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ROUGES CONTRE BARBARES

Extraits de
L'Organisation
du Travail

Par Louis BLANC

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1839

Sommaire

- LOUIS BLANC : 1811-1882, notice des Éditions de l'Évidence.

- L'ORGANISATION DU TRAVAIL, extraits de l'œuvre de Louis Blanc - 1839.

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LOUIS BLANC

1811-1882

Louis Blanc est né à Madrid, où son père travaillait aux Finances du roi Joseph Bonaparte (roi d'Espagne de 1808 à 1813). Ses parents, ruinés par la Restauration, il eut une jeunesse pauvre.

En janvier 1839, Louis Blanc fonde la revue "Le Progrès". Il mène campagne contre le projet de concession des premières grandes lignes de chemin de fer à des compagnies privées. Ce projet parasitaire donnera lieu à la Loi de 1842.

Il entre à la rédaction du journal "La Réforme", créé par Ledru-Rollin en 1843. C'est l'organe de la "gauche extrême", "jacobine", qui préconise la révolution "démocratique", c'est-à-dire la généralisation de la citoyenneté active. Le journal sera suspendu le 16 juin 1848 par la "terreur tricolore" qui se déchaîne alors.

Louis Blanc a été acclamé au Gouvernement Provisoire né des barricades le 24 Février 1848. Il y a réclamé, seul et en vain, l'adoption officielle du drapeau rouge. Il fonde peu après la "Société centrale" des ouvriers, pour participer aux élections d'avril 1848.

Les "ateliers nationaux" de 1848 seront une caricature du plan de L. Blanc de 1839. Ils furent fermés en juin par Marie et Falloux, ennemis haineux de l'auteur.

L. Blanc doit se réfugier à Londres après Juin 48. Il est condamné par contumace en mars 1849. Il reste à Londres jusqu'à la chute de l'Empire de Napoléon III, en septembre 1870.

Il est élu député en février 1871. Il a refusé en janvier de se rendre à Paris et reste à Versailles après l'insurrection du 18 Mars. Il y recherche en vain une conciliation entre Thiers et les Communards, dans la guerre civile qui se déroule sous l'occupation des Prussiens.

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C'est en 1839, n'ayant que 28 ans donc, que Louis Blanc publie "l'Organisation du Travail". Le livre eut un succès extraordinaire : 10 éditions jusqu'en 1848. C'est le livre "socialiste" le plus lu des ouvriers. Louis Blanc reste pour longtemps le porte-drapeau de la classe salariée ; on l'évoque encore spontanément dans les Clubs sous la Commune, alors même que son auteur reste impuissant à Versailles.

Le livre parait en plein dans la première crise industrielle mondiale de 1838-1842. Cette crise donne lieu, en particulier, au premier mouvement national des salariés, celui des "Chartists" anglais (1840).

Le livre de Louis Blanc fut saisi passagèrement, sur ordre du procureur de la République.

En même temps qu'il se montre l'héritier de la tradition Montagnarde du "droit au travail" (Constitution de 1793), Louis Blanc apparaît comme héritier de Saint-Simon, qui se proposait d'"organiser la paix industrielle". Il a pour collaborateur Constantin Pecqueur, et pour confrère Pierre Leroux, tous déistes.

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Le plan de Louis Blanc, si on s'en rapporte aux conditions de 1839, se distingue par son caractère audacieux en même temps que raisonnable ; c'est ce qui fit qu'il eut le plus profond et durable écho dans le salariat et les milieux authentiquement libéraux. Il ne dissocie pas la réforme politique (du Gouvernement) et la réforme civile (de l'Entreprise), en posant nettement la première comme le moyen nécessaire en même temps que subordonnée de la seconde. À l'époque, le jacobinisme purement "politique" vient d'échouer définitivement, avec le coup de main manqué de Blanqui en mai 1839. Inversement, l'utopisme purement "civil" s'enferme alors dans des expériences de colonies "exemplaires" de communisme "parfait", inspirées par Considérant et Enfantin. Au contraire, le radicalisme complet de Louis Blanc, qui s'adresse du même coup au grand public, échappe à ces deux écueils.

Le vrai défaut de Louis Blanc ne réside pas dans son plan de 1839. Il est qu'en 1848, dans une situation insurrectionnelle où se trouve soulevé de manière aiguë le dilemme entre néo-communisme et néo-barbarie, l'auteur se laisse enfermer dans une participation gouvernementale qui n'est pas à la hauteur de la situation et s'avérera désastreuse. C'est ce manque d'énergie à ce moment critique, ce défaut d'audace tactique, qui fera dire à Marx que Louis Blanc reproduisit en 1848 sur le modèle de la "comédie" ce que Robespierre avait représenté en 1793 sur le modèle de la "tragédie".

On comprend que Louis Blanc fut l'objet de la malveillance de ses contemporains. Lamartine se livre à une dénonciation hystérique du programme de Louis Blanc, prétendant qu'il "supprime tout libre arbitre des citoyens" et les "dépossède au profit de l'État". Proudhon, de son côté, l'accuse perfidement d'avoir plus que d'autres popularisé l'idée de "dictature", et favorisé le coup d'État du 2 Décembre 1851 !

Ce qui est proprement lamentable, c'est l'attitude ultérieure des socialistes, puis des communistes, dans le nouveau contexte néo-barbare d'après 1850. Tour à tour, ils malmènent Louis Blanc de deux façons opposées : d'abord, ils le dénoncent, à la manière vulgaire des anarchistes, comme un apôtre de la "collaboration de classe", qui prêche le "passage pacifique" au socialisme ; ensuite, ils le vantent, à la manière des gérants loyaux du capitalisme parasitaire, comme le prétendu initiateur du capitalisme d'État sous le régime de la démocratie dictatoriale, par les "nationalisations" technocratiques ! C'est ainsi que depuis 150 ans, l'extrême gauche sectaire et la gauche prostituée utilisent L. Blanc pour masquer leur nullité politique.

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Pour apprécier correctement le plan d'"Organisation du Travail" de L. Blanc, il faut le situer concrètement dans les conditions de 1840. Alors, l'ordre civilisé accompli se trouve amené à se poser la question de sa succession : sera-ce le néo-communisme émancipateur, ou bien un ordre néo-barbare suicidaire ? Rien n'est joué à ce moment. L. Blanc comprend très bien le dilemme, et il affirme clairement que le seul avenir digne de l'évolution civilisée arrivée à son terme, réside dans la direction du communisme libre. Alfred Sudre, dans sa "réfutation du communisme", en nov. 1848, ne s'y trompe pas. Il s'acharne contre L. Blanc, qu'il accuse de mener une "attaque déloyale contre l'ordre social", de préconiser le "communisme revêtu de formes trompeuses". Ensuite, l'auteur dénonce L. Blanc comme un "fauteur de doctrines anarchiques", qui aurait copié son programme chez Babeuf !

Il s'avère que, par-delà l'ordre néo-barbare aujourd'hui dominant, qu'il nous faut impérativement détruire, notre tâche fondamentale reste bien, comme le voulait L. Blanc, de faire triompher le communisme libre, ce qui ne peut s'envisager qu'en s'appuyant sur l'héritage civilisé que nous avons simultanément la charge de sauver. C'est en cela que L. Blanc nous parait très actuel.

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Sur le plan spirituel, L. Blanc se montre pénétré de l'esprit des "Lumières" modernes, fervent de la "religion naturelle", du rationalisme déiste. Il dit : "L'œuvre de Dieu est bonne, elle est sainte" ; nos maux "accusent les vices des institutions sociales".

Sur le plan politique, il affirme la nécessité primordiale d'un nouvel État démocratique, c'est-à-dire l'établissement de la citoyenneté active universelle, le suffrage et l'éligibilité étendus à la masse populaire des manuels et des exploités. Rien à voir avec notre "suffrage universel" menteur actuel, qui impose la citoyenneté passive à tous ! Alors, la démocratie signifiait explicitement que la citoyenneté généralisée entraînait la généralisation des attributs libéraux qui lui étaient attachés : armement des citoyens, justice rendue par des jurys, assemblées populaires permanentes.

Précisément, c'est la fonction nouvelle du pouvoir politique démocratique de se faire le simple moyen de la révolution économique. Il s'agit d'"instituer le pouvoir (comme) banquier des pauvres", et "le gouvernement sera considéré comme le régulateur suprême de la production". Il n'est nullement question d'une perspective bureaucratique de socialisme d'État, et encore moins d'une démarche technocratique et parasitaire en faveur du capitalisme d'État ! L'État démocratique est seulement l'instrument indispensable de l'établissement d'un régime économique de Coopération systématique. Ce nouveau régime qui brise l'exploitation de l'homme par l'homme, doit se constituer par le "libre concours et l'association fraternelle de chacun", c'est-à-dire être pénétré de la liberté civilisée forgée sur la base de la propriété privée.

La coopérative de production, privée de l'appui d'un pouvoir politique démocratique, est vouée, soit à engendrer un nouveau secteur purement capitaliste, décoré du beau nom de "secteur associatif", soit à végéter de façon folklorique, dans des domaines marginaux, où elle ne fait que retarder la ruine des petits producteurs. L. Blanc, au contraire, préconise la coopération de production avant tout pour la grande industrie, là où on ne peut se masquer qu'elle réclame la Commandite publique et le Contrôle public. Mais, d'un autre côté, il est tout autant nécessaire que le pouvoir démocratique limite son rôle à celui d'un simple commanditaire puissant qui, simultanément, garantit la personnalité morale des unités économiques régies par le principe du travail associé. Remplir ces deux fonctions, seul le peut le pouvoir démocratique, que sa nature même investit d'une "grande force" dans ce but précis. L'État démocratique, revêtu par essence d'une mission initiatrice de l'association économique, annonce du même coup son effacement politique progressif inéluctable, son absorption finale par la société civile.

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Sur le plan économique, le programme de L. Blanc est absolument net. "La concurrence est un système d'extermination", aussi bien des capitalistes en tant qu'employeurs responsables, que des salariés. Il n'est d'autre issue progressive que d'entreprendre l'œuvre de dissolution ou dépérissement de ce régime de "liberté illimitée", aveugle et destructrice. La direction à prendre est suggérée par les conditions modernes elles-mêmes : "faire passer l'industrie du régime de la Concurrence au régime de l'Association". L'essence de cette révolution économique consiste à "généraliser la possession des instruments de travail".

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Le plan de L. Blanc étonne aujourd'hui par son caractère réaliste, résolument pratique.

L'objectif premier est d'instaurer des "ateliers sociaux" concentrés dans les branches-clefs de l'économie. Ces coopératives sont immédiatement rattachées entre elles, comme des succursales d'une maison-mère. À partir de là peut s'envisager la constitution du grand atelier national unique final.

L'État démocratique lève un grand emprunt pour mettre sur pied cette première tranche d'ateliers sociaux, leur fournissant ainsi les capitaux indispensables, qu'ils pourront faire valoir sans être grevés d'aucune charge d'intérêts.

Les Statuts des ateliers sociaux sont enregistrés par l'autorité politique démocratique, qui leur donne force de loi. La direction des ateliers est aussi désignée par le gouvernement populaire dans un premier temps. Ensuite, les coopératives fédérées recruteront leurs administrateurs par l'élection, ces élus du travail restant placés sous la simple surveillance de l'État.

Sont accueillis dans le secteur coopératif initial des anciens salariés qui peuvent apporter des garanties de capacité professionnelle et de moralité. Dans chaque atelier coopératif, d'ailleurs, figurera une pancarte qui porte l'inscription : "le paresseux est un voleur".

Les bénéfices des ateliers sociaux se répartissent en trois postes :

- Les Dividendes distribués aux ex-salariés, selon leur fonction, soustraction faite des intérêts des capitaux qui pourraient avoir été placés dans la coopération par des particuliers. Ces derniers ne pourront en effet prétendre qu'à des intérêts, sauf à se faire sociétaires actifs en même temps.

- Le poste Assurance sociale générale : d'une part un fonds de protection qui couvre la maladie/vieillesse ; d'autre part un fonds de provision pour faire face solidairement aux mutations nécessaires ou aux perturbations ressenties par les différentes unités de travail ou branches du secteur coopératif.

- Le poste Accumulation, organisé de façon préméditée, aux fins d'extension du secteur de l'économie associée.

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Finalement, le programme d'Organisation du Travail exprime la conscience très nette qu'un tournant économique et politique stratégique est opéré dans le sens du communisme civilisé. L'auteur dit lui-même : "Une révolution sociale doit être tentée". Il précise que l'agriculture elle-même sera inévitablement incorporée dans le nouveau système, de façon originale, compte tenu du problème foncier qu'elle pose. Ainsi, nous dit-on : "un jour viendra où il n'y aura plus de classe inférieure et mineure ; ce jour-là, il n'y aura plus besoin d'autorité tutélaire".

Église Réaliste - mai 1995.

L'ORGANISATION
DU TRAVAIL

LOUIS BLANC - 1839

[TROUBLES (1831)]

Quand les ouvriers de Lyon se sont levés, disant : "Qu'on nous donne de quoi vivre ou qu'on nous tue", on s'est trouvé fort embarrassé par cette demande ; et comme les faire vivre paraissait trop difficile, on les a égorgés.

L'ordre s'est trouvé rétabli de la sorte, en attendant !

Or, il s'agit de savoir si on est d'avis de tenter souvent d'aussi sanglantes expériences. Que si l'on juge de tels essais périlleux, qu'on se hâte ! car tout retard cache une tempête.

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[CRISE (38/41)]

Au moment même où j'écris ces lignes, tout Paris n'est-il pas en émoi ? Pourquoi donc ces nombreux rassemblements d'ouvriers sur divers points de la capitale ? Pourquoi ces détachements de cavalerie qui parcourent d'une manière si menaçante nos boulevards ?

Vous parlez du problème à résoudre ? Le résoudre devient, à partir d'aujourd'hui, une impérieuse nécessité. Qu'attendions-nous, d'ailleurs ? L'épopée de l'industrie moderne a-t-elle encore quelque lugubre épisode à nous fournir ? Les troubles de Nantes, les émeutes de Nîmes, les massacres de Lyon, les faillites multipliées de Milan, les troubles de New York, le soulèvement des chartistes en Angleterre, n'étaient-ce pas là autant d'avertissements solennels et formidables ? Est-ce que ce n'est pas encore assez de tant de fortunes croulantes, de tant de fiel mêlé aux jouissances du riche, de tant de colère qui gonfle la poitrine du pauvre sous ses haillons ?

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[TOUS]

Mais qui donc est réellement intéressé au maintien de l'ordre social qu'on nous a fait ? Personne, non, personne, pas plus le riche que le pauvre, pas plus le tyran que la victime. Pour moi, je me persuade volontiers que les douleurs que crée une civilisation imparfaite se répandent, en des formes diverses, sur la société tout entière.

Entrez dans l'existence de ce riche : elle est remplie d'amertume. Qu'est-ce donc ? Est-ce qu'il n'a pas la santé, la jeunesse, et des femmes, et des flatteurs ? Est-ce qu'il ne croit pas avoir des amis ? Mais quoi ! il est à bout de jouissances, voilà sa misère ; il a épuisé le désir, voilà son mal. L'impuissance dans la satiété, c'est la pauvreté des riches ; la pauvreté, moins l'espérance !

Ah ! Dieu merci, il n'est pour les sociétés ni progrès partiel ni partielle déchéance. Toute la société s'élève ou toute la société s'abaisse. Les lois de la justice sont-elles mieux comprises ? toutes les conditions en profitent. Les nations du juste viennent-elles à s'obscurcir ? toutes les conditions en souffrent. Une nation dans laquelle une classe est opprimée ressemble à un homme qui a une blessure à la jambe : la jambe malade interdit tout exercice à la jambe saine. Ainsi, quelque paradoxale que cette proposition puisse paraître, oppresseurs et opprimés gagnent également à ce que l'oppression soit détruite ; ils perdent également à ce qu'elle soit maintenue. En veut-on une preuve bien frappante ? La bourgeoisie a établi sa domination sur la concurrence illimitée, principe de tyrannie : eh bien ! c'est par la concurrence illimitée que nous voyons aujourd'hui la bourgeoisie périr. J'ai deux millions, dites-vous ; mon rival n'en a qu'un : dans le champ clos de l'industrie, et avec l'arme du bon marché, je le ruinerai à coup sûr. Homme lâche et insensé ! ne comprenez-vous pas que demain, s'armant contre vous de vos propres armes, quelque impitoyable Rothschild vous ruinera ? Aurez-vous alors le front de vous plaindre ? Dans cet abominable système de luttes quotidiennes, l'industrie moyenne a dévoré la petite industrie. Victoires de Pyrrhus ! car voilà qu'elle est dévorée à son tour par l'industrie en grand, qui, elle-même, forcée de poursuivre aux extrémités du monde des consommateurs inconnus, ne sera bientôt plus qu'un jeu de hasard qui, comme tous les jeux de hasard, finira pour les uns par la friponnerie, pour les autres par le suicide. La tyrannie n'est pas seulement odieuse, elle est bête. Pas d'intelligence où il n'y a pas d'entrailles.

Et puis, pour chaque indigent qui pâlit de faim, il y a un riche qui pâlit de peur.

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Prouvons donc :

1. Que la concurrence est pour le peuple un système d'extermination ;

2. Que la concurrence est pour la bourgeoisie une cause sans cesse agissante d'appauvrissement et de ruine.

Cette démonstration faite, il en résultera clairement que tous les intérêts sont solidaires, et qu'une réforme sociale est pour tous les membres de la société, sans exception, un moyen de salut.

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LA CONCURRENCE EST POUR LE PEUPLE UN SYSTÈME D'EXTERMINATION

[DU TRAVAIL]

Le pauvre est-il un membre ou un ennemi de la société ? Qu'on réponde. Il trouve tout autour de lui le sol occupé.

Peut-il semer la terre pour son propre compte ? Non, parce que le droit de premier occupant est devenu droit de propriété.

Peut-il cueillir les fruits que la main de Dieu a fait mûrir sur le passage des hommes ? Non, parce que, de même que le sol, les fruits ont été appropriés.

Peut-il, mourant de faim et de soif, tendre la main à la pitié de ses semblables ? Non, parce qu'il y a des lois contre la mendicité.

Peut-il, épuisé de fatigue et manquant d'asile, s'endormir sur le pavé des rues ? Non, parce qu'il y a des lois contre le vagabondage.

Peut-il, fuyant cette patrie homicide où tout lui est refusé, aller demander les moyens de vivre loin des lieux où la vie lui a été donnée ? Non, parce qu'il n'est permis de changer de contrée qu'à de certaines conditions, impossibles à remplir pour lui.

Que fera donc ce malheureux ? Il vous dira : "J'ai des bras, j'ai une intelligence, j'ai de la force, j'ai de la jeunesse ; tenez, prenez tout cela, et en échange, donnez-moi un peu de pain." C'est ce que font et disent aujourd'hui les prolétaires. Mais ici même vous pouvez répondre au pauvre : "Je n'ai pas de travail à vous donner." Que voulez-vous qu'il fasse alors ? Vous voyez bien qu'il ne lui reste plus que deux partis à prendre : se tuer ou vous tuer.

La conséquence de ceci est très simple. Assurez du travail au pauvre : vous aurez encore peu fait pour la justice, et il y aura loin de là au règne de la fraternité ; mais, du moins, la révolte n'aura pas été rendue nécessaire, et la haine n'aura pas été sanctifiée. Y a-t-on bien songé ? Lorsqu'un homme qui demande à vivre en servant la société en est fatalement réduit à l'attaquer sous peine de mourir, il se trouve, dans son apparente agression, en état de légitime défense, et la société qui le frappe ne juge pas : elle assassine.

La question est donc celle-ci : La concurrence est-elle un moyen d'ASSURER du travail au pauvre ? Mais poser la question de la sorte, c'est la résoudre.

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[SALAIRES BRADÉS]

Qu'est-ce que la concurrence relativement aux travailleurs ? C'est le travail mis aux enchères. Un entrepreneur a besoin d'un ouvrier : trois se présentent. "Combien pour votre travail ?

- Trois francs : j'ai une femme et des enfants." "Bien. Et vous ?

- Deux francs et demi : je n'ai pas d'enfants, mais j'ai une femme." "À merveille. Et vous ? - Deux francs me suffiront : je suis seul." "À vous donc la préférence." C'en est fait : le marché est conclu. Que deviendront les deux prolétaires exclus ? Ils se laisseront mourir de faim, il faut l'espérer. Mais s'ils allaient se faire voleurs ? Ne craignez rien, nous avons des gendarmes. Et assassins ? nous avons le bourreau. Quant au plus heureux des trois, son triomphe n'est que provisoire. Vienne un quatrième travailleur assez robuste pour jeûner de deux jours l'un, la pente du rabais sera descendue jusqu'au bout : nouveau paria, nouvelle recrue pour le bagne, peut-être !

Dira-t-on que ces affreux résultats sont exagérés ; qu'ils ne sont possibles, dans tous les cas, que lorsque l'emploi ne suffit pas aux bras qui veulent être employés ? Je demanderai, à mon tour, si la concurrence porte par aventure en elle-même de quoi empêcher cette disproportion homicide ? Si telle industrie manque de bras, qui m'assure que, dans cette immense confusion créée par une compétition universelle, telle autre n'en regorgera pas ? Or, n'y eût-il, sur trente-quatre millions d'hommes[1], que vingt individus réduits à voler pour vivre, cela suffit pour la condamnation de ce principe. Frappez ces malheureux, je le veux bien, et que la civilisation se venge sur eux du crime qu'elle a commis contre eux ; mais ne parlez plus d'équité, et puisque vous refusez de juger vos juges, de renverser vos tribunaux, élevez un temple à la violence et voilez la statue de la justice.

Mais qui donc serait assez aveugle pour ne point voir que, sous l'empire de la concurrence illimitée, la baisse continue des salaires est un fait nécessairement général, et point du tout exceptionnel ?

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[TROP D'HOMMES]

La population s'accroît sans cesse : ordonnez donc à la mère du pauvre de devenir stérile, et blasphémez Dieu qui l'a rendue féconde ; car, si vous ne le faites, la lice sera bientôt trop étroite pour les combattants. Une machine est inventée : ordonnez qu'on la brise, et criez anathème à la science ; car, si vous ne le faites pas, les mille ouvriers que la machine nouvelle chasse de leur atelier iront frapper à la porte de l'atelier voisin et faire baisser le salaire de leurs compagnons. Baisse systématique des salaires, aboutissant à la suppression d'un certain nombre d'ouvriers, voilà l'inévitable effet de la concurrence illimitée. Elle n'est donc qu'un procédé industriel au moyen duquel les prolétaires sont forcés de s'exterminer les uns les autres.

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[VILLES]

Voilà la condition du peuple à Paris, la ville de la science, la ville des arts, la rayonnante capitale du monde civilisé ; ville, du reste, dont la physionomie ne reproduit que trop fidèlement tous les hideux contrastes d'une civilisation tant vantée :les promenades superbes et les rues fangeuses, les boutiques étincelantes et les ateliers sombres, les théâtres où l'on chante et les réduits obscurs où l'on pleure, des monuments pour les triomphateurs et des salles pour les noyés, l'Arc de l'Étoile et la Morgue !

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[PAYSANS]

C'est assurément une chose bien remarquable que la puissance d'attraction qu'exercent sur les campagnes ces grandes villes où l'opulence des uns insulte à tout moment à la misère des autres. Le fait existe pourtant, et il est trop vrai que l'industrie fait concurrence à l'agriculture.

Et cependant, combien l'agriculture, la véritable richesse de l'État, ne doit-elle pas souffrir d'un pareil ordre de choses ! Et remarquons que, si le crédit industriel s'ébranle, si une de ces maisons de commerce vient à s'écrouler, trois ou quatre mille ouvriers languissent tout à coup sans travail, sans pain, et demeurent à la charge du pays.

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[DÉSORDRES]

Et dans les temps de révolutions, qui sont précisément ceux où les banqueroutes deviennent plus nombreuses, combien n'est pas funeste à la tranquillité publique cette population d'ouvriers affamés qui passent tout à coup de l'intempérance à l'indigence !

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[LE RAIL ET LE PROGRÈS]

Ce n'est donc pas assez que les grandes villes soient les foyers de l'extrême misère, il faut encore que la population des campagnes soit invinciblement attirée vers ces foyers qui doivent la dévorer. Et, comme pour aider à ce mouvement funeste, ne voilà-t-il pas qu'on va créer des chemins de fer ? car les chemins de fer, qui, dans une société sagement organisée, constituent un progrès immense, ne sont dans la nôtre qu'une calamité nouvelle. Ils tendent à rendre solitaires les lieux où les bras manquent, et à entasser les hommes là où beaucoup demandent en vain qu'on leur fasse une petite place au soleil ; ils tendent à compliquer le désordre affreux qui s'est introduit dans le classement des travailleurs, dans la distribution des travaux, dans la répartition des produits.

À moins d'avoir étouffé tout sentiment de justice, il n'est personne qui n'ait dû être affligé en voyant l'énorme disproportion qui existe, chez les ouvriers pauvres, entre les joies et les peines ; vivre, pour eux, c'est uniquement ne pas mourir.

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[VIE DU SALARIÉ]

 Au-delà du morceau de pain dont il a besoin pour lui et pour sa famille, au-delà de la bouteille de vin qui doit lui ôter un instant la conscience de ses douleurs, l'ouvrier ne voit rien et n'aspire à rien.

Si vous voulez savoir comment il se loge, entrez dans une de ces rues où il se trouve parqué par la misère, comme les Juifs l'étaient au Moyen Age par les préjugés populaires dans les quartiers qui leur étaient assignés.

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[CRIME ET PRISON]

Nous venons de montrer par des chiffres à quel excès de misère l'application du lâche et brutal principe de la concurrence a poussé le peuple. Mais tout n'est pas dit encore. La misère engendre d'effroyables conséquences : allons jusqu'au cœur de ce triste sujet.

Malesuada fames, disent les anciens, la faim est mauvaise conseillère. C'est un mot terrible et profond que celui-là !

Mais si le crime naît de la misère, d'où naît la misère ? On vient de le voir. La concurrence est donc aussi fatale à la sécurité du riche qu'à l'existence du pauvre. Tyrannie infatigable pour celui-ci, elle est pour celui-là une perpétuelle menace. Savez-vous d'où sortent la plupart des malheureux que la prison réclame ? De quelque grand centre d'industrie.

Or, que penser de l'organisation actuelle du travail, des conditions qui lui sont faites, des lois qui le régissent, si le bagne se recrute dans les ateliers ? Au point où nous en sommes, le vol du pauvre sur le riche n'est plus qu'une réparation, c'est-à-dire le déplacement juste et réciproque d'une pièce de monnaie ou d'un morceau de pain qui retourne des mains du voleur dans les mains du volé.

Imaginez après cela quelque beau système pénitentiaire, ô philanthropes ! Quand vous aurez fait de la peine un moyen d'éducation pour le criminel, la misère qui l'attend au sortir de vos prisons l'y repoussera sans pitié. On a calculé que, dans le pénitencier de New York, les récidives étaient de un sur deux libérés.

Et puis, le moyen de guérir le criminel en prison ? Le contact du scélérat incorrigible est mortel pour celui qui serait susceptible de guérison, le vice ayant son point d'honneur comme la vertu. Aura-t-on recours à l'isolement ? Que d'expériences malheureuses ! Sur onze individus condamnés à l'emprisonnement solitaire dans la prison d'État du Maine, cinq tombent malades, deux se suicident, les autres deviennent hébétés.

Le régime de vos prisons vaudra donc mieux que celui de vos ateliers ! Il y aura donc prime pour le vol ! La société disant au pauvre : "Attaque-moi, si tu veux que je te témoigne quelque sollicitude : cela paraît bouffon, n'est-ce pas ? Eh bien ! c'est pourtant l'inévitable conséquence d'un régime industriel où toute fabrique devient école de corruption.

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[MÉNAGES]

Autre conséquence funeste. De l'individualisme, ai-je dit, sort la concurrence ; de la concurrence, la mobilité des salaires, leur insuffisance... Arrivés à ce point, ce que nous trouvons, c'est la dissolution de la famille. Tout mariage est un accroissement de charges : pourquoi la pauvreté s'accouplerait-elle avec la pauvreté ? Voilà donc la famille faisant place au concubinage. Des enfants naissent aux pauvres : comment les nourrir ?

Toujours les plus grands maux là où l'industrie a choisi son théâtre ! Il a bien fallu que l'État en vînt à dire à toute mère indigente : "Je me charge de vos enfants."

Mais qui donc arrêtera les progrès du concubinage, maintenant que les séductions du plaisir sont dégagées de la crainte des charges qu'il impose ?

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[LES PAUVRES COÛTENT]

Quelle borne poser à cette grande invasion de la misère ? Et comment échapperez-vous, Messieurs, au fardeau toujours croissant des centimes additionnels ? Je sais bien que les chances de mortalité sont grandes dans les ateliers de la charité moderne.

Eh bien ! cette mortalité même ne constitue pas, hélas ! une économie suffisante.

Pour comble de malheur, le régime hygiénique des hospices s'améliore de jour en jour ! Les progrès de l'hygiène devenant une calamité ! Quel état social, grand Dieu !

Ah ! vous trouvez que le chiffre des centimes additionnels grossit, Messieurs ! c'est possible ; mais nous ne voulons pas, nous, que le nombre des infanticides augmente. Ah ! la charge qui pèse sur vos budgets vous épouvante ! mais nous disons, nous, que puisque les filles du peuple ne trouvent pas dans leurs salaires de quoi vivre, il est juste que ce que vous gagnez d'un côté, vous le perdiez fatalement de l'autre. Mais la famille s'en va de la sorte ? Eh ! sans doute. Avisez donc à ce que le travail soit réorganisé. Car, je le répète : avec la concurrence, l'extrême misère ; avec l'extrême misère, la dissolution de la famille.

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[L'ÉCOLE]

À quoi songent donc les publicistes qui prétendent qu'il faut instruire le peuple, que sans cela rien n'est possible en fait d'améliorations, que c'est par là qu'il faut commencer ? La réponse est bien simple : Quand le pauvre est appelé à se décider entre l'école et la fabrique, son choix ne saurait être un instant douteux. La fabrique a, pour obtenir la préférence, un moyen décisif : dans l'école on instruit l'enfant, mais dans la fabrique on le paie. Donc, sous le régime de la concurrence, après avoir pris les fils du pauvre à quelques pas de leur berceau, on étouffe leur intelligence en même temps qu'on déprave leur cœur, en même temps qu'on détruit leur corps. Triple impiété ! triple homicide !

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[POPULATION]

S'il est un fait incontestable, c'est que l'accroissement de la population est beaucoup plus rapide dans la classe pauvre que dans la classe riche. Cette disproportion est un fait général, et M. de Sismondi[2], dans son ouvrage sur l'économie politique, l'a très bien expliqué en l'attribuant à l'impossibilité où les journaliers se trouvent d'espérer et de prévoir. Celui-là seul peut mesurer le nombre de ses enfants à la quotité de son revenu qui se sent maître du lendemain ; mais quiconque vit au jour le jour subit le joug d'une fatalité mystérieuse à laquelle il voue sa race, parce qu'il y a été voué lui-même. Les hospices sont là, d'ailleurs, menaçant la société d'une véritable inondation de mendiants. Quel moyen d'échapper à un tel fléau ? Encore si les pestes étaient plus fréquentes ! ou si la paix durait moins longtemps ! car, dans l'ordre social actuel, la destruction dispense des autres remèdes !

Que devenir ? Et, après un temps donné, que ferons-nous de nos pauvres ? Il est clair cependant que toute société où la quantité des subsistances croît moins vite que le nombre des hommes est une société penchée sur l'abîme. Or, cette situation est celle de la France.

Il est vrai que la pauvreté tue. À quatre-vingt-dix ans, le nombre de ceux qui vivent encore est, sur dix mille, de quatre-vingt-deux dans les départements riches, et dans les départements pauvres de cinquante-trois seulement. Vain remède que ce remède affreux de la mortalité ! Toute proportion gardée, la misère fait naître beaucoup plus de malheureux qu'elle n'en moissonne. Encore une fois, quel parti prendre ?

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Les Spartiates tuaient leurs esclaves. Galère[3] fit noyer les mendiants. En France, diverses ordonnances rendues dans le cours du XVIème siècle, ont porté contre eux la peine de la potence[4]. Entre ces divers genres de châtiments équitables, on peut choisir. Pourquoi n'adopterions-nous pas les doctrines de Malthus ? Mais non. Malthus a manqué de logique : il n'a pas poussé jusqu'au bout son système. Êtes-vous d'avis que nous nous en tenions aux théories du Livre du meurtre, publié en Angleterre au mois de février 1839, ou bien à cet écrit de Marcus, dont notre ami Godefroy Cavaignac[5] a rendu compte, et où l'on propose d'asphyxier tous les enfants des classes ouvrières, passé le troisième, sauf à récompenser les mères de cet acte de patriotisme ? Vous riez ? Mais le livre a été écrit sérieusement par un publiciste-philosophe ; il a été commenté, discuté par les plus grands écrivains de l'Angleterre.

Le fait est qu'elle n'avait pas le droit de rire de ces sanguinaires folies, cette Angleterre qui s'est vue acculée par le principe de la concurrence à la taxe des pauvres, autre colossale extravagance. Nous livrons à la méditation de nos lecteurs les chiffres suivants, extraits de l'ouvrage de E. Bulwer, England and the English[6] :

Le journalier indépendant ne peut se procurer avec son salaire que 122 onces de nourriture par semaine, dont 13 onces de viande.

Le pauvre VALIDE, à la charge de la paroisse, reçoit 151 onces de nourriture par semaine, dont 21 onces de viande.

Le criminel reçoit 239 onces de nourriture par semaine, dont 38 onces de viande.

Ce qui veut dire qu'en Angleterre la condition matérielle du criminel est meilleure que celle du pauvre nourri par la paroisse, et celle du pauvre nourri par la paroisse meilleure que celle de l'honnête homme qui travaille. Cela est monstrueux, n'est-ce pas ? eh bien ! cela est nécessaire. L'Angleterre a des travailleurs, mais moins de travailleurs que d'habitants. Or, comme entre nourrir les pauvres et les tuer il n'y a pas de milieu, les législateurs anglais ont pris le premier de ces deux partis ; ils n'ont pas eu autant de courage que l'empereur Galère : voilà tout.

Arrivée là, une société n'a plus qu'à choisir entre tuer les pauvres ou les nourrir gratuitement, atrocité ou folie.

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NÉCESSITÉ D'UNE DOUBLE RÉFORME

[POLITIQUE ET CIVILE]

Il est aujourd'hui beaucoup de penseurs audacieux qui ne songent qu'à l'organisation du travail. "Que nous importent, disent-ils, toutes vos disputes parlementaires, et toutes vos révolutions de palais ? Que sont, après tout, les gouvernements ? Des formes purement transitoires. Que la société soit régénérée : le pouvoir qui cesserait d'être en rapport avec une civilisation nouvelle tomberait de lui-même et par sa propre faiblesse."

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Sophismes que tout cela ! Oui, sans doute, une société renouvelée appellerait un pouvoir nouveau ; mais l'existence du pouvoir est-elle si indépendante de celle de la société, que, sans toucher à celui-là, on puisse métamorphoser celle-ci ? Quand vous aurez trouvé le moyen d'inaugurer le principe d'association et d'organiser le travail suivant les règles de la raison, de la justice et de l'humanité, comment espérez-vous arriver à la réalisation de vos doctrines ? Le pouvoir, c'est la force organisée. Le pouvoir s'appuie sur des intérêts aveugles, mais entêtés dans leur aveuglement, sur des passions ennemies de tout ce qui est nouveau. Le pouvoir a des chambres qui vous menaceront de leurs lois, des tribunaux qui vous atteindront dans leurs arrêts, des soldats qui vous frapperont de leurs baïonnettes. Emparez-vous donc du pouvoir si vous ne voulez pas qu'il vous accable. Prenez-le pour instrument, sous peine de le rencontrer comme obstacle.

Il y a plus : l'émancipation du prolétariat est une œuvre trop compliquée ; elle se lie à trop de réformes, elle dérange trop d'habitudes, elle heurte trop de préjugés, elle contrarie, non pas en réalité, mais en apparence, trop d'intérêts, pour qu'il n'y ait pas folie à croire qu'elle se puisse accomplir par une série d'efforts partiels et de tentatives isolées. Il y faut appliquer toute la puissance de l'État, et ce n'est pas trop assurément pour une pareille besogne. Ce qui manque aux prolétaires pour s'affranchir, ce sont les instruments de travail : c'est au gouvernement à les leur fournir.

Non ; sans réforme politique, pas de réforme sociale possible ; car, si la seconde est le but, la première est le moyen.

Mais faut-il conclure de là que la discussion des questions sociales est oiseuse, dangereuse même, et qu'il faut commencer par conquérir le pouvoir, sauf à voir ensuite ce qu'on en fera ? Autant vaudrait dire : Commençons par nous mettre en route : nous verrons ensuite où nous devons aller.

Cette erreur est pourtant assez commune aujourd'hui, et il faut bien avouer qu'elle est partagée par quelques esprits éminents. On ne nie pas la nécessité de résoudre les questions sociales ; on reconnaît même que c'est pour en venir à une réforme sociale que la réforme politique doit être accomplie ; mais on croit que la discussion de ces graves difficultés doit être renvoyée au lendemain de la révolution politique. Tel n'est pas notre avis.

Les révolutions qui n'avortent pas sont celles dont le but précis a été défini d'avance.

Voyez la révolution bourgeoise de 89 ! Quand elle éclata, chacun en aurait pu dresser le programme. Sortie vivante de l'Encyclopédie, ce grand laboratoire des idées du dix-huitième siècle, elle n'avait plus, en 89, qu'à prendre matériellement possession d'un domaine déjà conquis moralement.

1830 appartient à cette chaîne dont 1789 fut le premier anneau. 1789 avait commencé la domination de la bourgeoisie ; 1830 l'a continuée.

Souvenons-nous de ces luttes terribles, et méditons les enseignements qu'elles renferment. Ne perdons jamais de vue ni le moyen ni le but, et loin d'éviter la discussion des théories sociales, provoquons-la autant qu'il sera en nous, afin de n'être pas pris au dépourvu, et de savoir diriger la force quand nous nous en serons emparés.

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[FRAYEURS]

Mais on émettra beaucoup d'idées fausses, on prêchera bien des rêveries... Qu'est-ce à dire ? Est-ce qu'il est donné à l'homme d'arriver du premier coup à la vérité ? et lorsqu'il est plongé dans la nuit, faut-il lui interdire d'aller vers la lumière, parce que, pour l'atteindre, il est forcé de marcher dans l'ombre ? Savez-vous si l'humanité n'a aucun parti à tirer de ce que vous appelez des rêveries ? Savez-vous si la rêverie aujourd'hui ne sera pas la vérité dans dix ans, et si, pour que la vérité soit réalisée dans dix ans, il n'est pas nécessaire que la rêverie soit hasardée aujourd'hui ? Une doctrine, quelle qu'elle soit, politique, religieuse ou sociale, ne se produit jamais sans trouver beaucoup plus de contradicteurs que d'adeptes, et ne recrute quelques soldats qu'après avoir fait beaucoup de martyrs.

N'acceptons pas aveuglément tout ce que des esprit légers nous donneraient comme autant d'oracles, et cherchons la vérité avec lenteur, avec prudence, avec défiance même : rien de mieux. Mais pourquoi fermerions-nous carrière aux témérités de l'esprit ? À toute armée qui s'avance il faut des éclaireurs, dussent quelques-uns de ces éclaireurs s'égarer.

Que craignez-vous ? qu'on jette dans les esprits des notions fausses sur la condition du prolétaire et sur les moyens de la changer ? Je réponds que, si ces notions sont fausses, la discussion les emportera, comme le vent emporte la paille mêlée au grain. S'il devait en être autrement, c'est que le progrès serait une chimère, et nous n'aurions plus qu'à nous envelopper la tête dans notre manteau.

Que craignez-vous encore ? que la hardiesse de certaines solutions données aux questions sociales ne porte le trouble dans les cœurs et ne nuise au succès de la réforme politique ?

Eh mon Dieu ! ce qui effraie le plus dans les partis, c'est moins ce qu'ils disent que ce qu'ils oublient de dire. L'inconnu ! voilà ce qui épouvante surtout les âmes faibles. Le parti démocratique sera-t-il accusé de pousser à une Jacquerie industrielle quand il aura scientifiquement développé les moyens de tirer l'industrie du désordre effroyable où elle s'égare ? S'armera-t-on contre lui des répugnances aveugles de la bourgeoisie quand il aura prouvé que la concentration toujours croissante des capitaux la menace du même joug sous lequel fléchit la classe ouvrière ?

Ajoutez à cela que, pour donner à la réforme politique de nombreux adhérents parmi le peuple, seul moyen de rendre cette réforme prompte et décisive, il est absolument indispensable de montrer au peuple le rapport qui existe entre un changement de pouvoir et l'amélioration de sa condition, soit matérielle soit morale. Osons le dire : c'est ce que le parti démocratique a trop négligé de faire jusqu'ici, et c'est ce qui a retardé sa victoire.

Discuter tout ce qui se rattache à la réforme sociale, considérée comme BUT à atteindre ; travailler activement à la réforme politique, comme MOYEN à employer, voilà la tâche imposée aux défenseurs du peuple. Elle est rude, elle est glorieuse : car elle consiste à faire régner la justice, après avoir découvert la vérité et conquis la force.

Pour arriver à une révolution sociale, il faut de toute nécessité prendre son point d'appui dans les données que la société présente. En d'autres termes, ce qu'il importe de trouver, c'est moins une formule mathématique qu'une solution pratique.

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Disons quel remède, selon nous, serait possible, en prévenant toutefois le lecteur que nous ne regardons que comme transitoire l'ordre social dont nous allons indiquer les bases.

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DE QUELLE MANIÈRE ON POURRAIT, SELON NOUS, ORGANISER LE TRAVAIL

[SOLUTIONS]

Le gouvernement serait considéré comme régulateur de la production, et investi, pour accomplir sa tâche, d'une grande force.

Cette tâche consisterait à se servir de l'arme même de la concurrence, pour faire disparaître la concurrence.

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Le gouvernement lèverait un emprunt, dont le produit serait affecté à la création d'ateliers sociaux dans les branches les plus importantes de l'industrie nationale.

Cette création exigeant une mise de fonds considérable, le nombre des ateliers originaires serait rigoureusement circonscrit ; mais en vertu de leur organisation même, comme on le verra plus bas, ils seraient doués d'une force d'expansion immense.

Les capitalistes seraient appelés dans l'association et toucheraient l'intérêt du capital par eux versé, lequel intérêt leur serait garanti sur le budget ; mais ils ne participeraient aux bénéfices, qu'en qualité de travailleurs.

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Dans chacune de ces associations, formées pour les industries qui peuvent s'exercer en grand, pourraient être admis ceux qui appartiennent à des professions que leur nature même force à s'éparpiller et à se localiser. Si bien que chaque atelier social pourrait se composer de professions diverses, groupées autour d'une grande industrie, parties différentes d'un même tout, obéissant aux mêmes lois, et participant aux mêmes avantages.

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Le Gouvernement étant considéré comme le fondateur unique des ateliers sociaux, ce serait lui qui rédigerait les statuts. Cette rédaction, délibérée et votée par la représentation nationale, aurait forme et puissance de loi.

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Pour la première année devant suivre l'établissement des ateliers sociaux, le gouvernement réglerait la hiérarchie des fonctions. Après la première année, il n'en serait plus de même. Les travailleurs ayant eu le temps de s'apprécier l'un l'autre, et tous étant également intéressés, ainsi qu'on va le voir, au succès de l'association, la hiérarchie sortirait du principe électif.

Seraient appelés à travailler dans les ateliers sociaux, jusqu'à concurrence du capital primitivement rassemblé pour l'achat des instruments de travail, tous les ouvriers qui offriraient des garanties de moralité.

Comme l'éducation fausse et antisociale donnée à la génération actuelle ne permet pas de chercher ailleurs que dans un surcroît de rétribution un motif d'émulation et d'encouragement, la différence des salaires serait graduée sur la hiérarchie des fonctions, une éducation toute nouvelle devant sur ce point changer les idées et les mœurs. Il va sans dire que le salaire devrait, dans tous les cas, suffire largement à l'existence du travailleur.

Chaque membre de l'atelier social aurait droit de disposer de son salaire à sa convenance ; mais l'évidente économie et l'incontestable excellence de la vie en commun ne tarderaient pas à faire naître de l'association des travaux la volontaire association des besoins et des plaisirs.

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On ferait tous les ans le compte du bénéfice net, dont il serait fait trois parts : l'une serait répartie par portions égales entre les membres de l'association ; l'autre serait destinée : 1. à l'entretien des vieillards, des malades, des infirmes ; 2. à l'allégement des crises qui pèseraient sur d'autres industries, toutes les industries se devant aide et secours ; la troisième enfin serait consacrée à fournir des instruments de travail à ceux qui voudraient faire partie de l'association, de telle sorte qu'elle pût s'étendre indéfiniment.

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[PROCESSUS]

L'atelier social une fois monté d'après ces principes, on comprend du reste ce qui en résulterait. Dans toute industrie capitale, celle des machines, par exemple, ou celle de la soie, ou celle du coton, ou celle de l'imprimerie, il y aurait un atelier social faisant concurrence à l'industrie privée. La lutte serait-elle longue ? Non, parce que l'atelier social aurait sur tout atelier individuel l'avantage qui résulte des économies de la vie en commun, et d'un mode d'organisation où tous les travailleurs, sans exception, sont intéressés à produire vite et bien. La lutte serait-elle subversive ? Non, parce que le gouvernement serait toujours à même d'en amortir les effets, en empêchant de descendre à un niveau trop bas les produits sortis de ses ateliers. Aujourd'hui, lorsqu'un individu extrêmement riche entre en lice avec d'autres qui le sont moins, cette lutte inégale est nécessairement désastreuse, attendu qu'un particulier ne cherche que son intérêt personnel ; s'il peut vendre deux fois moins cher que ses concurrents pour les ruiner et rester maître du champ de bataille, il le fait. Mais lorsqu'à la place de ce particulier se trouve le pouvoir lui-même, la question change de face.

Le pouvoir, celui que nous voulons, aura-t-il quelque intérêt à bouleverser l'industrie, à ébranler toutes les existences ? Ne sera-t-il point, par sa nature et sa position, le protecteur-né, même de ceux à qui il fera, dans le but de transformer la société, une sainte concurrence ? Donc, entre la guerre industrielle qu'un gros capitaliste déclare aujourd'hui à un petit capitaliste, et celle que le pouvoir déclarerait, dans notre système, à l'individu, il n'y a pas de comparaison possible. La première consacre nécessairement la fraude, la violence, et tous les malheurs que l'iniquité porte dans ses flancs ; la seconde serait conduite sans brutalité, sans secousses, et de manière seulement à atteindre son but, l'absorption successive et pacifique des ateliers individuels par les ateliers sociaux. Ainsi, au lieu d'être, comme aujourd'hui tout gros capitaliste, le maître et le tyran du marché, le gouvernement en serait le régulateur. Il se servirait de l'arme de la concurrence, non pas pour renverser violemment l'industrie particulière, ce qu'il serait intéressé par-dessus tout à éviter, mais pour l'amener insensiblement à composition. Bientôt, en effet, dans toute sphère d'industrie où un atelier social aurait été établi, on verrait accourir vers cet atelier, à cause des avantages qu'il présenterait aux sociétaires, travailleurs et capitalistes.

Au bout d'un certain temps, on verrait se produire, sans usurpation, sans injustice, sans désastres irréparables, et au profit du principe de l'association, le phénomène qui, aujourd'hui, se produit si déplorablement, et à force de tyrannie, au profit de l'égoïsme individuel. Un industriel très riche aujourd'hui peut, en frappant un grand coup sur ses rivaux, les laisser morts sur la place, et monopoliser toute une branche d'industrie. Dans notre système, l'État se rendrait maître de l'industrie peu à peu, et, au lieu du monopole, nous aurions, comme résultat du succès, obtenu la défaite de la concurrence : l'association.

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Supposons le but atteint dans une branche particulière d'industrie ; supposons les fabricants de machines, par exemple, amenés à se mettre au service de l'État, c'est-à-dire à se soumettre aux principes du règlement commun. Comme une même industrie ne s'exerce pas toujours au même lieu, et qu'elle a différents foyers, il y aurait lieu d'établir, entre tous les ateliers appartenant au même genre d'industrie, le système d'association établi dans chaque atelier particulier. Car il serait absurde, après avoir tué la concurrence entre individus, de la laisser subsister entre corporations. Il y aurait donc dans chaque sphère de travail que le Gouvernement serait parvenu à dominer un atelier central duquel relèveraient tous les autres, en qualité d'ateliers supplémentaires. De même que M. Rothschild possède, non seulement en France, mais dans divers pays du monde, des maisons qui correspondent avec celle où est fixé le siège principal de ses affaires, de même chaque industrie aurait un siège principal et des succursales. Dès lors, plus de concurrence. Entre les divers centres de production appartenant à la même industrie l'intérêt serait commun, et l'hostilité ruineuse des efforts serait remplacée par leur convergence.

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[FACILE]

Je n'insisterai pas sur la simplicité de ce mécanisme : elle est évidente. Remarquez, en effet, que chaque atelier, après la première année, se suffisant à lui-même, le rôle du gouvernement se bornerait à surveiller le maintien des rapports de tous les centres de production du même genre, et à empêcher la violation des principes du règlement commun. Il n'est pas aujourd'hui de service public qui ne présente cent fois plus de complication. Transportez-vous pour un instant dans un état de choses où il aurait été loisible à chacun de se charger du port des lettres, et figurez-vous le gouvernement venant dire tout à coup : "À moi, à moi seul le service des postes !" Que d'objections ! Comment le gouvernement s'y prendra-t-il pour faire parvenir exactement, à l'heure dite, tout ce que 34 millions d'hommes peuvent écrire, chaque jour, à chaque minute du jour, à 34 millions d'hommes ? Et cependant, à part quelques infidélités qui tiennent moins à la nature du mécanisme qu'à la mauvaise constitution des pouvoirs que nous avons eus jusqu'ici, on sait avec quelle merveilleuse précision se fait le service des postes. Je ne parle pas de notre ordre administratif et de l'engrenage de tous les ressorts qu'il exige. Voyez pourtant quelle est la régularité du mouvement de cette immense machine ! C'est qu'en effet le mode des divisions et des subdivisions fait, comme on dit, marcher tout seul le mécanisme en apparence le plus compliqué. Comment ! faire agir avec ensemble les travailleurs serait déclaré impossible dans un pays où on voyait, il y a quelque vingt années, un homme animer de sa volonté, faire vivre de sa vie, faire marcher au pas un million d'hommes ! Il est vrai qu'il s'agissait de détruire. Mais est-il dans la nature des choses, dans la volonté de Dieu, dans le destin providentiel des sociétés, que produire avec ensemble soit impossible, lorsqu'il est si aisé de détruire avec ensemble ? Au reste, les objections tirées des difficultés de l'application ne seraient pas ici sérieuses, je le répète. On demande à l'État de faire, avec les ressources immenses et de tout genre qu'il possède, ce que nous voyons faire aujourd'hui à de simples particuliers.

De la solidarité de tous les travailleurs dans un même atelier, nous avons conclu à la solidarité des ateliers dans une même industrie. Pour compléter le système, il faudrait consacrer la solidarité des industries diverses. C'est pour cela que nous avons déduit de la quotité des bénéfices réalisés par chaque industrie une somme au moyen de laquelle l'État pourrait venir en aide à toute industrie que des circonstances imprévues et extraordinaires mettraient en souffrance.

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[AVANTAGES]

Au surplus, dans le système que nous proposons, les crises seraient bien plus rares. D'où naissent-elles aujourd'hui en grande partie ? Du combat vraiment féroce que se livrent tous les intérêts, combat qui ne peut faire des vainqueurs sans faire des vaincus, et qui, comme tous les combats, attelle des esclaves au char des triomphateurs. En tuant la concurrence, on étoufferait les maux qu'elle enfante. Plus de victoires ; donc plus de défaites. Les crises, dès lors, ne pourraient plus venir que du dehors. C'est à celles-là seulement qu'il deviendrait nécessaire de parer. Les traités de paix et d'alliance ne suffiraient pas pour cela sans doute ; cependant, que de désastres conjurés, si, à cette diplomatie honteuse, lutte d'hypocrisie, de mensonges, de bassesses, ayant pour but le partage des peuples entre quelques brigands heureux, on substituait un système d'alliance fondé sur les nécessités de l'industrie et les convenances réciproques des travailleurs dans toutes les parties du monde !

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Mais notons que ce nouveau genre de diplomatie sera impraticable aussi longtemps que durera l'anarchie industrielle qui nous dévore. Il n'y a que trop paru dans les enquêtes ouvertes depuis quelques années. À quel désolant spectacle n'avons-nous pas assisté ? Ces enquêtes ne nous ont-elles pas montré les colons s'armant contre les fabricants de sucre de betterave, les mécaniciens contre les maîtres de forges, les ports contre les fabriques intérieures, Bordeaux contre Paris, le Midi contre le Nord, tous ceux qui produisent contre tous ceux qui consomment ? Au sein de ce monstrueux désordre, que peut faire un gouvernement ? Ce que les uns réclament avec insistance, les autres le repoussent avec fureur : ce qui rendrait la vie à ceux-ci donne la mort à ceux-là. Il est clair que cette absence de solidarité entre les intérêts rend, de la part de l'État, toute prévoyance impossible, et l'enchaîne dans tous ses rapports avec les puissances étrangères. Des soldats au-dehors, des gendarmes au-dedans, l'État ne saurait avoir d'autre moyen d'action, et toute son utilité se réduit nécessairement à empêcher la destruction d'un côté en détruisant de l'autre. Que l'État se mette résolument à la tête de l'industrie ; qu'il fasse converger tous les efforts ; qu'il rallie autour d'un même principe tous les intérêts aujourd'hui en lutte combien son action à l'extérieur ne serait-elle pas plus nette, plus féconde, plus heureusement décisive ! Ce ne seraient donc pas seulement les crises qui éclatent au milieu de nous que préviendrait la réorganisation du travail, mais en grande partie celles que nous apporte le vent qui enfle les voiles de nos vaisseaux.

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Ai-je besoin de continuer l'énumération des avantages que produirait ce nouveau système ? Dans le monde industriel où nous vivons, toute découverte de la science est une calamité, d'abord parce que les machines suppriment les ouvriers qui ont besoin de travailler pour vivre, ensuite parce qu'elles sont autant d'armes meurtrières fournies à l'industriel qui a le droit et la faculté de les employer, contre tous ceux qui n'ont pas cette faculté ou ce droit. Qui dit machine nouvelle, dans le système de concurrence, dit monopole ; nous l'avons démontré. Or, dans le système d'association et de solidarité, plus de brevets d'invention, plus d'exploitation exclusive. L'inventeur serait récompensé par l'État, et sa découverte mise à l'instant même au service de tous. Ainsi, ce qui est aujourd'hui un moyen d'extermination deviendrait l'instrument du progrès universel ; ce qui réduit l'ouvrier à la faim, au désespoir, et le pousse à la révolte, ne servirait plus qu'à rendre sa tâche moins lourde, et à lui procurer assez de loisir pour exercer son intelligence ; en un mot, ce qui permet la tyrannie aiderait au triomphe de la fraternité.

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Dans l'inconcevable confusion où nous sommes aujourd'hui plongés, le commerce ne dépend pas, et ne peut pas dépendre de la production. Tout se réduisant pour la production à trouver des consommateurs que tous les producteurs sont occupés à s'arracher, comment se passer des courtiers et des sous-courtiers, des commerçants et des sous-commerçants ? Le commerce devient ainsi le ver rongeur de la production. Placé entre celui qui travaille et celui qui consomme, le commerce les domine l'un et l'autre, l'un par l'autre. Fourier, qui a si vigoureusement attaqué l'ordre social actuel, et, après lui, M. Victor Considerant, son disciple, ont mis à nu cette grande plaie de la société qu'on appelle le commerce, avec une logique irrésistible. Le commerçant doit être un agent de la production, admis à ses bénéfices et associé à toutes ses chances. Voilà ce que dit la raison et ce qu'exige impérieusement l'utilité de tous. Dans le système que nous proposons, rien de plus facile à réaliser. Tout antagonisme cessant entre les divers centres de production dans une industrie donnée, elle aurait, comme en ont aujourd'hui les maisons de commerce considérables, partout où l'exigent les besoins de la consommation, des magasins et des dépôts.

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Que doit être le crédit ? Un moyen de fournir des instruments de travail au travailleur. Aujourd'hui, nous l'avons montré ailleurs, le crédit est tout autre chose. Les banques ne prêtent qu'au riche. Voulussent-elles prêter au pauvre, elles ne le pourraient pas sans courir de risques. Les banques constituées au point individuel ne sauraient donc jamais être, quoi qu'on en fasse, qu'un procédé admirablement imaginé pour rendre les riches plus riches et les puissants plus puissants. Toujours le monopole sous les dehors de la liberté, toujours la tyrannie sous les apparences du progrès ! L'organisation proposée couperait court à tant d'iniquités. Cette portion de bénéfices, spécialement et invariablement consacrée à l'agrandissement de l'atelier social par le recrutement des travailleurs, voilà le crédit. Maintenant, qu'avez-vous besoin des banques ? Supprimez-les.

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L'excès de la population serait-il à craindre lorsque, assuré d'un revenu, tout travailleur aurait acquis nécessairement des idées d'ordre et des habitudes de prévoyance ? Pourquoi la misère aujourd'hui est-elle plus prolifique que l'opulence ? Nous l'avons dit.

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Dans un système où chaque sphère de travail rassemblerait un certain nombre d'hommes animés du même esprit, agissant d'après la même impulsion, ayant de communes espérances et un intérêt commun, quelle place resterait, je le demande, pour ces falsifications de produits, ces lâches détours, ces mensonges quotidiens, ces fraudes obscures qu'impose aujourd'hui à chaque producteur, à chaque commerçant, la nécessité d'enlever, coûte que coûte, au voisin sa clientèle et sa fortune ? La réforme industrielle ici serait donc en réalité une profonde révolution morale, et ferait plus de conversions en un jour que n'en ont fait dans un siècle toutes les homélies des prédicateurs et toutes les recommandations des moralistes.

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Ce que nous venons de dire sur la réforme industrielle suffit pour faire pressentir d'après quels principes et sur quelles bases nous voudrions voir s'opérer la réforme agricole. L'abus des successions collatérales est universellement reconnu. Ces successions seraient alors abolies, et les valeurs dont elles se trouveraient composées seraient déclarées propriété communale. Chaque commune arriverait de la sorte à se former un domaine qu'on rendrait inaliénable, et qui, ne pouvant que s'étendre, amènerait, sans déchirement ni usurpations, une révolution agricole immense ; l'exploitation du domaine communal devant d'ailleurs avoir lieu sur une plus grande échelle et suivant des lois conformes à celles qui régiraient l'industrie. Nous reviendrons sur ce sujet, qui exige quelques développements.

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On a vu pourquoi, dans le système actuel, l'éducation des enfants était impossible. Elle serait tellement possible dans notre système, qu'il faudrait la rendre obligatoire en même temps que gratuite ! La vie de chaque travailleur étant assurée et son salaire suffisant, de quel droit refuserait-il ses enfants à l'école ? Beaucoup d'esprits sérieux pensent qu'il serait dangereux aujourd'hui de répandre l'instruction dans les rangs du peuple, et ils ont raison. Mais comment ne s'aperçoivent-ils pas que ce danger de l'éducation est une preuve accablante de l'absurdité de notre ordre social ? Dans cet ordre social, tout est faux : le travail n'y est pas en honneur ; les professions les plus utiles y sont dédaignées ; un laboureur y est tout au plus un objet de compassion, et on n'a pas assez de couronnes pour une danseuse. Voilà, voilà pourquoi l'éducation du peuple est un danger ! Voilà pourquoi nos collèges et nos écoles ne versent dans la société que des ambitieux, des mécontents et des brouillons. Mais qu'on apprenne à lire au peuple dans des bons livres : qu'on lui enseigne que ce qui est le plus utile à tous est le plus honorable ; qu'il n'y a que des arts dans la société, qu'il n'y a pas de métiers ; que rien n'est digne de mépris que ce qui est de nature à corrompre les âmes, à leur verser le poison de l'orgueil, à les éloigner de la pratique de la fraternité, à leur inoculer l'égoïsme. Puis, qu'on montre à ces enfants que la société est régie par les principes qu'on leur enseigne : l'éducation sera-t-elle dangereuse alors ? On fait de l'instruction un marchepied apparent pour toutes les sottes vanités, pour toutes les prétentions stériles, et on crie anathème à l'instruction ! On écrit de mauvais livres, appuyés par de mauvais exemples, et l'on se croit suffisamment autorisé à proscrire la lecture ! Quelle pitié !

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Résumons-nous. Une révolution sociale doit être tentée :

1. Parce que l'ordre social actuel est trop rempli d'iniquités, de misères, de turpitudes, pour pouvoir subsister longtemps ;

2. Parce qu'il n'est personne qui n'ait intérêt, quels que soient sa position, son rang, sa fortune, à l'inauguration d'un nouvel ordre social ;

3. Enfin, parce que cette révolution, si nécessaire, il est possible, facile même, de l'accomplir pacifiquement.

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[BUT FINAL]

Dans le monde nouveau où elle nous ferait entrer, il y aurait peut-être encore quelque chose à faire pour la réalisation complète du principe de fraternité. Mais tout, du moins, serait préparé pour cette réalisation, qui serait l'œuvre de l'enseignement. L'humanité a été trop éloignée de son but pour qu'il nous soit donné d'atteindre ce but en un jour. La civilisation corruptrice dont nous subissons encore le joug a troublé tous les esprits et empoisonné les sources de l'intelligence humaine. L'iniquité est devenue justice ; le mensonge est devenu vérité ; et les hommes se sont entre-déchirés au sein des ténèbres.

Beaucoup d'idées fausses sont à détruire ; elles disparaîtront, gardons-nous d'en douter. Ainsi, par exemple, le jour viendra où il sera reconnu que celui-là doit plus à ses semblables qui a reçu de Dieu plus de force ou plus d'intelligence. Alors il appartiendra au génie, et cela est digne de lui, de constater son légitime empire non par l'importance du tribut qu'il lèvera sur la société, mais par la grandeur des services qu'il lui rendra. Car ce n'est pas à l'inégalité des droits que l'inégalité des aptitudes doit aboutir, c'est à l'inégalité des devoirs.

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Louis BLANC - 1839.
Extraits choisis par l'Église Réaliste.

[1] Le nombre des habitants en France vers 1840 était d'environ 34 millions.

[2] Simonde de Sismondi, économiste suisse, considéré comme l'un des précurseurs du socialisme ; on fait ici allusion à l'ouvrage publié en 1837-1838, intitulé : Études sur l'économie politique.

[3] L'empereur romain Maximilien Galère (IIIème siècle ap. J.C.).

[4] Voir les auteurs cités par Edelestand Du Méril dans sa Philosophie du budget, tome I, p. 11. (Note de l'auteur).

[5] Godefroy Cavaignac (1801-1845), démocrate et républicain, fit partie de nombreuses associations secrètes et fut président de la Société des droits de l'homme.

[6] Edward Bulwer-Lytton (1803-1873), essayiste et romancier anglais. Ses ouvrages témoignent de son intérêt pour les problèmes sociaux.

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