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Document – La distinction est absurde et impraticable !

D’une Religion nationale ou du Culte

Pierre Leroux – 1836-46

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Chapitre V : Que la distinction de l’ordre spirituel et de l’ordre temporel est absurde et impraticable

Aujourd’hui donc nous proclamons ce qu’on appelle la liberté des cultes, c’est-à-dire la liberté des sectes, dont la conséquence serait l’indifférence complète de l’État pour toute espèce de religion. (…)

L’État, en un mot, doit être athée, et les citoyens aussi irreligieux ou aussi superstitieux qu’ils le voudront : voilà le principe régnant.

Que la liberté des sectes soit une nécessité du moment, cela est évident et incontestable. Si, à la suite du dix-huitième siècle et de la révolution, la république française avait pu s’organiser religieusement, les sectes auraient été abolies de fait, et l’unité religieuse constituée. Cela n’ayant pu avoir lieu, les sectes sont une nécessité et un droit. Mais la question est de savoir si ce principe de la liberté des sectes est raisonnable en soi, si le droit que les sectes ont aujourd’hui d’exister ne cesserait pas devant la volonté générale, dans le cas où cette volonté générale formulerait des principes religieux, et quel est par conséquent l’idéal vers lequel nous devons tendre, de la liberté des sectes ou du régime de l’unité.

Nous rêvons gravement un État qui ne s’occupe, comme on dit, que du temporel, laissant le spirituel au gouvernement confus des différentes sectes qui voudront s’établir.

Mais cet État pourrait-il subsister ? ou plutôt peut-il se concevoir ? et n’est-ce pas la plus folle des abstractions, la plus absurde de toutes les entités chimériques auxquelles le langage humain ait jamais donné naissance ?

Qu’est-ce, je le demande, que l’État réduit au temporel ? Que veut dire d’abord ce mot, le temporel ? (…)

Les [premiers] Chrétiens, dans leur dégoût du monde présent, avaient imaginé de se livrer, corps et biens, de s’annihiler, de s’anéantir devant les tyrans qui gouvernaient ce monde. (…) L’Évangile portait : “Rendez à César ce qui est à César.” (…) Vie anormale et chimérique ! car pouvons-nous vivre et ne pas vivre, vivre uniquement dans le futur, vivre sans manifestation actuelle ?

Plus tard, on transforma la formule ; on lui donna un sens tout-à-fait louche, mais très différent, à mesure que l’espoir d’entendre sonner la trompette du jugement dernier devenait plus faible et plus incertain. Par règne temporel, on s’efforça d’entendre le gouvernement des choses matérielles. Mais y a-t-il un seul acte de notre existence qui ne soit à la fois matériel et spirituel ? Pouvez-vous penser sans que votre pensée exprimée, ou même tacitement renfermée en vous, n’influe, par les autres ou par vous, sur le monde phénoménal au milieu duquel vous êtes plongé ; et, réciproquement, ce monde peut-il être modifié sans réagir sur vous ?

Quoi qu’il en soit, c’est encore en ce sens que l’on se paie aujourd’hui de ce mot de règne temporel. On entend par là que l’État ne doit s’occuper que des choses matérielles, et que les intelligences vivent dans un autre milieu que le milieu social. Tant que le Christianisme a régné, ce milieu des intelligences pures était appelé l’Église. Il était censé qu’elle ne devait pas s’occuper des biens de la terre ; on sait ce qu’il en était. Depuis que le Christianisme est en décadence, on suppose que les intelligences restent isolées, ou se groupent, et forment des sectes diverses, qui également ne doivent pas s’occuper du gouvernement civil. Et il est censé que le gouvernement civil peut se conduire sans avoir un seul principe de religion et de moralité. Autant de suppositions absurdes !

Suivons un instant toutes les conséquences de cette distinction entre l’État et la Religion, et prouvons qu’elle conduit logiquement à la destruction de toute religion et de toute société.

Pour réaliser l’idée de ceux qui ont fait de la liberté ainsi entendue un principe, il faudrait que l’État n’eût pas même le droit ni la charge d’enseigner à lire aux enfants. L’éducation reviendrait alors au père, à la famille. Voilà donc le père souverain ; la famille est redevenue l’antique patriarchie ; le père règne, commande, instruit. Mais que fait cet homme livré à lui-même ? Il appelle une secte, la secte particulière à laquelle il se rallie, pour régner et instruire à sa place. L’enfant n’échappe donc à l’éducation de la société que pour retomber sous le joug de l’ignorance paternelle ou de la science fausse et étroite de certains sectaires. Et vous voulez que les enfants, ainsi livrés à toutes sortes de dogmes et de principes contradictoires, forment ensuite naturellement entre eux une excellente société !… Est-il possible de préluder à l’ordre par un aussi absurde chaos, et de songer à organiser l’égalité humaine en commençant par livrer l’éducation à la plus monstrueuse inégalité ?

Dépouillé du droit d’enseigner, l’État peut-il être investi du droit de punir ? Non, évidemment. Car a-t-il pour punir un critérium, quand il n’en a pas pour enseigner ? Qu’une société ainsi décousue convienne de livrer les crimes au jugement d’un certain nombre de citoyens pris au hasard et ayant chacun leur moralité et leur religion, je le veux bien : c’est une loterie de justice établie pour la sûreté de tous. Mais si l’État doit être exclu de toute intervention dans l’ordre spirituel, la conséquence nécessaire est que cet État laisse à ces jurés à déterminer la peine, et ne se fasse pas même juge de la pénalité par un code, en les faisant seulement juges du fait. Car de quel droit arbitrez-vous les peines ? Vous avez donc un principe de justice distributive ? vous êtes donc pouvoir spirituel ?

Vous écrivez en tête d’une constitution que tous les citoyens sont égaux devant la loi : d’où tirez-vous cette règle, je vous le demande ? C’est, me dites-vous, que les hommes sont frères et égaux… Qui vous a dit cela ? vous êtes donc pouvoir spirituel ?

Je vais plus loin : il n’est pas même possible à l’État de s’occuper de ce qu’on appelle les intérêts matériels. Car quel intérêt de cette nature ne touche pas à un principe spirituel, ou n’a pas une conséquence de cet ordre ? Vous voulez, par exemple, exécuter des chemins de fer : quoi de moins attentatoire, en apparence, au règne spirituel ! Hé bien, vous ne le pouvez pas sans envahir largement sur ce domaine qui vous est interdit. En effet, pour exécuter vos chemins, vous êtes obligés de faire une loi d’expropriation forcée : atteinte au principe de la propriété. Qu’est-ce donc que la propriété ? a-t-elle des limites ? quelle loi a-t-elle suivie, et quelle doit-elle suivre encore ? Vous voilà pouvoir spirituel !

Je ne sais pourquoi, en vérité, j’entre dans tous ces détails, en voulant combattre le préjugé de la distinction des choses spirituelles et des choses matérielles ou temporelles. Car, pour réfuter cet absurde préjugé, il suffirait de demander si l’acte peut se séparer de l’intelligence et du sentiment, et si toute opération de l’intelligence, toute inspiration du sentiment, n’a pas pour conséquence prochaine ou éloignée un acte, une manifestation.

La réciproque de toutes les propositions que je viens de passer en revue est, par conséquent, aussi évidente que ces propositions mêmes. Si le pouvoir temporel ne peut faire un pas sans envahir sur le règne spirituel, réciproquement les sectes, auxquelles on abandonne le pouvoir spirituel, sont nécessairement pouvoir temporel ou attentatoires à ce pouvoir. Si vous abandonnez, par exemple, l’éducation aux sectes, c’est leur livrer l’État, ou plutôt c’est leur donner à dévorer des lambeaux de l’État. Comment voulez-vous, en effet, qu’un homme élevé par des Jésuites, par exemple, un homme soumis à la doctrine catholique, un homme sujet du pape par principes et par éducation, fasse un bon citoyen ? Sa conscience avant tout ! il est sujet du pape. Personne, dit l’Évangile, ne peut servir à la fois deux maîtres, être à Dieu et au Diable 13.

J’atteste encore une fois l’histoire tout entière que jamais, pendant la lutte des deux pouvoirs, un seul esprit un peu profond n’a cru à la possibilité d’une démarcation véritable entre ces deux pouvoirs. C’était un mot d’ordre convenu pour le combat, et voilà tout. Est-ce que tout pape, depuis Grégoire VII, et même avant lui, n’a pas soutenu qu’il n’y avait qu’un pouvoir dans le monde, et que ce pouvoir était le sien ?

Tout ce que vous pouvez espérer de mieux de cette division, qui pose d’un côté une société sans religion, et de l’autre une religion ou toutes sortes de religions sans réalisation politique et civile, c’est l’inertie au lieu du mouvement, la satiété que produit le désordre, la destruction de tout principe un peu énergique, l’effacement des âmes, l’anéantissement de toute vertu, une indifférence complète pour tout ce qui n’est pas jouissance matérielle et plaisir des sens.

La conséquence dernière et nécessaire de cette distinction est la négation positive et l’annihilation systématique de l’État. On doit dire, et on a dit : “Puisque l’État ne peut avoir aucun dogme, à quoi bon l’État ? Laissons la société des individus livrée à elle-même ; l’ordre naîtra tout seul du jeu des intérêts.” C’est en effet ce qu’ont soutenu certains raisonneurs fort peu philosophes. (…)

La doctrine de l’individualisme est ainsi venue à la suite de cette opinion, qu’il y a deux pouvoirs distincts, deux ordres distincts, le spirituel et le temporel.

Mais quelles sont les conséquences de cette doctrine de l’individualisme ? Les plus tristes qu’on puisse voir. Point de lien entre les hommes, point de société véritable, point de nation, point de patrie, point d’égalité, point de liberté ; une horrible anarchie de toutes les opinions, une lutte affreuse de tous les égoïsmes ; l’athéisme le plus ignorant auprès de la superstition la plus stupide ; l’inégalité de conditions la plus révoltante en face du principe de l’égalité des hommes ; des tyrans et des esclaves, des riches qui regorgent et des travailleurs qui meurent de faim. Voilà donc ce que devient une société livrée follement aux combinaisons du hasard ! L’athéisme religieux a entraîné l’athéisme social. Tout cela a abouti à cette maxime que certains hommes ont aujourd’hui dans le cœur et sur les lèvres : “Il n’y a dans le monde que des imbéciles et des fripons, et nous préférons ce dernier rôle.” Ah ! misérables, taisez-vous ; si le peuple venait à vous entendre !

Mais, en fait, cette théorie même a-t-elle été réalisée ? Non, car elle n’est pas réalisable. On a conservé la vieille religion sous le nom de religion de la majorité des Français ; on a violé constamment la prétendue liberté des cultes ; on a poursuivi les sectes nouvelles, on les a proscrites, on les proscrit chaque jour, et on fraude ouvertement la loi pour les détruire. Voilà le désordre où nous avons marché, et où nous sommes peut-être destinés à marcher longtemps encore.

Pierre Leroux, D’une Religion nationale ou du Culte, 1836-46

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13 Et pourtant nous sommes prêts à défendre, en apparence contre nos principes mêmes, la liberté d’éducation et le droit des Jésuites en tant que secte religieuse et éducatrice. C’est qu’il faut ou une religion nationale, ou des sectes. Pas de milieu possible. Or il peut arriver aux États des situations si douloureuses, si dégradantes, si abrutissantes, qu’espérer, par la voie politique, l’unité spirituelle, soit la plus chimérique des illusions ; et c’est précisément à ce point que nous sommes.

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Nous vous rappelons que nous vivons en pays occupé :

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