tout de religion que d'en avoir une mauvaise. J'aimerais mieux, dit-il, que l'on dît de moi que je n'existe pas, que si l'on disait que je suis un méchant homme. Ce n'est qu'un sophisme, fondé sur ce qu'il n'est d'aucune utilité au genre humain que l'on croie qu'un certain homme existe, au lieu qu'il est très utile que l'on croie que Dieu est. De l'idée qu'il n'est pas, suit l'idée de notre indépendance, ou, si nous ne pouvons pas avoir cette idée, celle de notre révolte. Dire que la religion n'est pas un motif réprimant parce qu'elle ne réprime pas toujours, c'est dire que les lois civiles ne sont pas un motif réprimant non plus. C'est mal raisonner contre la religion, de rassembler dans un grand ouvrage une longue énumération des maux qu'elle a produits, si l'on ne fait de même celle des biens qu'elle a faits. Si je voulais raconter tous les maux qu'ont produits dans le monde les lois civiles, la monarchie, le gouvernement républicain, je dirais des choses effroyables. Quand il serait inutile que les sujets eussent une religion, il ne le serait pas que les princes en eussent, et qu'ils blanchissent d'écume le seul frein que ceux qui ne craignent pas les lois humaines puissent avoir. Un prince qui aime la religion et qui la craint est un lion qui cède à la main qui le flatte ou à la voix qui l'apaise ; celui qui craint la religion et qui la hait est comme les bêtes sauvages qui mordent la chaîne qui les empêche de se jeter sur ceux qui passent ; celui qui n'a pas du tout de religion est cet animal terrible qui ne sent sa liberté que lorsqu'il déchire et qu'il dévore. La question n'est pas de savoir s'il vaudrait mieux qu'un certain homme ou qu'un certain peuple n'eût point de religion que d'abuser de celle qu'il a, mais de savoir quel est le moindre mal, que l'on abuse quelquefois de la religion, ou qu'il n'y en ait pas du tout parmi les hommes[5]. »

Voilà de belles paroles, sans doute, et pleines de majesté ; mais j'avoue que cette réfutation ne me satisfait guère. Ne sentez-vous pas, en effet, au fond de toutes ces paroles, que Montesquieu est lui-même atteint du même mal que Bayle, l'incrédulité ? Car comment défend-il l'idée que la religion est nécessaire ? Par l'argument de son utilité ; et encore combien cette utilité, à ses yeux, est restreinte !

La religion, pour Montesquieu comme pour Bayle, est tout-à-fait en dehors des lois civiles. Il y a les lois civiles d'un côté, et la religion de l'autre : deux domaines complètement séparés et n'ayant entre eux nul rapport. La différence est que Bayle soutient que les lois civiles suffisent, ou qu'elles doivent se suffire à elles-mêmes, tandis que Montesquieu appelle la religion au secours des lois civiles ; mais ce n'est qu'un appui extérieur qu'il demande à la religion. Il la reconnaît d'une utile assistance, et voilà tout. Il est très utile, dit-il, que l'on croie que Dieu est ; car, de l'idée qu'il n'est pas, suit l'idée de notre indépendance ou de notre révolte. Ainsi la religion sert à Montesquieu à enchaîner les hommes à l'obéissance des lois ; voilà le service principal qu'il en attend. Si les hommes n'avaient aucune religion, ils se révolteraient, ils risqueraient d'être ingouvernables ; il est donc bon qu'ils en aient. C'est ainsi que Voltaire, au même temps, se laissait aller à écrire :

Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.

Montesquieu soutient donc contre Bayle que la religion prête main-forte aux lois, en accoutumant le genre humain à l'obéissance, à la subordination, à la dépendance. Mais il soutient aussi qu'elle sert également à contenir dans de certaines bornes les rois et tous ceux que les lois civiles ne pourraient pas aisément atteindre. Sous ce rapport, il trouve que la religion est encore d'une utile assistance pour la législation. Il est, dit-il, très utile que les princes aient de la religion ; et il fait là-dessus de magnifiques figures. Enfin il soutient que si les religions ont produit de grands maux, elles ont aussi produit de grands biens, et il veut qu'on oppose les uns aux autres pour pouvoir porter un jugement équitable : voilà toute son apologie.

Combien cette apologie est incomplète et insuffisante ! Si la religion, en effet, n'est qu'utile, il ne s'ensuit en aucune façon qu'elle soit nécessaire. Et si elle n'est pas nécessaire, mais seulement utile, il est évident que, du moment où le problème traité par Bayle et Montesquieu a été posé, toute religion doit disparaître de la terre. Car on n'ira pas, certes, croire en Dieu parce qu'il est utile d'y croire ; on ne se fera pas une foi religieuse uniquement pour se rendre plus souple au joug des lois civiles ; les princes n'embrasseront pas complaisamment une croyance afin de n'être pas des tigres démuselés ; et les hommes sages chercheront à museler ces mêmes princes autrement qu'en se chargeant eux-mêmes d'erreurs et de superstitions. Voilà la seule conséquence de l'apologie que Montesquieu fait de la religion, conséquence directement contraire au but qu'il se propose.

Il me semble que ni Bayle ni Montesquieu n'ont compris la question à fond. Il ne s'agit pas de savoir si la religion est utile ou non, si les religions diverses qui se sont succédées sur la terre ont été plus fécondes en maux qu'en biens, ou réciproquement ; il s'agit de savoir si la religion est ou n'est pas nécessaire, si l'homme peut vivre sans religion, si par conséquent un peuple quelconque peut subsister sans religion.

Si l'on voulait décider cette question par l'histoire, ce serait trop facile. Nous n'avons, comme dit Bayle, les annales d'aucune nation athée ; et même lorsqu'une nation a passé momentanément par une sorte d'athéisme pareil à celui où nous sommes maintenant, on l'a toujours vue conserver un respect de convention pour son culte antérieur, signe évident que la religion est nécessaire. À l'origine, chez tous les peuples du monde, nous trouvons la législation si intimement unie à la religion, qu'elle semble en être uniquement un corollaire et en dépendre. Partout les lois civiles sont nées et ont grandi au sein des dogmes religieux. Tous les anciens codes commencent par des dogmes de ce genre ; tous les peuples ont débuté dans leur législation comme le poète dans ses chants : Ab Jove principium. Cela est trop évident pour l'Inde dont le Code s'ouvre par une genèse, et embrasse à la fois les devoirs religieux, les devoirs de famille, et les devoirs particuliers des différentes castes sous le rapport civil et politique. Il est trop connu que tout, chez les Indiens, dérive directement de la métaphysique religieuse contenue dans les Védas. La législation n'est, chez ce peuple, qu'une conséquence des idées qui y règnent sur la Divinité et la vie éternelle. Cela est encore trop évident de l'Égypte, où la religion était si intimement unie au gouvernement, qu'on a appelé ce gouvernement une théocratie, quoiqu'il y eût là, comme dans l'Inde, des rois et une caste militaire distincte de la caste sacerdotale. Nous retrouvons la même intimité de la religion et des lois chez les Chaldéens et les Perses. Nous la retrouvons chez les Celtes et les Gaulois. La même chose est certaine des Grecs, qui, suivant toutes les traditions, ont été primitivement civilisés par le moyen d'institutions religieuses. Il en est encore de même des Romains, qui font de leur Numa un législateur à la fois religieux et politique. La Bible est un monument si connu, qu'il est inutile de parler des Juifs. Ce que Moïse avait fait pour une partie de la race arabe, Mahomet l'a recommencé, après bien des siècles, pour une autre partie de cette race : la loi religieuse, chez les Mahométans, a engendré tout le code civil. Enfin notre Occident lui-même, où, pour la première fois dans le monde, on a essayé de mettre en avant, d'une manière nette et radicale, la distinction de la loi civile et de la loi religieuse, notre Occident n'a-t-il pas emprunté, sinon toutes ses lois, du moins une grande partie de ses lois et en général l'inspiration et la consécration de ses lois aux dogmes du Christianisme ? Après l'invasion barbare, le droit canonique n'a-t-il pas été le droit prédominant en Europe ? et lors même qu'à la Renaissance l'ancien droit romain est venu prêter son appui aux laïques contre le clergé, les prémisses posées par le Christianisme n'ont-elles pas toujours prédominé dans la législation, et n'ont-elles pas servi à modifier et à diriger les applications qu'on a faites de ces lois ? Partout donc, et sans aucune exception, le droit a été religieux, empreint d'une foi religieuse, dominé par une croyance supérieure aux questions mêmes du droit. Je ne vois à cette règle aucune exception. C'est en vain que Voltaire a cherché d'un œil curieux s'il ne pourrait pas découvrir quelques traces d'une législation primitive d'où la Divinité fût absente. Après avoir bien cherché, le grand incrédule crut un jour avoir trouvé une exception ; et il exalta, au-dessus de Moïse, de Jésus, et de tous les législateurs, deux disciples de Pythagore, Charondas qui rédigea des lois pour une cité grecque d'Italie, et Zaleucus, le législateur des Locriens. Ceux-là, dit-il, ceux-là du moins ne se sont pas donnés comme des inspirés, comme des révélateurs ; ils se sont contentés de parler au nom de la raison. Il est bien vrai que Charondas et Zaleucus ne se sont pas donnés pour des révélateurs ; mais, ils n'en ont pas moins légiféré au nom de Dieu, ils n'en ont pas moins donné pour base à la législation la religion. Stobée nous a conservé le préambule des lois de Charondas et celui des lois de Zaleucus. L'un commence ainsi : « Invoquez l'Être Suprême avant de délibérer et d'agir ; c'est Dieu qui est la cause première de tout bien. Evitez l'injustice, afin d'être en harmonie avec Dieu. » La déclaration de Zaleucus est plus explicite encore : « Tous ceux qui habitent la ville et le pays doivent reconnaître l'existence des Dieux. La vue du ciel et de l'univers, l'ordre admirable de la nature, indiquent la présence du grand Être qui les a organisés. Le monde n'est pas l'ouvrage de l'homme, et encore moins du hasard. Puisqu'il y a des Dieux, il faut les adorer et les honorer, comme les auteurs de tous les biens qui nous arrivent. Il suit de là que chacun doit veiller pour conserver son âme pure et sans tache ; car l'Être Suprême n'est point honoré par la prière du méchant. L'homme qui veut être chéri des Dieux s'efforcera donc d'être bon en pensées et en actions, etc. » Que Voltaire conclue de ces deux exemples qu'une législation peut avoir prise sur les hommes indépendamment de toute imposture ou de toute illusion, à la bonne heure ; l'exemple du Confucianisme à la Chine prouve également cette vérité. Ces trois exemples démontrent incontestablement qu'une religion peut exister et faire son œuvre civilisatrice indépendamment de l'idée d'une révélation spéciale. Mais c'est une grande erreur de ne pas voir là de religion parce qu'il n'y a pas de révélateur, parce que le législateur ne se dit pas inspiré autrement que tous les autres hommes ; parce qu'il ne prétend pas qu'un ange ou Dieu lui a parlé, et parce qu'on ne raconte pas de lui des miracles. Ce que je trouve, au contraire, de plus beau dans ces exemples de Confucius, de Zaleucus et de Charondas, c'est que les institutions de ces législateurs ont été des religions au même titre que les autres religions ; c'est qu'elles prouvent qu'une religion peut exister et servir de base à une législation, indépendamment de l'erreur commune qui a fait considérer comme des émanations divines, comme des présents miraculeux du ciel, la religion des Védas ou celle de la Bible, de l'Évangile ou du Coran.

En résumé donc, on ne trouve aucune société importante qui ait été jusqu'ici sans religion et sans culte. On a parlé quelquefois de peuples chez lesquels les voyageurs n'avaient découvert aucune marque extérieure de religion ; mais d'abord il faut remarquer que cela se réduit à cinq ou six peuplades, tant de l'ancien que du nouveau monde, lesquelles ne formaient point de sociétés nombreuses ni étendues. Ensuite les rapports mêmes des voyageurs qui en parlent sont fort incertains, et il est probable qu'ils ont mal observé. D'ailleurs que signifient quelques sauvages mis en parallèle avec le genre humain. Les nations les moins civilisées ont un culte grossier, mais elles ont un culte. Partout où l'Islamisme n'a pas pénétré en Afrique, on a trouvé le Fétichisme. Quand on a découvert l'Amérique, on a trouvé des religions. Enfin, dans quelque temps et dans quelque pays qu'on se transporte, on y trouve des autels, des sacrifices, des fêtes, des cérémonies religieuses, des prêtres, des temples, ou des lieux consacrés publiquement et solennellement à la Divinité. Ce sont des superstitions, direz-vous. Qu'importe ? Je vous dis que l'homme a un besoin naturel de religion et de culte, et qu'il est religieux par nature comme il est raisonnable et sociable par nature, ou plutôt encore qu'il est religieux parce qu'il est raisonnable ; et je suis sûr que telle est la nature de l'homme, puisque partout où une société s'est trouvée, une religion s'est aussi trouvée. L'erreur des cultes divers ne fait rien ici. Toutes les législations humaines n'ont-elles pas été erronées, imparfaites, et jusqu'à un certain point grossières ? mais elles prouvent le besoin de lois. Et de même les superstitions et les idolâtries prouvent le besoin naturel à l'homme de religion et de culte.

Il y a une seconde manière de se convaincre de cette vérité. C'est de se demander, indépendamment des leçons de l'histoire et de la géographie, si l'on peut concevoir comment l'idée de la justice et du droit se serait établie parmi les hommes sans l'idée religieuse, et comment elle s'y maintiendrait sans cette même idée. En faisant ce raisonnement, on arrive à l'instant même à reconnaître, non pas seulement, comme Montesquieu, que la religion a été et est utile pour l'établissement et le maintien des lois civiles, mais, comme Cicéron, que la religion a été et est nécessaire pour engendrer et maintenir le droit parmi les hommes. « Otez la piété, la sainteté, la religion, dit ce grand homme, quelle perturbation de la vie, quelle confusion, quel chaos ! En vérité, je ne sais si la piété envers la Divinité enlevée, il peut subsister parmi les hommes quelque bonne foi, si toute société n'est pas détruite, et s'il reste aucun principe à la justice, la plus excellente de toutes les vertus[6]. » Ailleurs il nous apprend que c'était le sentiment des Platoniciens, des Stoïciens, et de tous les sages de l'antiquité, que « la loi n'a point été une invention de l'esprit humain, ni un règlement établi par les différents peuples, mais quelque chose d'éternel, c'est-à-dire, une manifestation de la sagesse de Dieu dans le gouvernement du monde ; que la loi, ainsi conçue est non seulement aussi ancienne, que tout peuple et que le genre humain lui-même, mais qu'elle est co-éternelle au Dieu qui gouverne le ciel et la terre ; qu'elle n'a pas commencé à être une loi quand on l'a écrite, mais qu'elle était loi dès sa naissance, et qu'elle a pris naissance avec la pensée divine ; en un mot, que la loi véritable, la loi qui légitimement ordonne et défend, n'est autre que la droite raison du grand Jupiter[7]. » S'il faut ainsi remonter à la raison divine pour trouver un fondement à la loi, si les recherches sur l'origine et la nature du droit parmi les hommes entraînent nécessairement à chercher la sanction de ce droit dans la volonté souveraine qui gouverne le monde, comment échapper à la nécessité de la religion ? Loin que le droit puisse se passer de la religion, il se trouve en dépendre de toutes manières, puisque la connaissance des modifications que le droit humain doit successivement subir n'est que l'image et le reflet successif des formes diverses que la sagesse de Dieu veut faire régner sur la terre.

Voilà dix-huit siècles que Cicéron résumait, dans les termes que nous venons de citer, les opinions des Platoniciens, des Stoïciens, et de tous les sages de l'antiquité, les Épicuriens seuls exceptés, sur la nature et l'origine du droit. N'est-ce pas encore de la même façon qu'il faudrait résumer aujourd'hui tout ce qu'ont pensé les philosophes modernes qui ont le plus profondément réfléchi sur cette matière ? Otez les Épicuriens modernes, supprimez Hobbes, Machiavel, Helvétius et Bentham, quel est le philosophe, depuis dix-huit siècles, qui n'a pas fait sortir le droit de la connaissance de Dieu, les uns s'élevant seulement à l'idée métaphysique du juste, les autres joignant à cette idée celle d'un gouvernement du monde par la divine Providence ? Demandez à Leibnitz ce que c'est que le droit, il vous répondra que « si l'on veut donner une idée pleine de la justice humaine, il faut la tirer de la justice divine, comme de sa source[8]. » Interrogez Vico, il vous dira que « la jurisprudence est la connaissance véritable des choses divines et humaines, » et « qu'il a fait tous ses efforts pour tirer les principes de la jurisprudence de la véritable connaissance de la nature humaine, laquelle a son origine dans le vrai Dieu[9]. » Est-ce que le droit, dans Grotius même, n'est pas considéré comme la réalisation de la vraie religion, c'est-à-dire du Christianisme comme l'entendait Grotius ? Enfin, si Hobbes, Hume et Jérémie Bentham ont plaidé, d'une manière nouvelle, la cause de l'instabilité de la morale et soutenu la théorie de la convention en matière de droit, n'ont-ils pas trouvé des esprits plus vigoureux et plus sains pour leur répondre ? N'ont-ils pas suscité et Cudworth, et Richard Price, et Kant ? Trouvez donc maintenant, comme dit Cicéron, un principe à la justice, si vous ôtez la religion !

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Chapitre II.

Suite. - Du scepticisme.

Mais laissons ces sortes de démonstrations, malgré qu'elles aient toujours paru solides aux sages. Supposons que ni la tradition, qui nous montre partout la religion en honneur, ni la métaphysique, qui rattache la société humaine au gouvernement de Dieu lui-même, ne prouvent absolument rien. Admettons que le genre humain peut désormais ne pas se ressembler, sur ce point, qu'il peut en venir à dépouiller la religion comme le lange de sa première enfance, et, revêtant enfin la robe virile, se montrer aussi complètement athée qu'il a été autrefois dévot et superstitieux. Admettons encore qu'il soit possible de fonder le droit et la justice sans leur donner l'appui d'aucun dogme religieux. Cela ne s'est jamais vu ; n'importe, il y a, comme on dit, commencement à tout. Plusieurs penseurs du dernier siècle n'ont-ils pas proposé de donner pour base à la société la sensation et le principe de l'intérêt bien entendu ? Pourquoi de l'égoïsme de chacun ne sortirait-il pas l'équité, et pourquoi les conventions réciproques de ces égoïsmes individuels ne produiraient-elles pas une société sans modèle jusqu'ici dans le monde ? Admettons tout cela, dis-je, et voyons si réellement un pareil peuple pourrait subsister.

Remarquez que, pour que cette supposition soit réalisée, il faut que ce peuple se conserve dans un état de parfaite indifférence à l'égard de toute religion, sans que ses citoyens inclinent vers aucun dogme, vers aucune théologie, restant sur toute question religieuse dans une sorte d'ignorance et de quiétude semblable à celle où l'enfance est d'abord plongée. Il faut cela, dis-je ; car si les citoyens qui composent ce peuple se font chacun une religion, ou se rattachent à d'anciennes religions et se divisent en sectes, ce n'est plus là le peuple athée dont nous parlons. C'est un amalgame de dévots ou de superstitieux qui suivent des drapeaux différents ; c'est un composé de plusieurs Églises. Il n'y a pas, à la vérité, un peuple unitairement religieux ; mais il y a plusieurs peuples religieux dans un seul. Le résultat ressemble de tous points à ce que nous voyons aujourd'hui en Angleterre, en Amérique, en Allemagne, en France.

Il ne faut pas non plus, pour notre supposition, qu'un athéisme formulé et positif soit proclamé et enseigné chez cette nation ; car un tel athéisme serait encore une religion. Supposons que les athées de la fin du dernier siècle, Lalande, Naigeon, Dupuis, etc., fussent parvenus à populariser et à établir leur système ; un tel système une fois adopté eût été une religion. La loi civile serait devenue nécessairement la conséquence de cette croyance ; les mœurs, les habitudes, les arts, se seraient modelés sur elle ; l'éducation aurait été réglée par elle ; enfin tout serait tombé sous l'empire de cet athéisme formulé, et l'on serait rentré par là dans l'ornière d'où l'on s'imaginait sortir. On aurait eu une religion, la pire sans doute et la plus absurde de toutes ; mais enfin c'eût été une religion.

Il faut donc, pour l'hypothèse que nous avons faite, supposer qu'un peuple puisse être composé d'hommes complètement indifférents à toute question religieuse. Or cela est-il possible ? Empêcherez-vous les hommes d'être des hommes, c'est-à-dire des êtres raisonnables ? Et comment, étant raisonnables, exerceront-ils leur raison, sans que de tous côtés les problèmes religieux ne viennent les assaillir ?

Je fais, je l'avoue, des efforts inutiles pour concevoir comment un homme pourrait vivre absolument privé de religion, et complètement indifférent à toute question religieuse. Un tel homme, ce n'est pas un homme ; c'est une brute. Tout absorbé qu'un homme soit par ses passions, il est impossible que ces passions ne lui laissent pas de temps en temps du relâche, et ne lui apportent pas des enseignements. La mort, dans tous les cas, en frappant autour de lui les êtres auxquels il s'attache, et la vieillesse, et les regrets, et les souvenirs de la vie passée, se chargeraient de l'instruire ; ou plutôt toutes nos passions, avec leurs revers et leurs chutes, ne semblent faites que pour nous dessiller les yeux et tourner nos regards à l'horizon infini. Je défie l'athée le plus intrépide de ne pas s'interroger sur le problème de la vie éternelle, s'il vient à perdre sa maîtresse ou son enfant.

Il n'y a donc, pour que notre supposition soit réalisée, qu'un moyen : c'est que les hommes, ne pouvant pas être indifférents soient sceptiques ; qu'ils se posent les questions religieuses, puisqu'ils ne peuvent pas faire autrement que de se les poser, mais qu'ils se gardent soigneusement de toute espèce de solution. Ainsi, de notre hypothèse primitive nous passons à une autre hypothèse, savoir celle-ci : Un peuple composé d'hommes éclairés sur les questions religieuses, et sollicités par leur raison comme par leur cœur de se faire une croyance, mais cependant systématiquement sceptiques, peut-il exister, et se maintenir long-temps dans ce doute absolu et universel ? Cette nouvelle hypothèse me paraît aussi évidemment absurde que la première.

Qu'il y ait dans l'histoire des époques où une classe dans un peuple a pu se montrer ainsi faite, cela est certain ; et nous sommes nous-mêmes comme je l'ai déjà dit, un exemple remarquable de ces phases de scepticisme. Mais ces époques ont toujours été en même temps des époques de renaissance. À peine la première génération de sceptiques avait-elle rendu le dernier soupir, qu'une génération de croyants commençait à apparaître. À Rome le scepticisme envahit tout sous Auguste, à la fin des guerres civiles, et Jésus naquit sous Tibère. De plus, comme je l'ai déjà dit aussi, on a toujours vu, à ces époques d'incrédulité, les anciennes religions protégées par les politiques et entourées par eux d'un respect hypocrite, ce qui est un grand signe. Les États, sentant ces colonnes leur manquer, s'épouvantent et cherchent à les solidifier, afin de s'y tenir. C'est qu'en effet le scepticisme systématique n'est pas supportable pour un peuple. Qu'un certain nombre d'hommes s'amusent à ce jeu d'esprit qui consiste à poser des questions et à ne pas vouloir de réponses, cela se conçoit. Que les heureux du monde, les gens de loisir, les riches, les puissants, se plaisent à s'exercer dans l'incrédulité et dans le doute, comme des athlètes dans un gymnase ou des acteurs sur un théâtre, cela peut être pour eux une comédie divertissante ; mais les simples de cœur, et tous ceux qui travaillent et qui souffrent, trouvent ce jeu-là au-dessus de leurs forces. Qu'arrive-t-il donc ? Les plus éclairés parmi les dominateurs finissent par comprendre que la masse des hommes ne peut pas être sceptique comme eux ; ils voient d'ailleurs clairement que leur propre intérêt et leur sûreté exigent que le besoin religieux ait satisfaction chez le peuple ; et c'est alors qu'on proclame à la fois que la religion n'est faite que pour le peuple, et qu'elle est pourtant indispensable et nécessaire. Les sceptiques prennent un masque, et se font comédiens de religion pour le peuple, comme ils sont comédiens d'irreligion entre eux. De là, une réaction hypocrite contre l'esprit philosophique et novateur. Ces moments de la vie d'une nation où ce que l'on appelle la haute classe est pourrie d'incrédulité et se fait ostensiblement dévote par politique et par intérêt, où elle ridiculise, dédaigne et persécute l'esprit religieux régénérateur, en même temps qu'elle voudrait redoubler sur les yeux du peuple le voile des anciennes superstitions, ces époques, dis-je, sont les plus tristes et les plus douloureuses de la destinée des nations.

Le scepticisme le plus étendu qui puisse se répandre chez un peuple a donc toujours des bornes très étroites : il y a mille raisons pour cela ; et la première, c'est que les hommes de loisir se voient à peine atteints de cette maladie, qu'ils font tous leurs efforts pour empêcher la contagion de s'étendre aux classes inférieures. Qu'arrive-t-il donc nécessairement, même alors que l'incrédulité règne dans les sommités d'une nation ? C'est que les bases de cette nation, le peuple, suit par habitude la vieille religion, ou qu'au besoin il se passionne pour toutes sortes de sectes et de systèmes. Alors une foule d'opinions diverses circulent chez ce peuple, et réunissent des groupes plus ou moins nombreux d'adhérents. Des religions tronquées s'y voient de toutes parts, et s'agitent dans une effroyable confusion, comme ces monstres par lesquels, suivant Épicure, le monde avait dû commencer. Dès lors, ce n'est plus encore le peuple athée que nous avons supposé ; notre supposition est encore une fois détruite. Nous avons un peuple composé de citoyens religieux à divers degrés, de superstitieux et de sages, de dévots, d'imbéciles, de fripons qui exploitent la crédulité ; mais nous n'avons plus un peuple d'athées.

Admettons cependant, pour notre dernière hypothèse (car il n'y en a plus à faire après celle-là), admettons que tous les efforts des sceptiques de la classe supérieure pour empêcher l'incrédulité de se répandre soient inutiles, que le peuple tout entier vienne à s'éclairer, qu'il se fasse douteux et sceptique comme ses maîtres ; qu'arrivera-t-il ? Ce peuple de docteurs s'appliquera-t-il à éterniser le doute ? proclamera-t-il à jamais le scepticisme ? Oh ! non (et ceci est un phénomène infiniment remarquable) : d'un peuple entier parvenu à ce point, il sortirait nécessairement, non pas le scepticisme, mais l'affirmation la plus positive, le dogmatisme, la foi.

C'est que Dieu est ici, Dieu qui a mis la certitude dans le rapprochement des hommes : Vox populi, vox Dei.

 

Douter ! qu'est-ce que douter ? C'est opposer une vérité à une autre, c'est peser deux opinions, c'est passer de l'une à l'autre ; c'est soutenir successivement deux propositions contraires, c'est y croire successivement. Or je conçois qu'un certain nombre d'hommes, à certaines époques, se détachent des opinions reçues par amour pour la vérité, et se mettent à douter. Ils sont seuls, le peuple n'est pas avec eux, ils ne peuvent pas le consulter ; où prendraient-ils leur certitude ? Ils prennent leur parti cependant, ils ne consultent que leur conscience ; ils opposent des opinions nouvelles aux opinions reçues ; mais ils n'ont pas de certitude, parce qu'ils sont seuls. Ils doutent donc, ils se font douteurs par système. O hommes admirables ! je vous permets à vous de douter. Je vous remercie au nom de l'Humanité dont vous avez avancé la marche, généreux douteurs, braves sceptiques qui avez douté en temps opportun, qui avez douté pour la vérité, pour la justice, pour la fortune future du genre humain. Oui, vous êtes grands pour avoir douté. Ils sont glorieux à jamais les douteurs des derniers siècles qui prêchaient le doute pour éclairer les hommes, pour inculquer la tolérance, pour renverser toute institution qui avait fait son temps, et semer, à leurs risques et périls, la semence de l'avenir. Mais pour que tout un peuple doute, il faudrait donc que tout un peuple eût une connaissance réfléchie du pour et du contre. Or, si le peuple a cette connaissance, il n'y a plus lieu au doute ; car il sort nécessairement du sein de cette multitude éclairée une solution. L'individu peut douter, cent individus réunis ne doutent guère ; mais des millions ne doutent pas.

Toutes les fois que les hommes assemblés se sont consultés, ils n'ont pas répondu par le doute, mais par la décision, l'affirmation, la foi en eux-mêmes, le sentiment profond de la certitude, la croyance.

Une nation composée de sceptiques par système cesserait donc de l'être au moment où tous ses membres se consulteraient. Cent sceptiques réunis, je le répète, feraient nécessairement un dogme, et le proclameraient, et y croiraient, et mourraient pour leur croyance. À plus forte raison un peuple.

Quoi qu'il en soit, il est bien évident que la supposition d'un peuple éclairé, et non indifférent à la religion, mais sceptique par système, est impossible à faire. Montaigne a beau vanter l'oreiller du doute pour les têtes bien faites : je conçois, je le répète encore, ce doute à l'époque de Montaigne, à une époque de crédulité et d'affranchissement à la fois, à une époque de guerres de religion, à une époque enfin où il fallait douter, où les sages devaient douter ; mais je ne le conçois plus à une époque où le doute a tout envahi, tout déraciné. Lors donc qu'arrivent pour les nations ces phases de rénovation où les vieilles institutions s'écroulent, ni le peuple ni les sages ne se plaisent pas à douter, mais ils veulent croire ; et c'est ainsi que les nations se régénèrent et que l'Humanité se sauve. Les aristocraties seules se flétrissent au milieu de leur niaise incrédulité et de leur zèle hypocrite pour les vieilles religions.

On se fait, en général, une bien fausse idée du scepticisme. On va jusqu'à le prendre pour la philosophie. Mais douter, c'est uniquement aspirer à savoir ; douter, c'est la marque d'un besoin qui n'est pas satisfait. Le doute a un but, comme la faim, la soif, et tous nos besoins. Ce n'est pas, ce ne peut pas être un état normal. C'est une souffrance, une maladie. C'est quelque fois la souffrance nécessaire, la maladie nécessaire d'une époque. Mais il ne s'ensuit pas que cet état doive aller en se perpétuant, et qu'on doive s'y attacher : on ne perfectionne pas les maladies, on ne s'applique pas à conserver la fièvre ou la paralysie. Combien de gens cependant s'imaginent que l'Humanité est désormais condamnée à perpétuité au doute et à l'athéisme ! Bonnes gens, qui, parce qu'ils voient le doute régner aujourd'hui, se persuadent qu'il régnera demain ! Combien aussi, et je parle de très habiles connaisseurs, de penseurs par métier, de philosophes en robe, vont décidant gravement que l'idée même de la philosophie est le doute[10] ? Ceux-là voient toujours deux camps dans le monde, la Religion et la Philosophie. La religion naît, se soutient, se continue, je ne sais comment ; la philosophie, suivant eux, n'y est pour rien. Au contraire, la Philosophie ne fait dans le monde que discuter, examiner, douter. Puis ils classent les philosophes en écoles opposées entre elles. Chacune de ces écoles est une sorte d'élément ou d'atome indestructible, qui se prolonge indéfiniment. Le scepticisme est une de ces écoles. Les sceptiques sont sceptiques pour l'être. Ainsi le scepticisme, suivant eux, est état normal. Entre les sceptiques et les dogmatistes aucun lien, aucun rapport, aucune loi de progression et d'engendrement. L'esprit humain n'est donc pas une unité, mais une anarchie et un chaos.

Cela vient de ce qu'on ne veut jamais voir dans tout acte de l'intelligence que des idées pures. Mais sous ces idées qui se peignent dans notre tête, il y a le sentiment. La vie n'est complète que par le sentiment et l'idée réunis. Les idées seules, ce sont des abstractions sans réalité ; les idées, et le sentiment qui unit ces idées au moi, et le moi qui les conçoit, voilà ce qui existe réellement. Voilà l'être triple et un dans toutes ses manifestations. Or, cela étant, qu'est-ce qu'un douteur ? Un douteur est un homme qui cherche, non pas seulement dans l'ordre abstrait des idées, mais aussi dans l'ordre du sentiment ; je veux dire qu'il aspire à l'idée parce qu'il est mu secrètement par un certain sentiment, lequel appelle sa manifestation, sa forme. Plus il doute donc maintenant, moins peut-être il doutera un jour. Cela s'est souvent vérifié dans l'histoire. Pour les individus, combien de dévots ont commencé par l'athéisme ! Mais pour les nations, c'est toujours ce qui arrive : après le scepticisme vient la foi. Dans les époques où le doute commence, envoyé au monde par la Providence pour déraciner les vieilles choses, les pulvériser, et les faire disparaître, les douteurs, comme je l'ai déjà remarqué, sont seuls. Ils ont bien un certain sentiment de la vérité future que leurs successeurs proclameront un jour, ils aspirent certainement à cette vérité ; mais ils ne la tiennent pas. Il y a encore du temps à s'écouler entre eux et cette vérité. Ils restent donc aux prises avec l'idée de leur temps. C'est à prendre ou à laisser ; ils n'ont rien à mettre à la place. Restez païens, leur criait-on au temps d'Auguste. Restez chrétiens, leur disait-on au dix-huitième siècle. Ils se font douteurs ; ils nient, et n'affirment rien. Ils ne trouvent de satisfaction à leur sentiment qu'en niant, en protestant, comme disait l'un d'eux, contre toutes les sottises, contre toutes les erreurs ; et, à force de nier, ils se font sceptiques par métier, avec art, avec méthode. Il peut en résulter, et c'est ce que l'histoire nous montre, des sceptiques sans idée à eux, des sceptiques qui ne le sont qu'en opposant les unes aux autres les idées déjà élaborées, déjà connues. Ce sont les pyrrhoniens purs. Où vont-ils ? Ils ne le savent pas, ils ne pourraient pas le dire. La Providence les a mis au monde on ne sait pourquoi. Douter ainsi, en effet, ce n'est pas vivre ; car c'est n'avoir pas de sentiment, ou au moins c'est avoir aussi peu de sentiment qu'il est possible d'en avoir sans mourir. Mais ceux qui leur succèdent ne sont déjà plus semblables à eux. Ils sont aussi éloignés et plus éloignés peut-être des vieilles idées auxquelles appartient encore l'empire du monde ; mais chez eux une espérance vague de nouveauté et de changement s'est incarnée. Il en résulte dans leur intelligence comme une espèce de crépuscule ou d'aurore qui n'est ni le jour ni la nuit. Au fond de ces demi-ténèbres, au sein de ce chaos qui commence à se débrouiller, il y a un sentiment et une idée, un sentiment souvent très vif et très intense alors même que l'idée qui lui correspond reste obscure. Tant que les douteurs sont isolés et en petit nombre, voilà ce qui arrive. Mais à mesure qu'ils se succèdent, leur tendance se révèle mieux, et leur idée commence à devenir plus claire. Les uns donc se font utopistes, d'autres restent douteurs, d'habitude toute fois plutôt que d'intention. Mais laissez encore se développer ce germe, laissez aussi les vieilles choses achever de mourir, et supposez les douteurs devenus nombreux : à l'instant même, comme ils trouvent appui et certitude dans leur mutuel consentement, leur sentiment prend une force nouvelle en passant d'un cœur dans un autre ; puis ils s'aident mutuellement à donner une forme à ce sentiment, à préciser l'idée qui le représente ; et le dogmatisme reparaît, avec l'énergie de toute chose qui commence sa carrière dans le monde.

Si cela n'était pas, qu'on m'explique comment il se fait que les croyances les plus spontanées, les plus ferventes, ont précisément pris naissance dans les époques de scepticisme, et que le dogmatisme a toujours succédé au pyrrhonisme. La Révolution française, si dogmatique, si croyante, n'est-elle pas venue immédiatement après l'incrédulité la plus profonde ! On venait de douter de tout, et on ne doutait plus de rien. On avait mis en question tous les principes de sociabilité, on avait exalté l'égoïsme ; et on affirmait, on ordonnait le dévouement. On décrétait l'existence de l'Être suprême ; le peuple français reconnaissait cette existence, comme disent nos Constitutions. Et ce n'était pas que la philosophie fût plus avancée sur ce point en 89 et 93, qu'elle ne l'était, quelques années auparavant, à la mort de Voltaire ; non, mais dès que cette idée paraissait nécessaire à la société nouvelle, on voulait y croire, et on y croyait.

Et le Christianisme, comment est-il sorti du pyrrhonisme de l'empire romain ? L'école de Platon n'avait-elle pas produit Carnéade et Arcésilaüs ? Quels douteurs ! quels ergoteurs du pour et du contre ! Et voilà qu'à l'académie sceptique succède l'école crédule d'Ammonius et de Plotin. Les philosophes se font croyants ; tous les doutes s'éteignent et disparaissent ; et la foi la plus vive, la plus téméraire même, une foi qui va même jusqu'à embrasser l'absurde, comme dit St Augustin, devient le partage de tout ce qui pense.

Résumons-nous. On voit que l'hypothèse de Bayle est insoutenable. Pas d'homme dont l'esprit ne soit forcé de se poser les questions religieuses ; pas de peuple, par conséquent, dont les membres puissent être complètement indifférents à ces questions. Un peuple entier de douteurs grossiers et sans art est impossible ; un peuple entier de douteurs par principes, par art, par méthode, est également impossible. Enfin, les sceptiques n'ont pas paru dans le monde aux diverses époques pour introniser à perpétuité le pyrrhonisme, mais pour amener, par un secret de la Providence, la foi, la certitude, le dogmatisme.

La religion, et par conséquent le culte qui en est l'expression, sont donc, non pas utiles, comme dit Montesquieu, mais nécessaires à toute société humaine, et vraiment inévitables.

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Chapitre III.

Aucun peuple dans l'antiquité n'a connu la distinction
de la société religieuse et de la société civile.

À peine sorti des premières années de l'enfance, l'homme échappe au sommeil des sens, et il interroge ceux qui l'entourent.

- « Mon père, qui a fait le monde ?… » Si vous répondez : « Je l'ignore, » croyez-vous que vous soyez délivré à jamais de ces questions embarrassantes ? Votre enfant ouvre un livre, ou voit un crucifix : - « Mon père, quel est cet homme qu'on appelle Jésus ? Pourquoi a-t-il des temples et des autels ? » - « Mon fils, il y a une partie du genre humain qui le considère comme Dieu. » - « Mon père, qu'est-ce que Dieu ? » Vous voyez bien qu'il vous est impossible de ne pas répondre ; car ce n'est pas seulement la nature qui pose les questions religieuses, c'est l'histoire.

Et ce n'est pas encore seulement l'histoire et la vue de la nature, c'est toute la pratique de la vie. Je défie qu'on puisse donner à un enfant un seul principe de morale, sans aborder par là même et sans résoudre, de façon ou d'autre, la question religieuse.

Il faut répondre. Mais qui répondra ? À qui cette charge appartient-elle ? Est-ce au père de famille ? Est-ce à la société dont il est membre ? Est-ce à une espèce particulière d'hommes qu'on appelle des prêtres ?

Pendant tous les derniers siècles, nous avons laissé officiellement ce soin à cette classe d'hommes que nous appelons des prêtres. L'homme laïque et l'homme d'Église ont été deux hommes. Il y a eu l'Église et l'État. Il était sensé y avoir deux ordres de science, la science des laïques et la science du clergé.

Cette distinction est-elle raisonnable, est-elle légitime, est-elle nécessaire ? Non ; elle n'est qu'un simple accident dans l'histoire de notre race.

 Aucun peuple, dans l'antiquité, n'a connu véritablement la distinction de la société religieuse et de la société civile, dans le sens où cette distinction s'est établie en Europe au moyen-âge. L'Inde, la Perse, l'Égypte, et d'autres peuples encore, ont vécu sous le régime des castes primitives. Il y avait chez ces nations une caste sacerdotale ; mais l'Église et l'État n'étaient pas pour cela séparés. Les Brahmes, à la vérité, formaient, sous bien des rapports, une nation à côté d'autres nations ou d'autres castes qui avaient adopté leur croyance. Mais tout homme né dans la caste des Brahmes était investi du sacerdoce ; aucun caractère spécial ne distinguait les membres de cette caste les uns des autres. Les Brahmes reconnaissaient bien des espèces de pontifes, des instituteurs religieux ; mais ces pontifes n'étaient pour eux que des savants, des maîtres, des précepteurs. Quant aux autres castes, leur abjection, leur ignorance, leurs occupations, et leur crédulité sans limite pour la théologie des Brahmes, les faisaient marcher tête baissée dans la route qu'on leur avait tracée, sans qu'il leur vînt jamais à l'idée de s'immiscer dans des études que Dieu même, disait-on, leur avait interdites. Les Brahmes seuls, donc, étaient des hommes complets[11] ; mais tous l'étaient au même titre. Eux seuls avaient droit à la science, mais tous y avaient le même droit.

Les autres castes étaient des hommes tronqués ; c'étaient des hommes sortis du bras, de la cuisse, ou du pied de Brahma, tandis que les Brahmes étaient sortis de sa bouche. L'existence de ces castes, exclues du sacerdoce, ne détruisait donc pas plus l'unité de la religion et de la société, que l'existence de nos instruments de travail ou de nos bêtes de somme ne détruirait cette unité chez nous, si elle y existait en effet aujourd'hui.

Qu'il y ait eu, partout où ce régime a régné, des luttes acharnées entre la caste sacerdotale et les autres castes, c'est ce qui est indubitable et attesté par l'histoire. Mais il n'en est pas moins vrai que l'idée qu'un État puisse trouver en lui-même, et indépendamment de la religion une raison d'être, qu'un État puisse avoir une loi civile et une loi religieuse distinctes, n'a jamais été comprise chez ces peuples orientaux.

Les Juifs, à leur tour, n'ont pas plus compris cette distinction que les Égyptiens, chez qui Moïse s'était instruit. Point de caste, il est vrai, chez eux ; car la tribu d'Aaron, bornée au rôle de sacrificateurs, ne domina jamais sur les autres tribus. Mais tout Juif fut, en un sens, prêtre de Jéhovah ; tout Juif entrait en partage de l'Alliance avec Dieu d'une façon directe et sans intermédiaire. Il y avait bien chez les Juifs des maîtres de doctrine, des rabbins ; mais ces rabbins n'avaient aucun caractère religieux spécial ; ils n'étaient que des savants, des instituteurs, comme les gourous chez les Indiens.

La distinction de la Religion et de l'État ne fut pas d'avantage connue des Grecs et des Romains. Il est vrai que chez ces deux peuples la législation civile relevait moins directement d'une théologie unitaire et complète. Les Grecs et les Romains n'eurent point, à proprement parler, de théologie à eux ; ils reçurent d'emprunt leur religion, et en partie leurs lois. Rien, chez eux, ne se constitua tout d'une pièce ; mais tout, au contraire, y dériva d'importation d'idées étrangères. Cependant le principe de l'unité indissoluble de la Religion et de l'État se trouve dans les républiques grecques et dans la république romaine, comme chez les nations dont nous venons de parler.

Chez les peuples d'Orient, le gouvernement n'était qu'un corollaire de la Religion, et par conséquent l'État c'était encore très ostensiblement la Religion. Chez les Grecs et chez les Romains, la Religion, au lieu d'engendrer la loi civile d'une façon patente et reconnue, se mit pour ainsi dire sous le patronage de cette loi sans perdre pour cela son caractère. Je m'explique. Il est incontestable que chez les Romains, par exemple, la Religion était aussi ancienne que la société. Ce peuple, en effet, ne rapportait-il pas à Numa ses premières lois religieuses et ses premières institutions politiques et civiles ? Mais la source de ces lois religieuses, leur théorie, leur métaphysique, leur théologie en un mot, était demeurée inconnue, ou s'était entièrement perdue après un certain nombre de générations. Il n'était resté que des rites, des cérémonies, des traditions, et des institutions. Qu'arriva-t-il donc ? Il arriva que l'alliance de la Religion et de l'État s'établit au sein de ces institutions. On ne put pas dire que le gouvernement dérivait rationnellement d'une certaine théologie, ce qui n'empêcha pas que la religion ne fît partie du gouvernement. Ainsi, pour prendre un exemple, Numa avait institué le collège des pontifes : ce collège continua donc, pendant toute la suite des siècles, d'avoir la surveillance sur ce qui concernait la religion, de juger les différends qu'elle occasionnait, d'en régler le culte, les cérémonies, et d'en expliquer les mystères ; cette institution, dis-je, se perpétua pendant toute la république et sous l'empire. Et qu'arriva-t-il ? C'est qu'elle devint politique au premier chef. Les patriciens la conservèrent pendant près de cinq cents ans ; elle passa ensuite en partie au peuple ; puis les empereurs s'en emparèrent. Il en fut de même du collège des augures, dont on faisait remonter la création à Romulus. Il faut voir dans Cicéron[12] l'immense pouvoir politique de ce conseil des augures, inférieur toutefois à celui des pontifes. « Rien, s'écrie-t-il, rien dans la république de plus grand ni de plus beau que le droit des augures ; il fait partie du gouvernement. » Et il le prouve ; car ce pouvoir des augures allait jusqu'à dissoudre ou annuler les comices, ordonner en certains cas l'abdication des consuls, abolir des lois, etc. Voilà comme la religion se mit à Rome aux mains de la politique ; c'est-à-dire que, délaissant la théologie proprement dite, se contentant de croyances vagues et superstitieuses, se recrutant et s'alimentant de tous les cultes étrangers, de toutes les idolâtries grecques et orientales, qu'elle admettait à condition de les surveiller et de les régler, elle fit alliance intime avec l'État, s'incorporant à lui, et le forçant en même temps de s'incorporer à elle. À Rome donc encore la Religion et l'État se confondirent. Au premier coup d'œil superficiel, on pourrait s'imaginer que la religion ne fut chez les Romains qu'une affaire de politique ; en scrutant plus profondément, et en réfléchissant combien ce peuple était superstitieux, on dirait volontiers que sa politique et ses lois étaient gouvernées par les idées religieuses ; et l'un et l'autre est vrai. Mais ce qui est vrai encore, c'est que le citoyen romain était investi du droit sacerdotal comme du droit politique, puisque le prêtre se confondait avec le magistrat, et que le sacerdoce était une magistrature.

Cicéron, reproduisant dans son Traité des Lois l'esprit et probablement le texte même des anciennes lois romaines, commence sa législation modèle par cette loi : « Que nul n'ait des Dieux à part ; que nul n'adore en particulier des Dieux nouveaux ou étrangers, s'ils ne sont admis par l'État[13]. » Et, commentant, ce texte, il dit : « Si chacun adorait des Dieux à lui, soit nouveaux, soit anciens, mais étrangers, il y aurait confusion de Religion[14]. » Voilà donc la négation la plus positive de toute religion non autorisée par l'État. Toutefois, comme les Romains étaient dans l'usage de rendre des honneurs religieux aux mânes de leurs ancêtres, et que chaque famille noble avait ses rites à cet égard, conservés aristocratiquement de père en fils, Cicéron excepte ce culte des ancêtres : « Que l'on conserve, dit-il, les rites de sa famille et de ses pères[15]. » À quoi il ajoute dans son commentaire : « Garder les rites particuliers de sa famille et de ses pères, c'est garder une religion pour ainsi dire de tradition divine[16]. » Mais craignant que par ce côté la religion ne vint à échapper d'une certaine manière à la surveillance et à l'autorité de l'État, il a soin de poser cette autre loi : « Que ceux qui ignorent l'ordre et la forme des célébrations, tant publiques que particulières, l'apprennent des prêtres publics. Que ceux-ci d'ailleurs forment deux classes : l'une qui préside aux cérémonies et aux autres sacrifices, l'autre qui interprète les réponses des devins et des prophètes que le sénat et le peuple auront approuvés[17] ; » sur quoi il fait cette remarque : « Ceci intéresse non seulement la Religion, mais la constitution de l'État ; c'est la défense à qui que ce soit de célébrer, sans l'intervention des ministres publics, un culte particulier. Le peuple, en effet, doit toujours avoir en cela le consentement de la république et l'autorisation des chefs de l'État[18]. » Ainsi point de Dieux qui ne dussent être reconnus par l'État ; point de religion qui n'eût besoin de cette autorisation ; et de plus, point de cérémonies religieuses sans l'intervention des ministres publics constitués par l'État.

Tel est le fond de la législation romaine sur ce point capital. On voit que si les Romains ont différé des peuples orientaux sur la relation de la Religion et de la Société politique et civile, ils ne se sont pas du moins écartés d'eux sur le principe même de cette union. Ils n'en ont différé que parce qu'ils n'ont pu faire engendrer directement, comme la logique le demanderait, l'État par la Religion ; ce qui les a conduits, pour arriver au même but, à subordonner ostensiblement la Religion à l'État. Au fond et secrètement, ainsi que toute l'histoire l'atteste, le Culte et l'État étaient, chez les Romains, indissolublement unis et identifiés. Ostensiblement ils l'étaient encore ; mais non pas comme chez les peuples qui ont eu une théologie développée. L'État à Rome ne procédait pas, ne relevait pas directement de la Religion ; il ne se disait pas une conséquence, un corollaire de cette Religion ; il se contentait d'en être secrètement inspiré et imprégné. Ostensiblement, au contraire, il s'arrogeait le droit sur la Religion, ce qui, pour le résultat, revenait absolument au même. La Religion nominalement ne dominait pas l'État, mais au contraire nominalement c'était l'État qui la dominait ; l'identification de la Religion et de l'État n'en subsistait donc pas moins. C'était une formule différente, voilà tout. Ne pouvant faire sortir l'État d'une doctrine religieuse complète et compacte, on avait fait de la Religion un droit de l'État.

Cette identification de la Religion et de l'État à Rome se révèle bien clairement lorsque l'État se fait homme à l'époque de l'empire. Alors la Religion se faisant également homme, on voit l'empereur être en même temps grand pontife ; les deux pouvoirs qui, au fond, n'avaient jamais été distincts dans la république, mais qui, au contraire, avaient toujours gouverné ensemble d'une manière confuse pendant tant de siècles, se montrent encore réunis. Auguste s'arrogea le souverain pontificat, et après lui tous les empereurs jusqu'à Gratien furent à la fois empereurs et pontifes ; et quand Théodose, le successeur de Gratien, abolit cette charge, c'en était déjà fait du paganisme, et c'en était fait aussi de l'empire. Un autre pontificat allait bientôt surgir. Un autre pape allait, à Rome même, remplacer le Pontifex maximus ; un nouveau collège de pontifes viendrait un jour, sous le nom de cardinaux, se grouper autour de ce chef suprême de la religion, et les augures transformés ne devaient pas non plus manquer à ce nouveau pontife pour établir sa puissance sur le peuple romain devenu l'Europe tout entière.

Je n'ai pas besoin, je crois, d'insister davantage sur la constitution romaine, pour prouver l'union intime de la Religion et de l'État chez ce peuple. Cette vérité me parait mise hors de doute par le peu que je viens de dire. Si je voulais m'étendre à ce sujet, les antiquités de Rome, qui nous montrent la plèbe exclue à la fois du droit de cité et du droit de religion, comme de deux droits qui ne peuvent aller l'un sans l'autre, me fourniraient une belle confirmation. J'aime mieux m'attacher à indiquer en quelques mots la loi générale du progrès que l'Humanité a fait en passant des nations orientales aux Grecs et aux Romains puis des Romains à ce que nous sommes aujourd'hui.

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Chapitre IV.

Comment s'est introduite la distinction
de l'Église et de l'État.

Le régime des castes orientales peut nous paraître absurde et anti-humain, au point de vue où nous sommes arrivés maintenant ; mais il n'en est pas moins vrai que cette organisation présentait une grande beauté, beauté que rien n'a reproduit depuis au même degré. La société y était complète. Unité de religion, de gouvernement, de mœurs : voilà une perfection qui reviendra toujours dans l'idéal de l'Humanité.

Mais cette perfection était achetée au prix des imperfections les plus grandes. La société était complète, il est vrai, mais l'homme ne l'était pas. Chaque homme était mutilé, fragmenté, tronqué. L'un avait le droit de la science, c'était tout membre de la caste sacerdotale ; mais il n'avait pas le droit gouvernemental pour cela. Ce droit était le privilège d'une autre caste ; et celle-ci, à son tour, n'avait pas le droit de penser sur les choses supérieures.

Ainsi chaque caste avait son domaine limité, et chaque homme n'était qu'un fragment de l'homme véritable ; chaque homme était, pour ainsi dire, non pas un homme, mais un monstre par rapport à l'homme complet.

Chez les Grecs, et surtout chez les Romains, l'Humanité fit un grand pas. Non seulement l'État resta jusqu'à un certain point complet, c'est-à-dire religieux et politique à la fois ; mais l'homme fut complet aussi. Car chaque citoyen fut à la fois investi nominalement du sacerdoce et du droit politique, comme je viens de le démontrer.

Mais ce progrès ne s'accomplit que très imparfaitement. Car, d'un côté, la religion était privée chez ces peuples de la lumière supérieure d'une théologie véritable, en sorte qu'elle n'était guère qu'un amalgame de superstitions ; et, d'un autre côté, le citoyen ne jouissait réellement pas de son droit religieux, ni de son droit politique. Il n'était donc homme complet que très imparfaitement, et plutôt virtuellement que de fait ; de même que la société n'était une société complète que très imparfaitement.

Le Christianisme fut l'expression du besoin qu'avait l'homme d'être réellement émancipé. Les âmes énergiques, voyant que l'État absorbait le citoyen au profit d'une religion superstitieuse et d'une société pleine d'iniquités, ne trouvèrent d'autre ressource que de se mettre en dehors de cet État, qui, tout en reconnaissant la nature de l'homme sous le double rapport de l'intelligence et de l'acte, du sacerdoce et de l'empire ne donnait réellement satisfaction ni à l'un ni à l'autre de ces besoins. Les sectes philosophiques commencèrent cette retraite hors de l'État ; elles s'enfermèrent dans leurs académies, dans leurs portiques, dans leurs jardins Platoniciens, Stoïciens, Épicuriens, cherchèrent à l'envi des hauteurs où ils pussent échapper au fardeau du monde, au despotisme de l'Empire : c'est ce que Lucrèce appelle sapientiæ templa serena. Bientôt ce besoin de retraite et cette recherche du bonheur hors de la société civile devinrent contagieux, et gagnèrent même le peuple. C'était à qui s'affranchirait de la société et de ses lois. Le Christianisme vint achever l'œuvre des philosophes. Il proclama la dépendance de chaque homme par rapport à un Dieu nouveau, et l'indépendance de chaque homme par rapport aux Dieux anciens. C'était renverser l'Empire dans ses fondements ; car chaque homme dépendant spirituellement du Christianisme, à quel titre l'ancienne société pouvait-elle subsister ?

La religion nouvelle entraînait nécessairement une société nouvelle. Que fit-on pour échapper, autant que possible, à cette conséquence ? On proclama la nécessité de séparer ce qui est inséparable ; on demanda le divorce de la Religion et de l'État ; les sujets du Roi nouveau, du Christ, consentirent en attendant son royaume, à laisser régner César. Jésus, suivant l'Évangile, avait dit : « Ma royauté n'est pas encore venue, » ce qui voulait dire : « Elle viendra. » On profita de cela pour dire à César : « Régnez, et gouvernez ce monde ; mais laissez-nous penser, croire, espérer ; laissez-nous former librement des sectes. »

C'est ainsi que le principe de l'union de la Religion et de l'État fut violé pour la première fois dans le monde.

Ce qui était inévitable arriva ; l'Empire se détruisit. Les lois romaines et les institutions romaines allèrent s'affaiblissant, comme un homme frappé au cœur et qui perd tout son sang : le sang, la vie se portait ailleurs.

Dès le temps de Constantin, on ne savait plus où était l'Empire, s'il était chez les évêques ou chez les magistrats, dans les conciles ou dans les conseils de l'empereur.

L'Église aurait tôt ou tard absorbé complètement l'Empire, et déjà elle était sur le point de le faire, lorsque les Barbares arrivèrent. Ils prirent la place de César. Ils avaient une nature neuve, leur intelligence était simple et grossière, ils n'avaient pas passé par les évolutions d'idées qui avaient occupé la Grèce et Rome. Ils s'emparèrent donc du gouvernement de la société civile, tout en se soumettant à la religion nouvelle. Plus rebelles à la fois et plus dociles à cette religion que les gouvernants romains qu'ils venaient déposséder, ils plièrent les genoux devant elle comme des sauvages ; mais, comme des sauvages aussi, il arrivait souvent qu'en se relevant ils oubliaient leur soumission et leurs promesses. La religion eut à les civiliser, à les transformer. Ne pouvant les absorber, et trouvant en eux une virtualité inextinguible, elle ne put aspirer qu'à se conserver auprès d'eux, au-dessus d'eux, s'il était possible, mais en partageant l'empire avec eux. Il en résulta que les castes revinrent. Le progrès accompli par les Grecs et les Romains, ce progrès qui consistait à constituer l'homme complet au sein d'une société complète, fut perdu pour un temps. Il y eut partout, dans les divers états qui se formèrent, deux mondes, deux empires ; les successeurs du Pontifex maximus et les successeurs de l'Imperator, la société spirituelle et la société temporelle, l'Église et l'État.

J'ai montré suffisamment ailleurs[19] comment ces deux sociétés ont constamment lutté l'une contre l'autre avec des succès différents depuis Constantin jusqu'à Luther. Jamais la société chrétienne ou l'Église, certains mystiques seuls exceptés, n'a voulu réellement abandonner le gouvernement du monde à César, mais jamais non plus elle n'a eu la force d'enlever en totalité à César ce gouvernement. La raison, je l'ai dite, c'est que l'Humanité n'avait pu faire cet effort de s'arracher au joug de l'ancienne société, qu'en disant anathème au monde lui-même, et en rêvant la fin prochaine de ce monde et l'avènement prochain d'un paradis imaginaire.

J'ai montré aussi, dans l'écrit auquel je renvoie, comment toute l'histoire moderne n'est que le développement de la lutte entre ces deux sociétés, et la manifestation du besoin qu'a l'homme religieux de reconquérir l'État, ou, ce qui revient au même, du besoin qu'a l'homme émancipé civilement de reconquérir le droit religieux.

Enfin, j'ai montré comment ce combat a eu lieu, c'est-à-dire avec quelles armes les laïques ont lutté contre la société cléricale. Tant que la société laïque a été ignorante, elle a été esclave du clergé. À mesure qu'elle s'est éclairée elle a senti qu'elle méritait d'être libre. La Renaissance qui comprend la rénovation du Droit romain, le Protestantisme qui est sorti de cette Renaissance, la Philosophie qui est sortie du Protestantisme, sont les phases diverses de la croissance successive de la société laïque aspirant à reconquérir le droit religieux que la caste sacerdotale lui avait ravi. Il est vrai que, même avant la Renaissance, la guerre existait déjà entre les rois, représentants de la société laïque, et les évêques et les Papes ; mais ce n'était qu'une guerre de violence et de passions, une espèce de pugilat aveugle. La société laïque n'a commencé à avoir conscience de son but que depuis qu'elle s'est substituée elle-même à ses rois, et qu'elle a réclamé pour tous et pour chacun le droit civil ou politique et le droit religieux, c'est-à-dire le droit complet dont étaient investis, jusqu'à un certain point, les citoyens dans les républiques anciennes.

Quel est donc, en définitive, l'ordre et la suite de cette grande évolution du genre humain ? Aussi haut que nous puissions remonter, la société commence par les castes[20] : perfection immense et imperfection grossière ; car c'est la société complète, mais c'est l'homme incomplet et mutilé. La Grèce et Rome, en adoptant la forme républicaine et en confondant la religion avec la république, sont un premier essai d'une société où l'homme serait à la fois prêtre et citoyen ; mais c'est un essai fort grossier et fort imparfait.

Les Chrétiens, pour échapper à ce régime où la virtualité progressive de l'esprit humain était retenue, imaginèrent de séparer la Religion de l'État. La société cessa d'être complète. L'homme ne fut pas davantage complet ; car il resta sujet temporel et esclave de César, en voulant lui échapper spirituellement.

C'est maintenant à l'Europe de montrer un spectacle nouveau dans l'histoire, et dont toute l'histoire antérieure ne semble qu'une prophétie : il s'agit de constituer une société complète où l'homme soit complet.

La société laïque, en combattant le clergé et en anéantissant le Christianisme, s'est engagée tacitement à remplacer le Christianisme et le clergé ; car elle a opposé partout un esprit nouveau à l'esprit ancien, le germe d'une religion à une vieille religion. Elle a opposé la philosophie à la théologie : mais qu'est-ce que la philosophie, sinon une science qui, au fond et en définitive, traite les mêmes questions que la théologie ? Elle a opposé le droit civil au droit canonique : mais le droit civil et le droit canonique ont le même but, ce sont deux législations. Le droit canonique renversé, reste donc la législation des laïques par les laïques. Or, qu'est-ce qu'une législation sans principes ? Il faut donc que le droit civil arrive à des principes ; il faut donc qu'il s'appuie sur une religion.

La lutte des deux sociétés s'est en définitive formulée ainsi. La société laïque a dit à l'Église : « Je n'ai pas besoin de vous, je puis me suffire à moi-même. J'ai des savants, des philosophes, des jurisconsultes, des artistes : qu'ai-je besoin de votre tradition historique, de votre théologie, de votre gouvernement, de votre culte ? »

Montrez donc en effet, peut-on dire maintenant à la société laïque, montrez que vous ne vous êtes pas engagée témérairement dans ce combat, et soutenez votre défi. Vous avez repoussé l'ancienne religion : c'est apparemment que vous êtes capable de vous organiser religieusement ; car jamais peuple n'a subsisté et jamais peuple ne subsistera sans religion.

Il faut avouer que la société laïque n'a pas encore tenu ses engagements, et voilà pourquoi elle s'agite aujourd'hui dans une épouvantable indécision. Comme effrayée de ce qu'elle a fait, elle n'ose continuer son ouvrage : Pendent opera interrupta.

Et c'est pour cela aussi que la vieille et absurde distinction des deux règnes, du spirituel et du temporel, de l'Église et de l'État, a commencé à reparaître. Forcés de faire halte dans la voie de l'unité religieuse et politique, nous sommes revenus à nos anciens errements ; nous avons cru avoir tout fait en proclamant ce que nous appelons la liberté des cultes, confondant avec les sectes, qui sont une absurdité et un mal[21], la pensée religieuse individuelle, qui est une nécessité et un droit. Nous aurions dû proclamer la liberté de la conscience individuelle et en même temps l'unité indivisible d'une religion nationale. N'ayant pas la force de constituer cette religion nationale, nous avons mis, comme on dit, la religion au concours, nous avons admis les sectes[22].

Nous en sommes là aujourd'hui : or, devons-nous continuer à marcher dans cette voie, c'est-à-dire devons-nous faire de nous-mêmes deux parts, être sectaires d'un côté, citoyens d'un autre, appartenir à une Église et à un État, être membres de la république chrétienne et membres de la république française, avoir un pape à Rome et un monarque ou une Convention à Paris ? En un mot, la dualité célèbre du pape et de l'empereur doit-elle subsister ? la distinction des deux règnes, du spirituel et du temporel, est-elle raisonnable et doit-elle être maintenue ? Ou, au contraire, devons-nous revenir à l'unité ? Sommes-nous tous prêtres comme nous sommes tous citoyens, et par conséquent avons-nous le droit de décider nous-mêmes démocratiquement de notre religion comme de notre gouvernement politique et de nos lois civiles ? Voilà la question.

Quoi qu'il en soit, il est bien évident que c'est cette habitude où nous sommes de distinguer l'Église de l'État, qui nous persuade qu'un peuple pourrait subsister sans religion. Habitués à prendre le parti de la société laïque dans la lutte entre l'Église et cette société, nous repoussons l'Église, sans remarquer que l'Église serait d'une nécessité absolue pour la société laïque, si cette société, en se développant, en s'éclairant, ne devenait pas elle-même une Église véritable.

C'est donc le préjugé qui nous inspire cette idée, qu'une société peut subsister sans religion. Oui, peut-on répondre à ceux qui pensent ainsi, pourvu qu'elle conserve encore, comme nous le faisons aujourd'hui, une religion à laquelle vous-mêmes faites profession de ne pas croire. Mais ce n'est pas alors être sans religion : c'est, pour le peuple, être livré à l'ignorance et à la superstition ; pour les grands, être hypocrites et athées.

La société laïque, au point où elle est maintenant, ressemble à un jeune homme qui sort de minorité. Le despotisme paternel lui pèse, et déjà il veut se conduire lui-même dans la vie. Il se sent homme. Mais, dans le premier feu de l'âge et des passions, il ne voudrait avoir de la liberté que les bénéfices, sans en avoir les charges. Volontiers il consentirait à ce que son héritage fût, comme autrefois, administré sans lui, pourvu qu'il en touchât les revenus, et pourtant il ne voudrait pas abandonner sa propriété à son intendant ; cet intendant n'est pour lui qu'un valet. Ainsi nous sommes aujourd'hui avec l'Église. Nous sentons bien que le domaine qu'elle avait usurpé est à nous, que c'est notre bien, notre héritage ; plus encore, car c'est la propriété de nous-mêmes, la propriété de notre âme, la direction de nos actions, le gouvernement de nos cœurs, du cœur de nos enfants et de nos femmes ; nous sentons cela, dis-je, et pourtant nous répugnons à nous en charger nous-mêmes. Il nous semble que nous pouvons vivre encore sans nous occuper de cela. Nous voudrions n'accepter de notre héritage que la liberté, c'est-à-dire, pour employer le langage du dix-septième siècle, une sorte de libertinage qui nous permette de penser le pour et le contre sur toutes choses, d'avoir des accès de religion ou de n'en pas avoir, de croire ou de ne pas croire ; et nous voudrions faire passer ce goût de notre esprit dans la loi même et dans le gouvernement de l'État.

Nous sommes en cela inconséquents et absurdes. D'un côté, nous repoussons, nous détestons le joug de l'Église ; mais nous conservons ce joug, puisque nous le rendons nécessaire. Nous sommes fiers de notre émancipation ; mais nous n'en prouvons pas la solidité, puisque nous ne la conduisons pas à ses conséquences inévitables.

Il est impossible de raisonner plus faux et de vivre avec plus d'imprévoyance. En repoussant la religion, en soutenant qu'une société peut s'en passer, nous rendons nécessaire, indispensable, la queue de Catholicisme que nous traînons après nous. Nous avons fait de l'Église une ruine, nous ne faisons de l'État qu'une ébauche imparfaite. Solidifiez et achevez votre édifice, si vous voulez qu'on enlève ces vieilles constructions sur lesquelles il s'appuie encore.

Il y a plus ; nous avons, pour ainsi dire, une arrière-pensée. Nous disons tout haut : « À quoi bon une religion ? ne peut-on pas vivre sans cela ? » Et tout bas : « Ne voyez-vous pas bien que nous en avons une, dont nous ne pourrons jamais nous débarrasser ? »

Mais supposez (puisque depuis plusieurs siècles la société laïque a tendu là), supposez que l'Église chrétienne soit complètement décréditée et abolie, dites-moi comment la société subsistera, alors, comment elle élèvera ses enfants, comment elle fera la loi, au nom de quel principe, au nom de quel dogme ?

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Chapitre V.

Que la distinction de l'ordre spirituel
et de l'ordre temporel est absurde et impraticable.

Aujourd'hui donc nous proclamons ce qu'on appelle la liberté des cultes, c'est-à-dire la liberté des sectes, dont la conséquence serait l'indifférence complète de l'État pour toute espèce de religion. Nous avons pris pour devise, au sujet de la religion, ces vers législatifs de Chénier :

Sur ce point délicat si l'on veut s'accorder,
L'État doit tout permettre et ne rien commander ;

Et nous aimons à chanter, plus poétiquement, avec Béranger :

Qu'on puisse aller même à la messe ;
Ainsi le veut la Liberté.

L'État, en un mot, doit être athée, et les citoyens aussi irreligieux ou aussi superstitieux qu'ils le voudront : voilà le principe régnant.

Que la liberté des sectes soit une nécessité du moment, cela est évident et incontestable. Si, à la suite du dix-huitième siècle et de la révolution, la république française avait pu s'organiser religieusement, les sectes auraient été abolies de fait, et l'unité religieuse constituée. Cela n'ayant pu avoir lieu, les sectes sont une nécessité et un droit. Mais la question est de savoir si ce principe de la liberté des sectes est raisonnable en soi, si le droit que les sectes ont aujourd'hui d'exister ne cesserait pas devant la volonté générale, dans le cas où cette volonté générale formulerait des principes religieux, et quel est par conséquent l'idéal vers lequel nous devons tendre, de la liberté des sectes ou du régime de l'unité.

Nous rêvons gravement un État qui ne s'occupe, comme on dit, que du temporel, laissant le spirituel au gouvernement confus des différentes sectes qui voudront s'établir.

Mais cet État pourrait-il subsister ? ou plutôt peut-il se concevoir ? et n'est-ce pas la plus folle des abstractions, la plus absurde de toutes les entités chimériques auxquelles le langage humain ait jamais donné naissance ?

Qu'est-ce, je le demande, que l'État réduit au temporel ? Que veut dire d'abord ce mot, le temporel ? Je comprends que les premiers Chrétiens aient distingué de l'éternité le temps qui devait encore s'écouler avant la venue du règne de Dieu, venue qu'ils imaginaient fort prochaine, et qu'ils aient dit à César : « Voilà votre domaine, régnez, gouvernez ; nous vous abandonnons le monde jusqu'au jugement dernier, qui va venir bientôt. » Telle est, en effet, l'origine de ce mot de règne temporel, opposé au règne spirituel, au règne définitif du Christ. Je comprends, dis-je, que, dans l'ardeur de résurrectionisme qui enflammait les premiers Chrétiens, ils n'aient pas cru faire un mauvais partage en laissant à César, à son sénat, à ses courtisans, à ses légistes, à ses soldats, ce reste de temps que, suivant eux, le monde avait encore à durer avant de changer de forme et d'essence. Quant à eux, ne devaient-ils pas jouir bientôt du monde réparé et métamorphosé, lequel ne devait plus finir ? Ils se faisaient donc esclaves un moment, pour régner avec Jésus toute l'éternité : leur part, encore une fois, n'était pas la plus mauvaise. Mais voilà dix-huit cents ans que ce rafraîchissement du monde, comme l'appelle Saint Pierre, est attendu et ne vient pas : faut-il que l'homme spirituel soit toujours dupe d'une pareille illusion ?

Il y a longtemps, au surplus, que cette illusion est détruite, ou du moins qu'on a aperçu combien il était absurde d'en tirer la conséquence de deux gouvernements distincts. À peine le Christianisme avait-il fait quelque progrès, qu'il voulut intervenir dans le domaine de César ; et, avant ce temps même, César avait senti instinctivement que le gouvernement du Christ ne laisserait pas subsister le sien. On eut beau biaiser et subtiliser pour accorder ces deux règnes, il n'en résulta que la lutte du Sacerdoce et de l'Empire, qui a duré tant de siècles.

Les Chrétiens, dans leur dégoût du monde présent, avaient imaginé de se livrer, corps et biens, de s'annihiler, de s'anéantir devant les tyrans qui gouvernaient ce monde. Ils prétendaient séparer leur âme de leurs corps, c'est-à-dire ne tirer aucune conséquence de leurs principes. Saint Paul renvoyait les esclaves à leurs maîtres. L'Évangile portait : « Rendez à César ce qui est à César. » Un Chrétien, ainsi conçu, était, non pas un homme, mais une chose ; il ne vivait pas sur la terre, mais il se livrait à tout ce qu'elle voudrait faire de lui ; il vivait uniquement dans sa conscience, sans manifestation, sans acte pour ainsi dire. Vie anormale et chimérique ! car pouvons-nous vivre et ne pas vivre, vivre uniquement dans le futur, vivre sans manifestation actuelle ?

Plus tard, on transforma la formule ; on lui donna un sens tout-à-fait louche, mais très différent, à mesure que l'espoir d'entendre sonner la trompette du jugement dernier devenait plus faible et plus incertain. Par règne temporel, on s'efforça d'entendre le gouvernement des choses matérielles. Mais y a-t-il un seul acte de notre existence qui ne soit à la fois matériel et spirituel ? Pouvez-vous penser sans que votre pensée exprimée, ou même tacitement renfermée en vous, n'influe, par les autres ou par vous, sur le monde phénoménal au milieu duquel vous êtes plongé ; et, réciproquement, ce monde peut-il être modifié sans réagir sur vous ?

Quoi qu'il en soit, c'est encore en ce sens que l'on se paie aujourd'hui de ce mot de règne temporel. On entend par là que l'État ne doit s'occuper que des choses matérielles, et que les intelligences vivent dans un autre milieu que le milieu social. Tant que le Christianisme a régné, ce milieu des intelligences pures était appelé l'Église. Il était censé qu'elle ne devait pas s'occuper des biens de la terre ; on sait ce qu'il en était. Depuis que le Christianisme est en décadence, on suppose que les intelligences restent isolées, ou se groupent, et forment des sectes diverses, qui également ne doivent pas s'occuper du gouvernement civil. Et il est censé que le gouvernement civil peut se conduire sans avoir un seul principe de religion et de moralité. Autant de suppositions absurdes !

Suivons un instant toutes les conséquences de cette distinction entre l'État et la Religion, et prouvons qu'elle conduit logiquement à la destruction de toute religion et de toute société.

Pour réaliser l'idée de ceux qui ont fait de la liberté ainsi entendue un principe, il faudrait que l'État n'eût pas même le droit ni la charge d'enseigner à lire aux enfants. L'éducation reviendrait alors au père, à la famille. Voilà donc le père souverain ; la famille est redevenue l'antique patriarchie ; le père règne, commande, instruit. Mais que fait cet homme livré à lui-même ? Il appelle une secte, la secte particulière à laquelle il se rallie, pour régner et instruire à sa place. L'enfant n'échappe donc à l'éducation de la société que pour retomber sous le joug de l'ignorance paternelle ou de la science fausse et étroite de certains sectaires. Et vous voulez que les enfants, ainsi livrés à toutes sortes de dogmes et de principes contradictoires, forment ensuite naturellement entre eux une excellente société !... Est-il possible de préluder à l'ordre par un aussi absurde chaos, et de songer à organiser l'égalité humaine en commençant par livrer l'éducation à la plus monstrueuse inégalité ?

Dépouillé du droit d'enseigner, l'État peut-il être investi du droit de punir ? Non, évidemment. Car a-t-il pour punir un critérium, quand il n'en a pas pour enseigner ? Qu'une société ainsi décousue convienne de livrer les crimes au jugement d'un certain nombre de citoyens pris au hasard et ayant chacun leur moralité et leur religion, je le veux bien : c'est une loterie de justice établie pour la sûreté de tous. Mais si l'État doit être exclu de toute intervention dans l'ordre spirituel, la conséquence nécessaire est que cet État laisse à ces jurés à déterminer la peine, et ne se fasse pas même juge de la pénalité par un code, en les faisant seulement juges du fait. Car de quel droit arbitrez-vous les peines ? Vous avez donc un principe de justice distributive ? vous êtes donc pouvoir spirituel ?

Vous écrivez en tête d'une constitution que tous les citoyens sont égaux devant la loi : d'où tirez-vous cette règle, je vous le demande ? C'est, me dites-vous, que les hommes sont frères et égaux... Qui vous a dit cela ? vous êtes donc pouvoir spirituel ?

Je vais plus loin : il n'est pas même possible à l'État de s'occuper de ce qu'on appelle les intérêts matériels. Car quel intérêt de cette nature ne touche pas à un principe spirituel, ou n'a pas une conséquence de cet ordre ? Vous voulez, par exemple, exécuter des chemins de fer : quoi de moins attentatoire, en apparence, au règne spirituel ! Hé bien, vous ne le pouvez pas sans envahir largement sur ce domaine qui vous est interdit. En effet, pour exécuter vos chemins, vous êtes obligés de faire une loi d'expropriation forcée : atteinte au principe de la propriété. Qu'est-ce donc que la propriété ? a-t-elle des limites ? quelle loi a-t-elle suivie, et quelle doit-elle suivre encore ? Vous voilà pouvoir spirituel !

Je ne sais pourquoi, en vérité, j'entre dans tous ces détails, en voulant combattre le préjugé de la distinction des choses spirituelles et des choses matérielles ou temporelles. Car, pour réfuter cet absurde préjugé, il suffirait de demander si l'acte peut se séparer de l'intelligence et du sentiment, et si toute opération de l'intelligence, toute inspiration du sentiment, n'a pas pour conséquence prochaine ou éloignée un acte, une manifestation.

La réciproque de toutes les propositions que je viens de passer en revue est, par conséquent, aussi évidente que ces propositions mêmes. Si le pouvoir temporel ne peut faire un pas sans envahir sur le règne spirituel, réciproquement les sectes, auxquelles on abandonne le pouvoir spirituel, sont nécessairement pouvoir temporel ou attentatoires à ce pouvoir. Si vous abandonnez, par exemple, l'éducation aux sectes, c'est leur livrer l'État, ou plutôt c'est leur donner à dévorer des lambeaux de l'État. Comment voulez-vous, en effet, qu'un homme élevé par des Jésuites, par exemple, un homme soumis à la doctrine catholique, un homme sujet du pape par principes et par éducation, fasse un bon citoyen ? Sa conscience avant tout ! il est sujet du pape. Personne, dit l'Évangile, ne peut servir à la fois deux maîtres, être à Dieu et au Diable[23].

J'atteste encore une fois l'histoire tout entière que jamais, pendant la lutte des deux pouvoirs, un seul esprit un peu profond n'a cru à la possibilité d'une démarcation véritable entre ces deux pouvoirs. C'était un mot d'ordre convenu pour le combat, et voilà tout. Est-ce que tout pape, depuis Grégoire VII, et même avant lui, n'a pas soutenu qu'il n'y avait qu'un pouvoir dans le monde, et que ce pouvoir était le sien ?

Tout ce que vous pouvez espérer de mieux de cette division, qui pose d'un côté une société sans religion, et de l'autre une religion ou toutes sortes de religions sans réalisation politique et civile, c'est l'inertie au lieu du mouvement, la satiété que produit le désordre, la destruction de tout principe un peu énergique, l'effacement des âmes, l'anéantissement de toute vertu, une indifférence complète pour tout ce qui n'est pas jouissance matérielle et plaisir des sens.

La conséquence dernière et nécessaire de cette distinction est la négation positive et l'annihilation systématique de l'État. On doit dire, et on a dit : « Puisque l'État ne peut avoir aucun dogme, à quoi bon l'État ? Laissons la société des individus livrée à elle-même ; l'ordre naîtra tout seul du jeu des intérêts. » C'est en effet ce qu'ont soutenu certains raisonneurs fort peu philosophes.

Épicure, qui ne voyait dans le monde que le hasard des combinaisons diverses des atomes, se récusait quand il s'agissait du gouvernement de la société. Il ne poussait pas l'inconséquence jusqu'à se passionner pour l'ordre qui pouvait sortir de la fatalité. Il laissait ceux qui n'étaient pas aussi sages que lui s'abandonner follement au destin : il se contentait de se mettre en sûreté ; il se réfugiait dans la retraite, mais il ne se faisait pas législateur. De nos jours, de prétendus législateurs ont voulu appliquer l'Épicuréisme à la société. On a dit : « Abolissons toute religion, et tout ira bien. Chacun se fera sa religion, chacun se fera sa morale. Ne proclamons aucun principe. La société collective ne pourrait exister qu'avec une religion : hé bien, qu'il n'y ait pas de société collective ; qu'il n'y ait que des individus. Que le gouvernement soit tout au plus un gendarme chargé de maintenir la lice égale entre tous les combattants ! »

La doctrine de l'individualisme est ainsi venue à la suite de cette opinion, qu'il y a deux pouvoirs distincts, deux ordres distincts, le spirituel et le temporel.

Mais quelles sont les conséquences de cette doctrine de l'individualisme ? Les plus tristes qu'on puisse voir. Point de lien entre les hommes, point de société véritable, point de nation, point de patrie, point d'égalité, point de liberté ; une horrible anarchie de toutes les opinions, une lutte affreuse de tous les égoïsmes ; l'athéisme le plus ignorant auprès de la superstition la plus stupide ; l'inégalité de conditions la plus révoltante en face du principe de l'égalité des hommes ; des tyrans et des esclaves, des riches qui regorgent et des travailleurs qui meurent de faim. Voilà donc ce que devient une société livrée follement aux combinaisons du hasard ! L'athéisme religieux a entraîné l'athéisme social. Tout cela a abouti à cette maxime que certains hommes ont aujourd'hui dans le cœur et sur les lèvres : « Il n'y a dans le monde que des imbéciles et des fripons, et nous préférons ce dernier rôle. » Ah ! misérables, taisez-vous ; si le peuple venait à vous entendre !

Mais, en fait, cette théorie même a-t-elle été réalisée ? Non, car elle n'est pas réalisable. On a conservé la vieille religion sous le nom de religion de la majorité des Français ; on a violé constamment la prétendue liberté des cultes ; on a poursuivi les sectes nouvelles, on les a proscrites, on les proscrit chaque jour, et on fraude ouvertement la loi pour les détruire. Voilà le désordre où nous avons marché, et où nous sommes peut-être destinés à marcher longtemps encore.

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Chapitre VI.

Que la vraie distinction à établir est celle de la religion
individuelle ou privée, et du culte public ou national.

Le socialisme absolu[24], que plusieurs penseurs de nos jours essaient de remettre en honneur, et qu'ils opposent à la liberté absolue, n'est pas moins abominable ni moins absurde que l'individualisme, dont nous venons de voir les déplorables effets ; et l'on oublie que c'est parce que l'Humanité était lasse de ce socialisme, qu'elle s'est précipitée dans la liberté absolue, tombant, comme on dit, d'un écueil dans un autre, de Charybde en Scylla.

De ce qu'une société ne peut pas subsister sans religion, on en avait conclu que la religion n'est pas le fait de l'individu, mais de l'État ; tandis que, comme nous allons le démontrer, il y a la religion de l'individu et la religion de l'État. De là le despotisme des diverses religions qui ont passé sur la terre ; de là, en particulier, le despotisme de l'Église. Mais grâce à Dieu, c'en est fait à jamais de ce prétendu droit absolu de la société sur la conscience de ses membres. Le despotisme social, à force de tuer et de persécuter, s'est tué lui-même. Il fit boire la ciguë à Socrate, et mit Jésus-Christ sur la croix ; il a brûlé Jean Huss et Jérôme de Prague ; il a persécuté tous les sages, tous les hommes qui portaient l'amour de la vérité et l'amour des hommes dans leur cœur. Qu'il soit maudit et rejeté pour toujours ! Oui, s'il n'était possible d'avoir une religion et une société qu'à la condition de voir reparaître le despotisme social, plutôt point de religion, plutôt point de société.

Ainsi conçue, en effet, c'est-à-dire conçue comme niant et détruisant le droit qu'a chaque individu de croire ou de ne pas croire et de penser à sa guise, une religion serait, au point où nous sommes arrivés maintenant, la plus atroce des iniquités.

Sommes-nous des individualités, des êtres distincts, des intelligences séparées ? ou bien n'avons-nous qu'un seul et même cerveau pour penser ? ou bien encore y a-t-il parmi nous des mineurs déshérités officiellement du droit de penser, capitis minores ; et devons-nous, en conséquence, nous reconstituer en castes ?

Si chacun de nous est une intelligence distincte, tout est dit ; la question est décidée. Le premier principe de la société des intelligences sera apparemment la reconnaissance de chaque intelligence, ou, en d'autres termes, la liberté de chaque intelligence.

« Mais nous allons, dites-vous, organiser, au profit de tous un cerveau collectif ; ce sera un pape, un concile, un synode : qu'avez-vous à faire de penser, si la société pense pour vous, par le moyen de ces hommes d'élite ? »

- « J'ai à faire de vivre, et vivre c'est penser. Je ne penserai pas, si l'on pense souverainement pour moi. J'admets l'aide de mes semblables, leur coopération ; mais je n'admets pas leur tyrannie. Vous voulez que je me soumette aveuglément à une pensée qui n'est pas née ou qui n'est pas descendue dans ma conscience. Vous niez en moi l'être pensant, et vous m'annihilez comme intelligence. »

Nous avons vu plus haut que si l'Humanité a repoussé le régime des castes, c'est parce que ce régime ne constituait au complet que l'État, mais non pas l'individu, ne résolvant ce problème d'une société complète que par l'incomplet de chacun des membres de cette société. Voilà le crime des castes, leur crime radical et irrémissible. Ce n'est pas seulement parce que la distribution des divers rôles de prêtre, de guerrier, d'industriel, suivait en Orient le sort de la naissance, que les castes ont été rejetées ; non, car ce n'était là qu'un moyen simple et indiqué par la nature pour arriver au but des castes : mais elles ont été rejetées parce qu'elles tronquaient, mutilaient, et finalement annihilaient l'homme, l'individu. Dans la restauration provisoire qui s'est faite au moyen-âge, de ce régime des castes, bien que la naissance n'ait pas été prise absolument pour base de cette organisation, le caractère des castes n'en fut pas pour cela moins marqué. Aux uns le sacerdoce, aux autres la guerre et le gouvernement militaire, à d'autres l'industrie et le servage. Aujourd'hui, grâce à la Réforme, grâce à la Philosophie et à la Révolution Française, nous sommes tous égaux, c'est-à-dire nous sommes tous considérés comme autant d'activités et d'intelligences libres, ayant droit à tout, à la religion comme à la politique ; en un mot, nous sommes tous prêtres, nous sommes une nation de prêtres, au même titre que nous sommes tous citoyens. Qui donc peut songer à renverser ce résultat qui a été véritablement le but secret de l'Humanité depuis tant de siècles ? C'est profonde ignorance que de ne pas comprendre cette tendance de l'Humanité à constituer l'homme complet au sein de la société ; et, si on la comprend, ce serait folie que de s'y opposer.

Comme je l'ai dit ailleurs, tout le mouvement révolutionnaire de l'Europe, depuis le douzième siècle, a eu pour cause et pour but l'émancipation de la société laïque aspirant au sacerdoce, et se résume symboliquement ainsi : Nous avons, avec Wiclef et Jean Huss, demandé hardiment aux prêtres le privilège de la coupe, et nous l'avons pris de force avec Luther.

Nous sommes donc prêtres, nous le sommes tous ; nous sommes tous investis du caractère sacerdotal, comme l'étaient indistinctement tous les membres de la caste sacerdotale dans les divers pays où le régime des castes a existé. Voilà le plus grand des résultats de l'histoire depuis cinquante ou soixante siècles.

Mais, comme des esclaves émancipés d'hier nous ne savons encore quel usage faire de notre liberté. Il nous a fallu briser le lien commun des individus, c'est-à-dire à la fois l'État et l'Église, pour affranchir l'individu. Il en résulte une situation temporaire où l'individu, affranchi nominalement, ne l'est pas de fait, et où la société, c'est-à-dire l'État et l'Église, n'existe plus. Laïques, nous avons osé aspirer au droit du sacerdoce, et nous n'osons maintenant nous investir complètement de ce caractère. Voilà pour chacun pris isolément ; et quant à la société, c'est la même chose : elle a trop osé, ou n'ose plus assez. Dans son combat contre la caste prêtre, la société laïque n'a pas compris que, tôt ou tard, il lui faudrait devenir, elle-même société complète, c'est-à-dire société à la fois religieuse et politique. Elle a renversé l'Église et détrôné le pape : qu'elle soit donc elle-même et son Église et son pape ; car, encore une fois, une société ne peut subsister sans principes et sans gouvernement religieux.

Conserver mais réaliser véritablement ce droit de chacun à la religion comme à la politique, et, d'un autre côté, organiser le droit de la société collective à la religion comme à la politique ; en un mot, réunir les deux perfections que les diverses sociétés ont présentées séparément jusqu'ici, c'est-à-dire un État complet et un citoyen également complet, voilà le problème que nous a légué l'Humanité antérieure.

Et remarquez que ces deux termes du problème sont des conditions absolues, nécessaires, contre lesquelles rien ne prévaudra. La semence du passé doit croître, et ne peut pas mourir. Nous voudrions rentrer dans la situation des générations qui nous ont précédés, que nous ne le pourrions pas. Vainement nous redemanderions au ciel une caste prêtre pour nous gouverner religieusement, le ciel ne nous la donnerait pas. Vainement aussi nous voudrions rester des intelligences séparées, sans lien collectif, sans société complète, nous ne le pourrions pas davantage. Poussés par le passé, l'avenir nous appelle ; il faut à la fois à l'avenir et société complète et individu complet.

J'ai beau prendre l'histoire par tous les bouts, en suivre toutes les avenues, j'arrive toujours à ces deux formules que j'ai déjà exprimées ailleurs, et qui se présentent à mes regards comme si elles étaient écrites bien haut sur des colonnes de bronze :

La société de l'avenir sera à la fois pape et empereur ;

Dans la société de l'avenir, chaque homme sera à la fois son pape et son empereur.

Et quand je laisse l'histoire pour rentrer en moi-même, je retrouve également ces deux tendances, ou plutôt ces deux lois gravées dans mon cœur. Car, premièrement, je me sens lié aux autres hommes, et je répète ce beau vers ou plutôt cet oracle échappé à l'antiquité :

Homo sum, humani nihil a me alienum puto.

Je sens donc que je ne puis vivre sans la société ; et, en réfléchissant qu'une société ne peut subsister sans religion, car elle n'aurait pas de lien, et n'aurait pas non plus de fondement, je me sens convaincu et doucement attiré vers une religion collective où je puisse communier avec mes semblables.

Mais en même temps je sens que je suis pensée, et que la loi même ou la nature de la pensée est d'être libre, et que qui dit liberté dit indépendance. Je me sens donc libre et indépendant ; je le suis, je veux l'être, comme dit le grand Corneille, et pour rien au monde je ne veux m'abdiquer.

Immense contradiction en apparence ! nœud gordien qui arrête aujourd'hui l'esprit humain, et qui entrave sa marche et ses progrès !

Mais remarquez que ce n'est pas seulement sur le sujet qui nous occupe ici, c'est-à-dire sur la religion, que cette double tendance existe aujourd'hui ; c'est sur toutes les questions de la science sociale. Vous ne trouverez pas un point de politique où la lutte de ces deux besoins, en apparence contradictoires, ne se fasse violemment sentir. Prenez une question aussi éloignée de la religion que vous le voudrez, vous rencontrerez cette terrible dualité de l'individu et de la société ; de l'individu qui veut être libre, indépendant, complet, et de la société qui a besoin aussi d'être libre, indépendante, complète, pour être une société et non pas une simple agrégation d'hommes.

Il y a plus ; chacun de nous sent instinctivement que si la société n'est pas complète et omnipotente, ce prétendu droit de l'individu à la liberté et à l'omnipotence n'est qu'un mot et une chimère.

Voilà ce qui fait aujourd'hui le désespoir de tous les penseurs qui s'occupent consciencieusement de la science politique. Voilà aussi ce qui explique tant de variations subites d'esprits supérieurs, que l'on a vus passer tour-à-tour de l'individualisme au socialisme, cherchant successivement une issue dans ces deux systèmes, et ne la trouvant pas.

Vous voulez, par exemple, en fait de gouvernement politique, la réalisation de ces deux mots que la Révolution a proclamés : Liberté, Égalité. Qu'est-ce à dire ? Égalité entraîne un gouvernement républicain unitaire, une association souveraine sur ses membres. Vous êtes amené, avec Rousseau, à penser : « Le souverain peut tout ; il est omnipotent ; chaque citoyen lui a remis ses pouvoirs, chacun a fait en sa faveur abdication de son droit ; qu'il règne absolu, qu'il gouverne, qu'il administre la république ; il est nous, il est chacun de nous, transformé et devenu souverain en lui. » Voilà où vous conduit le sentiment de l'égalité. Mais quoi ! la société va donc gouverner souverainement l'individu ; elle va donc régler ses actions, commander même à ses pensées ; il se devra tout à elle, il ne sera plus qu'un membre de la volonté souveraine. Vous voilà révolté, même avant d'avoir réfléchi qu'il y aura toujours, dans tout gouvernement républicain, une majorité et une minorité, et que, par conséquent, la loi ne sera jamais que l'expression de la majorité, et un fait de domination de cette majorité sur la minorité. Je dis qu'indépendamment de cette nécessité d'une minorité non consentante, vous comprenez que l'homme ne peut remettre aux mains de l'État ni sa pensée, ni son amour, ni ses amitiés, ni la direction de son travail, ni le fruit de ce travail, en un mot une multitude d'actes qui constituent sa personnalité. Vous êtes révolté, dis-je, des conséquences de ce gouvernement unitaire, et vous opposez à l'Égalité la Liberté. Puis, de libertés en libertés, liberté de penser, d'écrire et d'imprimer, liberté de conscience et liberté des sectes, liberté du travail et de l'emploi des capitaux, liberté des pères de famille sur leurs enfants, et liberté d'éducation, etc., etc., vous restreignez le souverain collectif au point de le nier et de l'anéantir.

L'Humanité est-elle donc enfermée dans une impasse, où elle se fatiguera vainement, sans pouvoir s'ouvrir d'issue ?

Il y a déjà quelques années que, réfléchissant à ces questions, il nous a semblé apercevoir, non pas la solution même de ce redoutable problème, car cette solution ce serait tout un nouvel ordre social, mais du moins un principe qui peut servir à guider notre raison au milieu de ces difficultés.

Ce principe, que volontiers j'oserais appeler le principe fondamental de la république (respublica), c'est la distinction, fondée sur l'évidence et le consentement, des choses qui sont du domaine de l'individu, et des choses qui sont du domaine de la société collective.

Cette distinction, l'esprit humain n'est pas encore parvenu à la faire. Au lieu donc de séparer comme deux royaumes différents le domaine de l'individualité et le domaine du collectisme, on s'est toujours fatigué vainement à concilier sur le même terrain deux principes contradictoires, et qui, devant tous deux être souverains, ne peuvent admettre de rivalité. Je vais tâcher d'expliquer mon idée en peu de mots.

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Chapitre VII

Suite - Idée de la société.

Je sens que ce n'est pas le lieu d'exposer une théorie politique qui exigerait de longs développements : cependant je suis bien obligé d'en toucher ici quelque chose, puisque la distinction que je veux établir sur le chapitre de la religion tient à une distinction plus générale. Je prie donc le lecteur de me suivre un moment sur ce terrain.

Qu'est-ce que la société, et quelle idée devons-nous nous en faire ?

Le chef-d'œuvre de la politique est-il, comme l'a dit Rousseau, dans son Contrat Social, et comme on l'a dit tant de fois avant et après lui, d'identifier le citoyen et le souverain, l'individu et l'état, de telle façon que l'individu soit libre en tant qu'il se commande à lui-même, comme membre du souverain ? Sans doute ce point est important pour la formation de la société, si important même que sans cela il n'y a qu'une tyrannie et non pas une société raisonnable et légitime. Mais est-ce tout que cette participation de chaque citoyen à la loi ? L'idée même de la société consiste-t-elle en cela ? c'est-à-dire, la société est-ce l'individu se faisant lui-même, de concert avec ses semblables, sa loi individuelle ; de sorte que l'individu doive ensuite disparaître devant le souverain, parce que le domaine où la société légifère est le même que le domaine de l'individu ? Non, mille fois non ; ceci est une vue fausse, étroite, puérile ; ceci est la négation d'une foule de vérités aussi claires que le soleil.

La société n'est pas un être, dans le même sens que nous sommes des êtres. La société est un milieu, que nous organisons de génération en génération pour y vivre. La société prenant la place de l'individu, au lieu d'être le milieu auquel l'individu consent pour s'y développer, la société, dis-je, ainsi comprise est une monstruosité, en opposition avec toutes les lois divines.

La vie, c'est une multitude de rapports entre l'homme et les différents êtres qui coexistent avec lui dans le monde. L'homme naît, et voilà déjà un rapport nécessaire établi entre lui et ses parents qui lui ont donné naissance. L'homme se cherche dans son semblable, la femme, et de là résulte l'amour et le mariage. Puis de cette union s'engendrent les enfants, qui participent, d'une façon mystérieuse, du père et de la mère ; et de là un nouvel amour, une nouvelle union, la famille. L'amitié est une autre union, sui generis, à côté de l'amour et de la famille. Enfin une foule de relations qui dérivent du rapprochement des hommes, des services qu'ils se rendent, du degré de connaissance qu'ils ont les uns des autres, relations variées à l'infini par les diversités d'âge, de sexe, de conditions, d'aptitudes, complètent la communion des hommes entre eux, et développent l'être ou la personnalité de chacun. Ce développement ne saurait être gouverné par la société, sans que la vie ne soit, par cela même, détruite et annihilée. Il en est ainsi de toutes les autres virtualités de notre nature. Ce qu'on appelle les besoins corporels, et toutes celles de nos passions qui ont pour but le monde extérieur à l'Humanité, sont des attraits qui ont leur source dans notre nature intime, et dont la satisfaction constitue notre vie. Tout cela est souverainement, et au premier chef, du domaine de l'individu. C'est le champ de son activité ; c'est par là que la raison se développe en lui, par là qu'il se sent vivre et qu'il se perfectionne. Otez-lui la liberté, et vous n'avez plus que la mort et le néant, au lieu de l'être et de la vie. La société n'a donc pas directement pour but le gouvernement de l'individu ; et tous les socialistes, théocrates ou autres, qui ont imaginé de changer la vie sociale en un mécanisme où l'individu serait fatalement gouverné et conduit, ont erré de la façon la plus capitale. Ils ont absurdement tenté de détruire les êtres réels au profit de l'être collectif appelé société, lequel véritablement, par rapport à nous, n'est qu'une abstraction, bien qu'il existe en Dieu.

Par rapport à nous, je le répète encore, la société est un milieu fait pour les individualités ; elle n'est pas autre chose. À titre de citoyens, nous contribuons, chacun sur le pied de l'égalité, à former, à organiser ce milieu ; c'est-à-dire que nous sommes tous ou devons être tous membres du souverain. En cela, Rousseau a raison ; c'est-à-dire que l'idée républicaine est vraie, la seule vraie à nos yeux, la seule légitime. Mais comment devons-nous l'organiser, ce milieu ? d'après quel art, dans quel but ? Si nous l'organisions, comme le concevait Rousseau, pour limiter, régler, gouverner l'individu, nous détruirions l'individu, nous détruirions la vie même au profit d'une abstraction.

Nous devons l'organiser pour le développement libre des individualités, et non contre ce développement ; de telle façon que chacun cherche, suivant ses affinités, les êtres avec lesquels il doit former des alliances, et les divers objets dont sa personnalité éprouve le besoin ; et non pas de telle façon que chacun pense, aime, travaille, d'après une direction qui lui serait imposée et imprimée comme à un esclave ou à une machine.

Or quel moyen de résoudre ce problème ? Il n'y en a qu'un.

Faite pour tous et par le vœu et le vote de tous, la société met à la disposition de chacun, suivant ses facultés, les instruments de travail et les moyens divers de développement qui composent l'héritage commun de l'Humanité. Puis chaque individu vient librement puiser à cette source, et en tirer, par son travail, un certain fruit, qui alors devient son propre domaine, où il est roi et libre comme la société l'est sur le sien. Mais ce domaine commun, ce milieu social, d'où chacun, suivant sa force, tire son propre domaine, doit être complet, c'est-à-dire à la fois matériel et spirituel, politique et religieux ; sans quoi l'individu, qui par nature a besoin de nourriture spirituelle et matérielle, ne pourrait vivre dans ce milieu, en tirer profit, utilité, ni même, ce qui est aussi un besoin pour lui, rendre à la société le résultat de son individualité, c'est-à-dire des produits élaborés par sa nature.

La société n'est donc pas seulement atelier de travail, elle est encore atelier moral. Mais elle ne fait que prêter, suivant certaines règles prescrites par la justice, les instruments de l'individualité à la personnalité de chacun ; elle n'a pas le but de gouverner cette individualité, d'absorber en elle cette personnalité. Loin de faire des hommes ses instruments, comme le veulent les socialistes[25], elle ne fait que prêter des instruments aux facultés que chaque homme a reçues de Dieu pour en disposer librement.

Dans le monde physique, la masse d'air qui nous environne et où nous vivons n'est à personne en propre ; elle est à tous. Mais l'air que j'aspire, que j'enferme dans mon poumon, et que je mêle à mon sang dans mes veines, est bien à moi et n'est qu'à moi. Voilà l'image de la société et de l'individu, de ce que doit être, de ce que sera un jour la propriété collective et la propriété privée, la religion collective et la religion privée.

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Chapitre VIII.

Comment la distinction de la religion collective
et de la religion privée peut et doit s'établir.

Laissons la grande question de la propriété, et appliquons seulement notre principe au sujet spécial qui nous occupe, à la question, non moins grande assurément, de la religion et du culte.

Je suppose que quelque chose d'analogue au concile de Nicée et aux autres grands conciles du Christianisme ait lieu de nouveau ; que de nouveau des mandataires sortis du sein du peuple formulent un symbole ; que de nouveau la science et la philosophie se fassent religion (car je soutiens et je crois avoir démontré ailleurs que c'est ainsi que fut réellement fondé le Christianisme) : qui pourrait alors, je le demande, empêcher la société laïque déjà émancipée comme elle l'est de l'Église, de réunir en elle-même l'Église et l'État, le gouvernement politique et la religion, de se faire en un mot pape et empereur ? qui pourrait lui nier son droit ? qui pourrait, dis-je, refuser à la démocratie inspirée le droit de se régir collectivement elle-même de toute manière, de se constituer religieusement aussi bien que civilement, de réaliser enfin le but vers lequel nous avons vu que l'Humanité gravite depuis tant de siècles : une société complète où l'individu soit libre.

Je suppose que les idées si chères aux théoriciens de la Révolution Française se réalisent, que l'Institut devienne ce que Condorcet voulait qu'il devînt, un grand collège philosophique, et qu'au sein de la France un véritable pouvoir éducateur prenne place à côté du pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire, ayant comme eux sa sanction et sa source dans le pouvoir législatif, expression directe de la démocratie, ou bien prenant directement racine dans la démocratie même par des élections populaires.

Enfin, je suppose que l'éducation publique et commune pour tous les enfants du peuple, égale pour tous virtuellement, mais variée suivant leurs capacités constatées, vienne à s'établir. Certes ce n'est pas là un rêve, ou bien les principes tant proclamés de notre Révolution ne sont eux-mêmes que des rêves : cette éducation commune n'a-t-elle pas été proposée, délibérée, décrétée ; et quel esprit alors aurait songé à en nier la légitimité, l'efficacité, la nécessité ?

Ne voyez-vous pas que si les idées synthétiques qui commencent à régner dans la science et dans la philosophie étaient plus avancées qu'elles ne le sont encore, ces trois suppositions se réaliseraient : que 1° ce que l'on a appelé Assemblée constituante, Convention, Chambre des députés, serait un Concile ; que 2° les sciences réunies aujourd'hui à l'Institut, sans lien commun et sans conclusion, deviendraient des dogmes qui engendreraient de fait un pouvoir éducateur ; que 3° ce pouvoir éducateur s'appliquant aux générations nouvelles, et donnant à ces générations, comme la société en a le droit et la mission, une éducation unitaire, dogmatique, positive, religieuse, il en résulterait un peuple unitaire et religieux ?

Et ne voyez-vous pas, par conséquent, que si ces trois suppositions étaient réalisées, la société laïque serait ce qu'elle doit être : une société complète ?

Mais, en même temps, ces trois suppositions se réalisant par la démocratie, puisque le pouvoir législatif-religieux sortirait directement de la démocratie, et que le pouvoir éducateur en sortirait aussi, soit directement, soit indirectement, il est évident que la seconde condition du problème que nous avons posé pourrait également être remplie ; c'est-à-dire que, même avec une religion nationale, l'individu pourrait être libre religieusement.

Car qui fait cette religion nationale, qui la promulgue ou la fait promulguer, qui l'autorise au moins et qui la sanctionne ? Le peuple, les individus. Si donc l'individu tient à sa liberté, à sa dignité, à son droit, il ne laissera pas cette liberté, ce droit, tomber sous le joug de la religion collective ; c'est-à-dire qu'il distinguera le domaine de l'individualité du domaine de la société collective.

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Chapitre IX.

Suite.

La distinction la plus capitale à faire entre ces deux domaines, celle qui décide pour ainsi dire de tout le reste, c'est de différencier les deux phases de la vie humaine, l'état d'enfance et l'état de maturité, et de donner l'enfant à l'Humanité, à la société, et l'homme devenu libre à Dieu et à lui-même.

L'homme, avant d'être homme, est confié par la Providence à la famille et à la société ; il commence sa vie par l'enfance ; il est, comme on dit, mineur ; il s'émancipe peu à peu, il se forme, il se fortifie, tandis que sa famille et la génération contemporaine de cette famille, si pleines de vie et si fortes alors qu'il n'était lui-même qu'un enfant, s'affaiblissent en vieillissant, et finissent par s'éteindre et disparaître. C'est lui, c'est sa propre génération qui remplacent sur la terre cette famille qui l'avait engendré, cette génération antérieure qui l'avait produit.

Que conclure de cette loi divine des choses, relativement à la législation humaine ?

C'est que les socialistes se trompent lorsque, frappés de la nécessité de l'éducation de l'individu par la société, ils en concluent que la société aura le droit de le gouverner pendant toute sa vie. Ils ont raison sans doute de nier ce qu'on appelle la liberté d'éducation ; mais ils sont absurdes quand ils nient, comme conséquence, la liberté de penser et d'écrire pour l'homme devenu majeur.

Et réciproquement les individualistes se trompent lorsqu'ils imaginent que la liberté de penser et d'écrire entraîne la liberté d'éducation.

La société collective sera omnipotente dans l'éducation. L'individu devenu homme sera libre de sa pensée et de l'expression de sa pensée.

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Chapitre X.

Suite.

Ainsi donc omnipotence de la société sur l'éducation des mineurs, mais liberté individuelle de penser et de croire pour l'homme devenu majeur. Sur ce point capital, notre distinction du domaine social et du domaine privé offense-t-elle ou résout-elle le problème tel que nous l'avons posé : une société complète, un homme complet ?

La société sera-t-elle moins religieuse parce que l'individu, après avoir reçu, quand il était mineur, l'éducation religieuse que la société avait le droit de lui imposer, se regardera comme libre de sa pensée et de l'expression de cette pensée, alors qu'il sera homme et véritablement capable de penser par lui-même ?

Non ; car cet homme qui pense est citoyen, et, comme tel, membre de l'Église et de l'État réunis en une seule unité complète. Donc ce libre penseur, venant concourir au progrès religieux en vertu de son droit, n'est jamais, pour employer le style du passé, n'est jamais un hérétique, mais est toujours, directement ou indirectement, un des Pères du concile permanent qui gouverne, suivant le progrès des lumières, l'idée religieuse. S'il ne pense pas comme la majorité, c'est qu'il a le droit de ne pas penser comme elle, et de chercher à l'amener à son opinion. Il fait son œuvre, il est à son poste dans l'Église, c'est-à-dire dans le gouvernement religieux de la société.

Est-ce que le Christianisme, est-ce que l'Église catholique n'ont pas été, de siècle en siècle, ou plutôt d'année en année et de jour en jour, le théâtre d'une perpétuelle discussion, quand même on laisserait de côté tous ceux que l'Église a chassés de son sein sous le nom d'hérétiques ? Les fidèles n'ont-ils pas toujours discuté sur les développements des dogmes fondamentaux de leur foi ? Les cardinaux peuvent-ils se réunir à Rome sans se partager en des avis différents ? Hé bien, il en sera de même de la démocratie religieuse.

Si vous niez la discussion pour la religion, niez-la donc aussi pour la politique et le gouvernement civil, et rayez à jamais la démocratie du catalogue des choses raisonnables.

Et réciproquement l'individu sera-t-il moins libre parce qu'enfant il aura appris à sentir, à penser, à se gouverner sous l'égide de la société, représentant alors pour lui l'Humanité tout entière ?

Non ; car alors il était enfant, il n'était pas libre, il n'avait pas en lui la raison de l'être ; il était mineur. Que ce soit la société ou la famille, ou une sorte de hasard qui préside à son éducation, le fait n'en est pas moins le même : un enfant reçoit son éducation du monde qui l'entoure, de la génération qui l'a précédé, de l'Humanité antérieure. Or vaut-il mieux pour lui qu'il soit livré au hasard, abandonné à l'ignorance et au despotisme paternel, ou confié à la société ? Evidemment, puisqu'il doit vivre en société et devenir à son tour tige d'une nouvelle famille, il vaut mieux qu'il soit confié à la société.

Mais, dira-t-on, comment voulez-vous qu'imbu dès l'enfance de certains principes religieux, il s'en débarrasse plus tard, surtout lorsque ces principes lui auront été inculqués au nom de la société même ?

Je réponds qu'il ne s'agit pas de se débarrasser de ces principes qu'on aura sucés dès l'enfance, mais de les développer, de les pousser en avant, de les rectifier, d'y ajouter.

Je parle, moi, de la religion nouvelle, et on me répond toujours avec l'exemple du passé et de la vieille religion.

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Chapitre XI.

Suite.

J'ai rayé l'éducation du domaine privé, du domaine des individus, du domaine de la famille, pour la donner à qui elle appartient, à la société ; ce qui du reste ne détruit en rien, comme je le montrerais aisément si j'en avais le temps ici, la relation naturelle, légitime, impérissable, des enfants pour la famille. Il en résulte que, l'éducation ainsi restituée à l'État, l'État est omnipotent là où il a le droit de l'être, sans que l'individu soit lésé.

Y a-t-il un autre cas où la société soit omnipotente sur l'homme, où elle cesse d'être le simple milieu des individualités, et devienne un être véritable, une personne, un roi, un pape, qui dogmatise et qui commande ? Oui ; elle prend encore ce caractère pour ceux qui ont blessé les lois sociales, qui ont essayé de détruire le milieu des individualités, et attenté à la liberté des autres hommes. Elle prend, en un mot, ce caractère pour tous les criminels que sa justice a condamnés.

Ceux-là aussi sont en minorité et en tutelle ; car la société, en leur infligeant une peine, les a déclarés déchus, à divers degrés, de leur titre d'homme. Elle a le droit et le devoir de procurer moralement leur absolution, c'est-à-dire leur réhabilitation morale.

Hors ces deux cas, la société ne peut prétendre à exercer sur aucun de ses membres un empire paternel. Sortis de l'enfance, et n'ayant pas démérité par des délits ou des crimes contre les lois sociales, nous sommes tous égaux, tous frères, tous aptes à toute fonction, tous guerriers au besoin, tous membres du souverain, tous membres de l'Église, tous citoyens, tous prêtres. Nous organisons collectivement un milieu pour y vivre ; ce milieu c'est la législation, c'est la propriété collective, c'est aussi le culte. Nous puisons dans ce milieu, mais nous sommes libres d'y puiser suivant nos facultés et nos désirs.

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Chapitre XII.

Suite.

Ainsi donc la nature nous ouvre une porte pour sortir du labyrinthe où nous étions enfermés. Cette alternative qu'elle établit de l'enfance et de l'âge mûr, transportée dans l'édifice social, devient la clef de voûte de cet édifice. Deux phases dans la vie de l'homme, inverses et réciproques l'une de l'autre, se montrent dans la nature : l'une où l'homme n'est pour ainsi dire qu'en puissance d'être, promesse que le présent fait à l'avenir ; l'autre où lui seul est réellement, où ce qui a été avant lui disparaît et s'efface de la scène du monde comme des étoiles se couchent à l'horizon, et où ce qui sera après lui ne peut être que par lui et doit sortir de lui. Que ces deux phases si évidentes de la vie naturelle soient clairement conservées dans la législation, qu'elles y deviennent la base de deux droits différents ; et notre problème d'un homme libre, complet, omnipotent, avec une société libre, complète, omnipotente, peut être résolu.

Il s'agissait en effet de trouver un point de jonction entre la société et l'individu, un point où la société engendrât l'individu, qui doit à son tour plus tard l'engendrer elle-même en la perpétuant. Ce point, la nature nous le fournit, en nous donnant l'homme enfant, et en le livrant sans défense à l'éducation ; et la raison nous dit que l'éducation appartient légitimement au domaine de la société.

Il fallait en même temps que l'homme, ainsi socialisé pour ainsi dire par l'éducation, pût échapper ensuite au socialisme, c'est-à-dire se développer ultérieurement lui-même, en reprenant sa liberté, sa personnalité ; sans quoi les hommes s'ajouteraient les uns à la suite des autres, enchaînés au passé et non tournés vers l'avenir, comme dans les religions que nous repoussons. Ce second point, la démocratie nous le fournit, puisque l'homme, après avoir été éduqué religieusement, ne peut pas devenir citoyen sans être sollicité et provoqué par là même à la liberté et à l'indépendance. Législateur, au civil et au religieux, il sent bien, il sent forcément que la société qui doit sortir de son vote doit le laisser libre dans tout ce qui constitue sa personnalité.

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Chapitre XIII.

Suite.

Cela étant, en quoi un culte national, simple milieu pour les hommes libres et organisé par eux, pourrait-il blesser leur liberté, leur personnalité ?

Vraiment, vous paraît-il donc si difficile qu'un culte national puisse s'organiser, qui pourtant ne blesse en rien la liberté de l'esprit humain, l'indépendance et la personnalité de chaque citoyen ?

Je suppose que la société, comme concile, ait décidé des cérémonies religieuses qui doivent accompagner la naissance, le mariage, la mort. Quoi que vous vouliez être, vous êtes bien forcés d'avoir de pareilles cérémonies ; et maintenant même vous en avez de par le code et la loi : seulement elles sont athées et repoussantes pour toute âme élevée. Je suppose donc que la vérité religieuse, la foi, l'enthousiasme, la poésie, la science, aient pris la place de l'ignorance et de l'athéisme auprès du berceau, du lit nuptial, et de la tombe, et que la municipalité soit devenue ce qu'elle devrait être, un lieu auguste, un temple. En quoi l'homme le plus indépendant, le plus éloigné même des opinions régnantes de son temps, pourrait-il être lésé dans sa conscience par de telles cérémonies ? Vous trouvez que la prière prononcée sur la tête de votre enfant, ou sur la tombe de votre mère, ne répond pas à votre religion ? C'est la prière nationale, c'est l'expression de la foi générale de l'Humanité en ce temps. Vous aviez le droit d'ajouter à cette prière dans votre cœur, et de corriger en vous-même cette prière comme vous l'entendiez. Votre droit individuel est donc satisfait. Maintenant faites plus : vous êtes citoyen, et, comme tel, vous faites partie de l'Église ; demandez, demandez hautement que le culte qui ne vous contente pas soit modifié, proposez vous-même à vos concitoyens une autre prière.

Certes, je ne connais rien qui soit autant de droit individuel que le mariage. Honte aux théocrates de nos jours qui ont rêvé je ne sais quelle intervention coupable dans les relations des sexes. Mais parce que le mariage est un fait d'individualité et de liberté fondé sur le consentement de l'homme et de la femme qui le contractent, s'ensuit-il que la société n'ait pas le droit et le devoir de formuler sa foi religieuse sur la sainteté de ce contrat ? Donc, ce que la société aura dit à l'enfant à ce sujet, ce qu'elle lui aura enseigné dogmatiquement, elle pourra le répéter à l'homme libre, soit dans la cérémonie du mariage, soit dans la cérémonie du divorce ; et l'homme libre n'en sera pas moins libre, et il n'aura pas à se plaindre de la loi, qui lui rappelle l'idéal et le lui met devant les yeux, mais lui laisse son droit.

S'il entre dans la volonté nationale d'avoir dans toute ville et dans toute bourgade un représentant de sa science et de sa moralité, chargé d'instruire et de moraliser le peuple, quel citoyen aura à se plaindre, quand même, ce que je ne suppose pas, la loi l'obligerait à aller écouter, à certains jours de fête, cet orateur du peuple, comme la loi l'oblige aujourd'hui au service de la garde nationale ? Puisqu'il est convenu que cet homme qui parle et enseigne n'est que primus inter pares, un homme choisi d'entre le peuple pour parler et enseigner, en quoi la dignité de chacun est-elle violée ? Vous n'êtes pas satisfait de la parole de cet homme ? Ecoutez-le d'abord avec respect, car il est dans sa fonction, et il représente l'État ; puis jugez-le dans vos écrits comme vous l'entendrez. Faites mieux, entrez vous-même dans sa fonction, portez-vous aspirant à ce ministère, prenez vos grades pour y arriver, et montrez-nous un philosophe plus digne d'enseigner, un orateur plus capable de porter la parole au nom du peuple.

Mais je m'arrête. Ce sujet est beaucoup trop vaste et trop difficile pour le traiter d'un coup. Qu'il me suffise d'avoir essayé de poser un principe. Je tenterai et j'ai déjà tenté dans d'autres écrits d'appliquer ce principe à des questions spéciales[26].

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Chapitre XIV.

Que le principe de la liberté des cultes
n'a qu'une valeur temporaire.

Quoi qu'il en soit, il est bien évident que le principe, actuellement régnant, de la liberté des cultes, n'a qu'une valeur temporaire, et qu'il est incompatible avec un État bien organisé. Ce principe est légitime et nécessaire aujourd'hui, parce que la société n'est pas capable ou ne se sent pas capable de se constituer religieusement, d'émettre son symbole, sa foi.

Mais quand la société laïque, de progrès en progrès, sera parvenue à se constituer religieusement, il paraîtra absurde qu'on ait pu regarder comme un état normal la fragmentation de la patrie en une multitude de petites nations séparées et hostiles ; car ce n'est pas même Imperium in imperio, mais Multa imperia in imperio.

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Chapitre XV.

Conclusion.

Le dix-huitième siècle, plus voisin que nous d'une véritable législation, en ce sens que la vieille société, État et Religion, existait encore en partie, n'a jamais pensé à proclamer, comme chose normale, ce prétendu principe de la liberté des cultes, qui n'est autre que la fragmentation de l'État en sectes diverses, ennemies entre elles et ennemies de l'État. Loin de là, les plus profonds penseurs de ce siècle ont voulu que la religion appartînt à l'État.

C'est pour soutenir que la religion devait dépendre du magistrat, que Spinosa a écrit son Tractatus theologico-politicus. Les deux derniers chapitres de cet admirable ouvrage sont intitulés ainsi :

Que l'administration des choses saintes doit dépendre des souverains, et que nous ne pouvons nous acquitter de l'obéissance que nous devons à Dieu qu'en accommodant le culte extérieur de la religion à la paix de la république ;

Que, dans une république libre, il doit être permis d'avoir telle opinion que l'on veut, et même de la dire.

Nous ne venons pas, on le voit, d'enseigner une autre doctrine. Religion individuelle, liberté pour l'homme fait de penser et d'exprimer sa croyance ; mais en même temps religion nationale, et pas de sectes, voilà ce que dit Spinosa, et ce que nous avons dit. On conviendra que nous ne pouvions pas trouver de plus grande autorité pour appuyer notre opinion.

Avant Spinosa, Hobbes avait également compris que la fragmentation de l'État en cultes divers était la destruction de l'État ; il avait proposé, comme dit Rousseau, de réunir les deux têtes de l'aigle, et de tout ramener à l'unité[27].

Mais ces grands penseurs étaient sur ce point en avant de leur temps. Si leur doctrine, qui est la vraie doctrine, eût prévalu, ce serait le Christianisme protestant qui s'en serait emparé, et cela ne pouvait pas être. Car quelle liberté individuelle en matière de religion eût pu subsister avec ce Christianisme ainsi intronisé au sommet de l'État ? Le souverain, peuple ou roi, ne concevant pas d'autre religion que le Christianisme, eût formulé le Christianisme, et détruit par conséquent ce que Spinosa voulait introduire dans le monde, la liberté de penser, l'individualité.

La destruction du Christianisme était donc nécessaire pour que l'idée de Spinosa, liberté religieuse individuelle et religion nationale, fût réalisable. Aussi ce ne fut pas l'idée de Spinosa et de Hobbes qui triompha.

L'école de Bayle fit ce qui était nécessaire pour que la pensée de Spinosa fût applicable. L'école de Bayle, au lieu de prêcher l'identification de la Religion et de l'État, prêcha simplement la tolérance. La tolérance, mot vague et insignifiant ! car ce n'est pas la tolérance qu'il faut, c'est le droit. Je ne veux pas être toléré, je veux connaître mon droit, et en jouir.

Pour l'école de Bayle, la tolérance n'était que l'indifférence en matière de religion, et une sorte de convention pour l'État d'être athée, de n'avoir aucun dogme, aucune croyance morale, aucune religion d'aucun genre. C'est en effet à cette conclusion qu'ont abouti, après Bayle, tous les partisans de la tolérance. Bayle transformé devint Voltaire, la tolérance de Bayle devint l'indifférence de Voltaire pour toutes les religions et toutes les sectes. Voilà comment naquit dans la législation ce principe de la liberté des cultes : principe qui a l'air de satisfaire à tout et de donner la paix au monde, mais qui n'amène en effet que la ruine ; car l'individualisme et l'athéisme social suivent de près, comme nous l'avons vu, et la société s'écroule.

Un homme, à l'époque où Voltaire reproduisait Bayle, vint reproduire, mais timidement, Spinosa ; c'est Rousseau. Nourri de Hobbes et de Spinosa après s'être nourri des anciens, Rousseau sentit bien la nécessité d'une religion collective, si l'on voulait avoir un État, une patrie, une nation, et non pas une agrégation d'hommes sans dévouement, sans morale, sans honneur, sans foi. Il voulut donc une religion d'État. Mais, craignant en même temps que l'individu ne devînt esclave de cette religion, parce qu'il jugeait de l'avenir par le passé, il essaya de réduire cette religion à je ne sais quels sentiments de sociabilité sans démonstrations, sans commentaires, comme il dit, véritable chimère de religion dont Rousseau pourtant n'a pas craint de donner la formule. Écoutez comment il s'exprime sur ce point dans le Contrat Social :

« Il y a une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l'État quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d'aimer sincèrement les lois, la justice, et d'immoler, au besoin, sa vie à son devoir. Que si quelqu'un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu'il soit puni de mort ; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois. Les dogmes de la religion civile doivent être simples, en petit nombre, énoncés avec précision, sans explications ni commentaires. L'existence de la Divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois ; voilà les dogmes positifs. Quant aux dogmes négatifs, je les borne à un seul, c'est l'intolérance : elle rentre dans les cultes que nous avons exclus[28]. »

O socialisme aveugle ! Quoi, Jean-Jacques, vous allez imposer à vos citoyens de croire à Dieu sans explications ni commentaires ; de croire à la vie future sans explications ni commentaires ; de croire au bonheur des justes, au gouvernement du monde par la Providence, à la justice de Dieu, sans explications ni commentaires ! Vous imaginez donc que ce grand travail de l'Humanité qu'on appelle religion, théologie, métaphysique, philosophie, le progrès religieux en un mot, peut tout-à-coup cesser par une ordonnance du peuple ! Et vous croyez cependant qu'il ne peut y avoir de peuple qu'à la condition que des dogmes soient proclamés et crus ! Mais comment y croire ? Jean-Jacques, tournez-vous vers les hommes de votre temps, et commandez-leur de croire à vos dogmes : ils vous diront qu'ils ne peuvent y croire, que vous êtes presque le seul du dix-huitième siècle à y croire, et ils auront le droit de vous demander ce commentaire que vous refusez aux citoyens de votre république. Rousseau, votre disciple Robespierre a exécuté ce que vous avez pensé. Il a fait décréter vos dogmes, l'existence de Dieu et la vie future ; il les a fait décréter sans commentaires ; il s'imaginait, sur votre foi, que ces principes pouvaient se graver dans le cœur des hommes, indépendamment de toute science, de toute théologie. Ce décret du peuple souverain a-t-il eu force de loi, ou n'a-t-il été qu'un vain bruit, une clameur perdue au Champ-de-Mars dans les airs ?

Et puis le même homme qui prétend imposer socialement une croyance à l'homme libre, une croyance sans discussion, une croyance invariable, ce même homme qui détruit ainsi au premier chef la liberté humaine dans son essor le plus élevé, dans sa corde la plus haute, qui punit de l'exil ou de la mort ceux qui ne croient pas à ces dogmes, comme s'il était si facile de les comprendre et d'y croire, n'imagine pas même ensuite pouvoir tirer légitimement de là aucun enseignement, aucun culte public ; il commande le plus, et n'ose pas le moins ; il impose les consciences, et il n'ose pas imposer les yeux et les oreilles. Quoi ! le citoyen croira à tout ce que dit Rousseau, et il n'y aura pas une seule prière publique, une seule exhortation religieuse, une seule cérémonie, dans la république de Jean-Jacques ! On croira en Dieu, et on n'adorera que l'abstraction patrie, réalisée dans un contrat social ! Ce Dieu, cette Providence à laquelle il faut croire sous peine de l'exil et de la mort, n'auront pas un grain d'encens ! Mais ce n'est pas tout encore : Rousseau proclame que sans l'unité il n'y aura jamais ni État ni gouvernement bien constitué ; il veut une religion d'État, il en donne la formule ; et cependant il admet les sectes, parce qu'ayant réduit sa religion d'État à une ordonnance sans discussions ni commentaires, il comprend que ni le cœur ni l'intelligence ne sont satisfaits, et qu'ayant imposé sa religion, non pas au nom de Dieu démontré, mais au nom d'un contrat social fondé sur l'égoïsme de chacun, il sent que ce n'est vraiment pas là une religion. Il admet donc les sectes, les Églises particulières, et pourtant encore il exclut celles qui lui paraissent intolérantes. Intolérantes ! mais comment une secte quelconque ne serait-elle pas intolérante, de principes au moins ? Est-ce que toute secte ne croit pas avoir la vérité, et la vérité n'entraîne-t-elle pas la condamnation dogmatique de tout ce qui, n'étant pas elle, est nécessairement l'erreur ? Quelle religion, quelle secte donc Rousseau conservera-t-il dans sa république, auprès de ses dogmes civiques et de sa religion citoyenne ! Voilà comment Jean-Jacques se réfute lui-même sur tous les points, et tombe dans un abîme de contradictions.

Je passe sur ce misérable sophisme au moyen duquel il impose une religion sans oser dire que c'en est une. Ce sont des principes de sociabilité, dit-il, et si vous n'y croyez pas, vous êtes mauvais citoyen. Mais qui êtes-vous pour me forcer à croire à ces principes ? Prenez-y garde, vous me parlez là des choses divines, des choses que l'on ne voit pas avec les yeux du corps, mais avec les yeux de l'esprit : si nous y croyons ensemble, c'est une religion ; si nous n'y croyons pas, ce n'est rien, et vainement alors vous imaginerez de fonder sur des mots et le droit, et la justice, et la société ; vous bâtirez sur le sable.

Rousseau s'est égaré : incertain, comme toujours, entre le Déisme de son siècle et son Protestantisme à lui, il a voulu tout concilier et n'a rien concilié.

L'homme de la tradition qui a raison, le penseur, le logicien, c'est Spinosa. Son aphorisme, au moins, est clair, et il faudra bien, nous le croyons, y venir. Un culte national, des cérémonies publiques commandées par le souverain ; l'unité, pas de sectes ; et puis l'individu libre au milieu de ce culte auquel il contribue lui-même, comme membre du souverain : voilà une pensée nette, sans ambiguïté, sans ténèbres.

Mais cette pensée, je le répète, était inorganisable avec le Christianisme. Voilà ce qui légitime Voltaire et son œuvre. Il a fallu détruire ce qui ne pouvait s'accommoder avec la liberté de l'esprit humain. La formule de l'avenir, nous n'avons cessé de le dire dans cet écrit, c'est une société complète et un homme libre. Tandis que les penseurs tels que Hobbes, Spinosa, Rousseau, aimaient surtout la société complète, les penseurs tels que Bayle et Voltaire aimaient surtout l'individu libre. Les uns visaient à organiser l'État, les autres visaient surtout à affranchir l'homme. Les uns, sortis de pays protestants, continuaient l'évolution de la société laïque aspirant à se constituer Église ; les autres, sortis d'un pays qui n'avait pas même voulu du protestantisme, tant son ardeur de l'avenir était grande, continuaient l'évolution de l'homme en tant qu'individualité et personnalité. L'Humanité marchait par ces deux courants : Rousseau voulait un citoyen, Voltaire voulait un homme. Et cette double aspiration se retrouve non seulement à tous les échelons du dix-huitième siècle, mais dans son couronnement, la Révolution Française. Car ce n'est point par erreur, mais par un secret instinct de la vérité et par une sorte d'esprit prophétique, que nos législateurs de la Révolution, soit l'Assemblée constituante, soit la Convention, ont distingué l'homme et le citoyen, les droits de l'homme et les droits du citoyen. Qu'ils n'aient pas su en faire le partage, à la bonne heure ; mais ils les ont distingués, cela suffit. Issus à la fois de l'école de Voltaire et de celle de Rousseau, nos pères ont réuni ces deux types au fronton de leurs Constitutions, comme notre sculpteur David vient de les réunir au fronton du Panthéon. Seulement, comme le sculpteur, ils n'ont fait que les poser l'un près de l'autre, indifférents sinon hostiles, se tournant de côtés divers, et non pas associés et se donnant la main comme deux amis. L'avenir associera ce qui ne l'est pas encore. Nous croyons avoir démontré, du moins, que la solution de ce problème n'est pas impossible.

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Principales œuvres
de Pierre Leroux :

- D'une Religion nationale ou du Culte (1836, réédité en 1846, augmenté d'un avant-propos).

- De l'humanité, de son principe et de son avenir, où se trouve exposée la vraie définition de la religion et où on explique le sens, la suite et l'enchaînement du mosaïsme et du christianisme (1840).

- Sept discours sur la situation actuelle de la société et de l'esprit humain (1841).

- Réfutation de l'éclectisme où se trouve exposée la vraie définition de la philosophie (1841).

- De l'humanité, solution pacifique du problème du prolétariat (1848).

- Projet d'une Constitution démocratique et sociale fondée sur la loi même de la vie et donnant par une organisation véritable de l'État la possibilité de détruire à jamais la monarchie, l'aristocratie, l'anarchie et le moyen infaillible d'organiser le travail national sans blesser la liberté (présenté à l'Assemblée nationale en septembre 1848).

- De la ploutocratie, ou du gouvernement des riches (1848).

- Du christianisme et de ses origines démocratiques (1848).

- De l'Égalité (1848).

- Malthus et les économistes, ou y aura-t-il toujours des pauvres ? (1849).

- L'Assemblée nationale législative (1849).

- La grève de Samarez, poème philosophique (1863-64).

- Job, drame en cinq actes, par le prophète Isaïe, traduit de l'hébreu (1865).

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Pierre Leroux :

Philosophe, publiciste et homme politique français, né à Paris en 1798, mort dans la même ville le 12 avril 1871.

[1] Pensées diverses sur la comète, § 129.

[2] Ibid, § 131.

[3] Ibid, § 150.

[4] Ibid.

[5] Esprit des Lois, livre XXIV, chap. 2.

[6] De nat. Deor., lib I.

[7] De Leg., lib. I et II, et De Fin., lib. IV.

[8] Jugement d'un anonyme sur le traité de Puffendorf.

[9] De l'unité, du principe et de la fin du droit universel.

[10] Ils déguisent, en ce cas, le doute sous le nom de réflexion. Voyez les divers ouvrages du professeur Cousin.

[11] En ce sens que rien n'était interdit à leur intelligence. Mais dans la vie pratique, une multitude d'occupations leur était interdites ; et il n'y avait réellement de complet, dans le régime des castes, que la société collective, comme je l'établis plus loin. Tout homme, même le Brahme, était tronqué.

[12] De Leg., lib. II, c. XI.

[13] De Leg., lib. II, c. VIII.

[14] De Leg., lib. II, c. X.

[15] De Leg., lib. II, c. VIII.

[16] De Leg., lib. II, c. XI.

[17] De Leg., lib. II, c. VIII.

[18] De Leg., lib. II, c. XII.

[19] De l'origine démocratique du Christianisme, ou des Conciles (Nouvelle édition sous presse).

[20] C'est-à-dire par les castes de famille ou de naissance, car l'antiquité moyenne eut aussi ses castes, et le monde moderne a encore les siennes. Les écrivains politiques, faute de réflexion, n'ont pas vu jusqu'ici que les castes orientales ne sont qu'une des trois formes de l'idée de caste. La cité grecque ou romaine, bien qu'on puisse la considérer, ainsi que je le fais ici, comme le tombeau des castes primitives, n'en fut pas moins une continuation du régime des castes : à famille caste succéda la cité caste, aux castes de naissance les castes de patrie. Avec l'invasion des Barbares, la propriété caste devint prédominante, et les castes de propriété sont encore le fléau de notre civilisation actuelle. Je renvoie sur ce point à d'autres écrits ( De l'abolition des castes, et De la recherche des biens matériels, dans la Revue Sociale). Je fais cette remarque pour qu'on ne m'accuse pas de contradiction. J'emploie ici le mot castes en le restreignant, comme on le fait d'ordinaire, aux castes primitives, aux castes orientales ; mais c'est une erreur infiniment préjudiciable au bonheur de l'espèce humaine que de croire le régime des castes totalement anéanti.

[21] Les sectes sont une absurdité et un mal, mais il vaut mieux une absurdité et un mal que le néant et la mort. Donc si une religion véritable est impossible, il vaut mieux encore des sectes que l'absence de toute religion, ou l'insupportable hypocrisie qui tendrait à prendre la place de la religion.

[22] Qu'est-ce que le principe, écrit dans toutes nos constitutions, de la liberté de conscience, de la liberté des cultes, sinon la libre admission des sectes ? Mais ce principe est-il réellement pratiqué ? L'État le proclame, et, loin de le soutenir, le détruit par tous les moyens possibles. Nous avons, au moment actuel, si peu de religion, que nous n'avons réellement ni une religion ni des religions, ni une foi nationale ni des sectes.

[23] Et pourtant nous sommes prêts à défendre, en apparence contre nos principes mêmes, la liberté d'éducation et le droit des Jésuites en tant que secte religieuse et éducatrice. C'est qu'il faut ou une religion nationale, ou des sectes. Pas de milieu possible. Or il peut arriver aux États des situations si douloureuses, si dégradantes, si abrutissantes, qu'espérer, par la voie politique, l'unité spirituelle, soit la plus chimérique des illusions ; et c'est précisément à ce point que nous sommes.

[24] Le Socialisme qui nie la liberté, au lieu de la constituer. Je suis obligé de faire cette remarque, parce que, depuis dix ans que ces pages ont été imprimées pour la première fois, ce terme de socialisme, que j'ai employé, je crois, le premier, par opposition à celui d'individualisme, a été détourné de son véritable sens. On appelle volontiers aujourd'hui socialistes ceux qui s'occupent de philosophie morale et politique, et socialisme toute théorie réformatrice.

[25] Inutile de répéter la remarque faite plus haut sur ce terme de socialistes. Le problème est d'accorder, par une synthèse véritable, la liberté, la fraternité, l'égalité. J'appelle socialistes ceux qui, sacrifiant l'individu à la société, ne réalisent ainsi aucune des conditions du problème. Des écrivains aussi dépourvus de précision que de lumières ont, après moi, employé ce terme pour désigner en général les réformateurs modernes. Ils ont confondu sous ce nom les écoles les plus diverses.

[26] Ainsi, pour citer un exemple, au mot Confession de l'Encyclopédie Nouvelle j'ai réduit la confession à ce qu'elle doit être, un droit de la société sur les coupables, un devoir de cette société envers ceux qu'elle punit, un fait de justice sociale. La confession, ce grand sacrement du Christianisme, peut donc renaître, et renaîtra indubitablement dans la société religieuse de l'avenir, sans blesser pour cela la liberté humaine, parce que son véritable domaine sera de plus en plus connu et nettement assigné.

[27] Les livres de Hobbes parurent de 1650 à 1668 ; le Tractatus de Spinosa parut en 1670. Mais l'influence de Spinosa ne se fit sentir que beaucoup plus tard, et ce grand homme appartient réellement au dix-huitième siècle, qu'il ouvre si glorieusement, et non pas au dix-septième.

 

[28] Contrat social, livre IV, chap. 8.

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Avertissement :

Nous vous rappelons que nous vivons en pays occupé :

"Les murs ont des oreilles...".