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Document – DSK et les 35 heures

La flamme et la cendre

Dominique Strauss-Kahn – 2002

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L’aventure des 35 heures

Depuis un siècle et demi [1850 !], la durée du travail baisse en Occident. C’est là une conséquence heureuse des progrès de la technologie. Pour les saint-simoniens, la mécanisation de la production pouvait être la meilleure ou la pire des choses. La pire si elle devait entraîner une exploitation accrue des travailleurs, ce qui a d’ailleurs été le cas au début du 19ème siècle ; la meilleure si elle était mise au service du plus grand nombre. C’est cette seconde voie qui, pour l’essentiel, a été empruntée au cours des deux derniers siècles, même si les conditions de travail de beaucoup de salariés ont été et demeurent difficiles.

Notre histoire, depuis la révolution industrielle, est celle du douloureux combat des salariés pour la reconnaissance de leur dignité, l’augmentation de leurs salaires et la diminution de leur temps de travail : et ce combat a été victorieux. Je ne sous-estime ni leurs souffrances, ni leurs frustrations ; mais, au bout du compte, ils ont triomphé. Jamais la condition du plus grand nombre ne s’est à ce point améliorée qu’au cours de ces deux siècles. La clef réside dans le progrès technique et les gains de productivité qu’il a autorisés. D’un niveau inconnu jusqu’alors, ces gains de productivité ont été partagés entre l’augmentation des salaires et la réduction du temps de travail dans des proportions variables d’une époque à l’autre et d’un pays à l’autre. Mais en moyenne sur le long terme, l’évolution a été à peu près la même partout.

Peu de données économiques sont aussi homogènes sur une si longue période. Ainsi, le temps de travail annuel moyen passe-t-il entre 1870 et 1987 de 2964 heures à 1608 aux États-Unis, de 2941 à 1620 en Allemagne et de 2964 à 1387 aux Pays-Bas. La France se situe dans une position intermédiaire, avec un temps de travail annuel moyen qui passe de 2945 heures à 1543.

Dans le temps même où se produisait cette diminution du temps de travail, de l’ordre de 45 % en cent vingt ans, le pouvoir d’achat était multiplié par 10. Cette formidable évolution n’empêche évidemment pas tous les conservateurs d’expliquer qu’on ne saurait “travailler moins en gagnant plus”. Et ceux-là mêmes qui reprochaient à la gauche de ne rien comprendre à l’économie lorsqu’elle parlait de créer des emplois grâce au partage du temps de travail, au motif – exact – que le travail n’est pas une quantité donnée statiquement divisible, sont toujours tombés dans un piège semblable en considérant que la réduction du temps de travail ne pouvait conduire à rien d’autre qu’à un appauvrissement collectif. C’est à l’occasion du débat de 1936 sur les 40 heures qu’un député (Pierre Valette-Viallard, séance du 12 juin 1936, à l’Assemblée Nationale) déclarait :

“Ce projet est certainement le plus grave que nous ayons discuté depuis longtemps. Même s’il ne doit pas être mortel pour nos industries qui travaillent pour le marché intérieur, ce projet causera la ruine de celles qui exportent…”

Il faut conduire le raisonnement jusqu’à son terme. Loin d’être à l’origine d’un désastre économique, la réduction de la durée du travail est, dans une certaine mesure, devenue l’un des moteurs de la croissance. Les services prennent en effet une place croissante dans nos économies. Et parmi ces services, beaucoup ne peuvent être consommés qu’à condition de disposer de temps libre. Il en est ainsi du tourisme, des loisirs en général, ou encore de tous les services qui touchent à l’Internet. Si bien que seule la réduction du temps de travail a permis le développement de secteurs parmi les plus dynamiques des économies contemporaines. C’est là une version moderne du fordisme. On attribue à Henry Ford l’aphorisme selon lequel il faut bien payer ses ouvriers pour qu’ils puissent acheter les voitures qu’ils fabriquent. Il faut aujourd’hui donner aux salariés du temps pour leur permettre de consommer les services mis sur le marché.

La réduction du temps de travail ne s’est pas faite uniquement par la diminution de la semaine hebdomadaire de travail : l’allongement de la scolarité, le départ à la retraite de plus en plus précoce, les congés payés ont également contribué à ce mouvement historique. Il en est de même du temps partiel 7.

Un jeune homme qui entrait sur le marché du travail en France en 1870 devait s’attendre à travailler 140 000 heures en moyenne au cours de sa vie. Ce chiffre est revenu aujourd’hui à près de 60 000 heures ; le premier aura passé près de 55 % de sa vie éveillée au travail (en comptant une nuit de huit heures), tandis que cette proportion tombe à moins de 15 % pour le second. C’est ce formidable changement que le monde occidental a vécu en un peu plus d’un siècle, alors même qu’il s’est enrichi comme jamais auparavant. La vie a changé, pour beaucoup, et Léon Blum pouvait dire en 1942 : “Tout cela me donne le sentiment que, par l’organisation du travail et des loisirs, j’avais malgré tout apporté une espèce d’embellie, d’éclaircie dans des vies difficiles, obscures, qu’on ne leur avait pas seulement donné plus de facilités pour la vie de famille, mais qu’on leur avait ouvert la perspective d’avenir, qu’on avait créé chez eux un espoir… 8

Mais la réduction de la durée moyenne du travail peut se faire d’une autre manière, moins agréable. Lorsque la durée moyenne diminue parce que les gains de productivité sont forts et que les débouchés ne croissent à la même vitesse, la duré du travail de chacun peut baisser et tout le monde garde un emploi. Il y a malheureusement une autre possibilité : la durée du travail de ceux qui conservent un emploi reste la même, mais le nombre d’individus qui travaillent diminue. Alors se développe le chômage. C’est pour éviter pareil phénomène qu’il faut organiser la réduction du temps de travail lorsqu’elle ne s’opère pas spontanément dans des conditions satisfaisantes. Cela a été le cas de la France.

Dans notre pays, en raison notamment de la faiblesse du dialogue social, et parce que les évolutions qui se passent ailleurs en souplesse ont besoin chez nous de phases quasi révolutionnaires, il a fallu une succession de textes pour imposer 9 des changements auxquels le patronat français s’était toujours refusé. Les arguments n’ont guère varié. Certains semblent datés. Comme celui-ci qui remonte à 1848, quelques années après la limitation à 8 heures de la durée quotidienne du travail des enfants de moins de huit ans. Et les membres de la Société industrielle de Mulhouse de s’interroger : “Au point de vue moral”, n’est-il pas dangereux de laisser “sortir les enfants des ateliers avant les autres ouvriers, parmi lesquels sont généralement leurs parents. Le danger est grand, surtout pour ceux de ces enfants qui n’habitent pas la commune même où est située la fabrique qui les emploie. En hiver, après la chute du jour, ces enfants des deux sexes sortent ensemble des ateliers et soit qu’ils retournent seuls à leurs villages, soit qu’ils attendent, pendant quelques heures en ville, la fin de la journée de leurs parents, c’est là une mesure que la morale redoute 10.” D’autres ressemblent – au style près – à ce que l’on a entendu il n’y a pas si longtemps, si on ne l’entend pas encore. En 1848, la question de la limitation de la durée quotidienne du travail à 12 heures est en débat, et on entend le député Bernard déclarer : “S’est-on bien rendu compte de la situation de l’ouvrier ? Je ne le pense pas. Les bons ouvriers ne sont pas ceux qui réclament le vote de la loi que nous discutons ; les bons ouvriers ont toujours en vue d’avoir du travail, d’en avoir longtemps, d’en avoir beaucoup (…). Ils ne se plaignent jamais de l’excès.” L’argumentaire ne changera pas en un siècle et demi.

Ainsi, dans notre pays, a-t-il toujours fallu une décision politique pour faire entrer la réduction de la durée du travail dans les faits. Au cours des années 80, cette réduction a recommencé à se gripper et le niveau du chômage s’en est ressenti. Aussi est-ce à juste raison qu’ont été évoqués les moyens de la relancer. Les bénéfices attendus de cette baisse de la durée du travail ont été au rendez-vous. D’abord, un gain de temps libre apprécié de tous les salariés qui en bénéficient et qui a, au sens propre, changé la vie de certains d’entre eux. Et une création massive d’emplois, estimée aujourd’hui à 400 000.

Mais pour moi, le plus grand bénéfice de cette mesure est peut-être ailleurs. Dans chaque branche, dans chaque entreprise, la négociation sur le passage aux 35 heures a été loccasion d’un redémarrage – voire, dans certain cas, d’un démarrage – du dialogue social, lequel fait si cruellement défaut à notre économie. J’ai visité nombre d’entreprises dans lesquelles la négociation des 35 heures a été l’occasion de discuter un ensemble de questions mises au jour par la nécessaire réorganisation du travail liée à cette réforme, parmi lesquelles la formation professionnelle et le projet d’entreprise. Or ladhésion des salariés à ce projet est dans l’entreprise moderne un facteur essentiel de la productivité.

Tout cela ne va bien entendu pas sans coûts. Et sans doute une réduction régulière et plus spontanée de la durée du travail eût-elle été préférable : elle aurait été moins coûteuse pour les entreprises et nous aurait fait perdre moins de temps en débats stériles. Mais puisque rien ne bougeait, il fallait sans doute que le gouvernement, responsable de l’équilibre de la société française, lance le mouvement. Et c’est à Martine Aubry que revient le mérite d’avoir défendu ce texte devant le Parlement.

Certains penseront sans doute que j’exagère, et que rien n’indique que la réduction du temps de travail soit à ce point nécessaire ni qu’elle ait été à ce point bloquée. Je laisse ici la parole à d’éminents représentants des partis conservateurs. À la première question, Jacques Barrot, ministre de l’Emploi dans le gouvernement d’Alain Juppé de 1995 à 1997, apporte à l’Assemblée Nationale la réponse suivante : “Je suis de ceux qui pensent que, outre la baisse ciblée des charges, l’aménagement du temps de travail est, incontestablement, un levier fondamental, essentiel pour lutter contre le chômage.” Pour la seconde question, je renvoie à Yves Nicolin, rapporteur de la loi dite “de Robien” : “Depuis dix-sept ans, on nous dit que l’on va aboutir et qu’il ne faut pas gêner les négociations. Aujourd’hui, nous considérons qu’il est au contraire temps de trancher et d’agir.”

Tous deux ont raison. Au demeurant, je ne peux m’empêcher de penser que si la réduction du temps de travail avait été aussi dommageable à l’économie française que le prétend l’opposition, nous n’aurions pas eu depuis 1998 une si belle croissance, chaque année supérieure à celle de nos grands voisins européens alors qu’elle leur était traditionnellement inférieure.

Il y a évidemment bien des manières de procéder à la réduction du temps de travail. Lors du lancement de la discussion, à l’occasion de la réunion tripartite (gouvernement, syndicats, patronat) qui s’est tenue le 10 octobre 1997 sous la présidence de Lionel Jospin, la position du gouvernement était très ouverte et très équilibrée. Puisqu’il s’agissait de mettre en œuvre une nouvelle modalité de partage des gains de productivité comportant plus de temps lire et moins d’augmentation de salaires, le texte soulignait la nécessité de la modération salariale. Puisqu’il fallait s’attendre à des difficultés d’organisation, le texte évoquait la possibilité de moduler sur l’année la durée du travail, ouvrant ainsi la porte à l’annualisation du temps de travail réclamée par les chefs d’entreprise et clairement refusée par les syndicats. Si bien qu’en entrant dans la salle de réunion, mon sentiment était que nous risquions fort d’assister à une levée de boucliers… du côté syndical. C’est le contraire qui s’est produit et c’est le patronat qui a rompu. Si chacun peut avoir sur les causes de cette rupture sa propre analyse, tout le monde considère sans doute aujourd’hui qu’elle a été très regrettable : pour la mise en place des 35 heures d’abord, mais surtout parce qu’elle a été à l’origine d’une défiance durable entre le gouvernement chefs d’entreprise – défiance qui empoisonnera toute la législature. C’est la France qui y a perdu.

Aurait-il été possible de procéder autrement ? Aurions-nous pu commencer par la négociation, quitte à y inciter fortement, pour ne légiférer qu’en bout de course par une sorte de loi balai sur la date effective de passage aux 35 heures sans doute, même si notre histoire sociale ne plaide pas en ce sens, la violence de la réaction patronale non plus. Tous ceux qui comme moi pensent que la négociation entre les partenaires sociaux doit être préférée à la loi chaque fois qu’elle est possible ne peuvent que le regretter, ainsi que je l’indiquais à l’avance dans Le Nouvel Observateur du 3 septembre 1997 en réponse à une question sur la durée souhaitable du processus : “Cela dépendra des entreprises et des salariés. L’État peut inciter les partenaires sociaux à la négociation. Il peut fixer, dans une loi-cadre, les grands principes et la date butoir de cette réduction. Il ne peut ni ne doit, en revanche, régenter l’ensemble des modalités de passage aux 35 heures. La loi d’application, elle, ne devrait intervenir qu’après aboutissement de la concertation.”

Quoi qu’il en soit, la réduction du temps de travail constitue une avancée sociale d’une très grande importance, en accord avec l’évolution de notre société. Pour la première fois peut-être dans l’histoire des hommes, ceux qui occupent des responsabilités élevées sont amenés à travailler davantage que ceux qui exécutent des tâches plus humbles. C’est là un des grands changements de la période que nous vivons. Il n’en est que plus difficile pour ces responsables de comprendre l’intensité de cette revendication dans les couches populaires. Que nos sociétés riches soient capables dalléger le fardeau de ceux à qui leur activité professionnelle apporte plus de souffrances que de satisfaction n’est, pourtant, que justice.

Quant au problème politique, il est maintenant clair. Les conservateurs n’ont de cesse que de critiquer la loi sur les 35 heures. Des amélioration sont certes toujours possibles, notamment en ce qui concerne les très petites entreprises et la question du double SMIC. Mais si on veut véritablement remettre en cause les 35 heures, il faut oser le dire publiquement. Et oser dire à tous les salariés pour lesquels la RTT a, sans mettre l’économie française à terre, représenté un progrès social considérable, qu’on veut y renoncer. Ce serait la première fois dans l’histoire qu’un tel retour en arrière serait annoncé.

Dominique Stauss-Kahn, La flamme et la cendre, 2002

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7 Le développement du temps partiel est une des voies privilégiées de la réduction du temps de travail, même s’il n’est acceptable que s’il est voulu par les salariés et non imposé par l’entreprise. Et le retard français dans ce domaine (17 % des emplois en 1997 contre 24 en Suède et 38 aux Pays-Bas) est manifeste.

8 Cité par Martine Aubry dans son discours de présentation à l’Assemblée Nationale de la loi sur les 35 heures le 27 janvier 1998.

9 Après les grandes grèves du début des années 1830, la loi du 22 mars 1841 interdit le travail des enfants de moins de 8 ans, et limite la durée de travail à 8 heures par jour entre 8 et 12 ans. Ce n’est qu’en 1906 qu’est instauré le repos hebdomadaire et en 1919 qu’apparaissent la limitation de la durée de la journée de travail à 8 heures et de la semaine à 48 heures.

En 1936, la durée hebdomadaire du travail sera ramenée à 40 heures en même temps que seront créées les deux premières semaines de congés payés. La troisième semaine date de 1956, la quatrième de 1969, et la cinquième de 1982 année de la réduction à 39 heures de la durée hebdomadaire du travail.

10 Cité par Martine Aubry toujours dans son discours du 27 janvier.

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