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Document – Laïcité et neutralité

IUFM Nord-Pas de Calais

Laurence Loeffel

Université de Picardie Jules-Verne

Faculté de Philosophie, Sciences humaines et sociales

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“La laïcité et la neutralité scolaires :
origine et signification d’un double principe”

Il s’agit ici d’interroger le double principe de la laïcité et de la neutralité de l’école à partir de nos interrogations et de nos difficultés aujourd’hui. Ces deux principes, en effet, sont communément confondus, au point que la plupart des enseignants sont bien en peine lorsqu’il s’agit d’identifier les contenus distincts auxquels ils réfèrent. Avec le temps, cette confusion s’est faite aux dépens de la laïcité : c’est la laïcité aujourd’hui qui tend à se confondre avec la neutralité, celle-ci s’identifiant de préférence à une neutralité d’abstention interdisant de parler de politique et de religion à l’école. Cet état de fait pose déjà une double difficulté : d’une part, la laïcité s’est peu à peu vidée de son sens, de son contenu, de son esprit ; toute la dimension culturelle de la laïcité s’est perdue et si les enseignants se disent volontiers attachés au principe de laïcité, ils n’ont plus de culture laïque. Or, cette culture a été porteuse de valeurs, d’un idéal éducatif pendant toute la période où elle se construisait contre l’emprise cléricale. De 1882 au début des années 1920, elle a incarné ce que Marcel Gauchet appelle la conquête de l’autonomie contre l’hétéronomie. Autrement dit, elle a constitué la matrice culturelle de la modernité démocratique et libérale, du projet d’autonomie morale et civique de l’homme. Et la culture laïque a gagné ce combat. Le moment décisif est ici la loi de séparation des Églises et de l’État du 09 décembre 1905 puis l’inscription du principe laïque pour la première fois dans la Constitution de 1946.

Avec les progrès de la sécularisation, toutefois, accompagnant ceux de la démocratie, la laïcité a perdu sa force normative pour devenir peu à peu une manière de vivre, d’autant que l’Église catholique a elle-même progressivement perdu son rôle d’institution sociale englobante. La laïcité est, pour nous, aujourd’hui, à ce point immanente à la démocratie qu’on peut dire qu’elle est constitutive de nos mœurs démocratiques. Elle n’est ainsi plus une culture source de sens mais plutôt un mode de vie dont nous avons perdu l’habitude d’interroger le sens, que nous ne pensons plus à faire vivre parce que depuis fort longtemps, elle ne nous semble plus menacée. Ces évolutions sont à l’origine de problèmes spécifiques dans l’univers scolaire parce que l’école demeure un lieu séparé et par là un lieu privilégié d’application du principe de laïcité. À l’école, en effet, la situation inédite engendrée par le port de signes religieux ostensibles oblige à interroger la laïcité ; oblige, au sens où, à l’école, on ne peut pas être indifférent à la situation, quand bien même on le voudrait, on ne peut pas s’échapper de la situation, quand bien même on le souhaiterait. À l’école, la situation engendrée par le port de signes religieux ostensibles ressemble souvent à une confrontation, à un face à face qui tourne vite au rapport de forces, jusqu’à l’exacerbation. Or, dans le cadre d’une laïcité que l’on peut qualifier désormais de silencieuse, les enseignants se retranchent sur le seul principe de la neutralité qui ne suffit pas.

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C’est un point fort sur lequel il convient d’insister à l’heure où l’on actualise une formation à la laïcité dans les Instituts Universitaires de Formation des Maîtres. Laïcité silencieuse, cela signifie que la laïcité est aujourd’hui ignorante d’elle-même. Elle est vécue plus que pensée 19. C’est pourquoi elle s’efface si aisément devant le principe de neutralité. La neutralité constitue le versant “pacifiant” de la laïcité. Comme elle ne se définit plus aujourd’hui que de façon négative (ne pas prendre parti publiquement devant les élèves, ne pas afficher ses préférences partisanes, qu’elles soient politiques ou religieuses), elle ne peut que mettre tout le monde d’accord. Quasiment confondue avec le devoir de réserve du fonctionnaire, elle ne mène pas par elle-même à la question du sens de la laïcité. Elle tendrait même à l’occulter : dans les périodes sensibles, elle est régulièrement rappelée dans les circulaires ministérielles sous la forme d’une mise en garde adressée aux enseignants : “… les scrupules à l’égard de la conscience des élèves doivent amplifier, s’agissant des enseignants, les exigences ordinaires de la neutralité du service public et du devoir de réserve de ses agents. L’École publique ne privilégie aucune doctrine (…) En conséquence, dans l’exercice de leurs fonctions, les enseignants, du fait de l’exemple qu’ils donnent explicitement ou implicitement à leurs élèves, doivent impérativement éviter toute marque distinctive de nature philosophique, religieuse ou politique qui porte atteinte à la liberté de conscience des enfants ainsi qu’au rôle éducatif reconnu aux familles” 20.

La laïcité et la neutralité de l’École sont ici pensées sur le modèle de la laïcité et de la neutralité de l’État. Depuis la loi de 1905, l’État est “neutre” 21, au sens où il n’a pas de religion officielle ; il considère ainsi toutes les religions à égalité sans en privilégier aucune. Il est aussi laïque en tant que garant des libertés fondamentales telles que définies par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : liberté de conscience, liberté de culte, liberté religieuse, liberté d’opinion, garant aussi, selon les termes de l’article 10, de l’ordre public 22. La laïcité de l’État suppose sa neutralité. De la même manière, peut-on penser, la laïcité de l’École suppose la neutralité de l’enseignant. La difficulté surgit, toutefois, dès que se pose la question de l’identité laïque de l’enseignant. Si celle-ci se réduit à une position de neutralité elle-même comprise comme neutralité d’abstention, on est vite confronté au vide de sens. Le principe de laïcité-neutralité scolaire semble ainsi frappé aujourd’hui de ce que l’on peut appeler une carence de sens.

La double difficulté que j’évoquais précédemment peut donc se résumer ainsi : fin de la culture laïque épuisée dans les mœurs, carence de sens de la laïcité résorbée dans la neutralité.

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C’est à ce point que le détour par la généalogie de ces deux principes est instructif et même nécessaire. Ce détour met en évidence que les liens les unissant n’ont pas toujours été si simples que les circulaires ministérielles actuelles le laissent supposer, elles qui se revendiquent volontiers de la laïcité des origines 23. La période fondatrice de la laïcité scolaire met en évidence un écart des deux principes permettant d’interroger l’un par l’autre.

1- La “haute époque” 24 de la laïcité : 1880-1890 :

La loi du 28 mars 1882 ne fait mention ni de la laïcité, ni de la neutralité. Les premiers programmes de l’éducation morale laïque, parus au Bulletin administratif du 27 juillet 1882, ne font mention ni de la laïcité, ni de la neutralité. On ne trouve nulle part non plus, dans cette période, l’expression de “morale laïque”, autant dire qu’on n’en trouve pas, à proprement parler, l’affirmation. La loi du 28 mars 1882 s’intitule sobrement : “loi relative à l’obligation de l’enseignement primaire”. Le principe de laïcité, tout en n’étant ni évoqué, ni explicité, est implicite dans la mention de l’abrogation des articles 23, 18, 44, et du § 2 de l’article 31 de la loi Falloux du 15 mars 1850. L’article 23 de la loi Falloux mettait en tête des programmes de l’école primaire l’instruction morale et religieuse. Dans la loi du 28 mars, elle est remplacée par l’instruction morale et civique. Les articles 18 et 44 donnaient aux ministres des cultes un droit d’inspection, de surveillance et de direction dans les écoles primaires publiques et privées et dans les salles d’asile. Le § 2 de l’article 31 de la même loi donnait aux consistoires le droit de présentation pour les instituteurs appartenant aux cultes non catholiques. Ces dispositions sont abrogées par la loi du 28 mars 1882.

Les premiers textes institutionnels encadrant la rénovation de l’école primaire désormais obligatoire, laïque et républicaine, sont plutôt laconiques sur le sens de la laïcité et de la neutralité scolaires. C’est le moins qu’on puisse dire. L’adjectif laïque ainsi que le substantif “laïcité” sont soigneusement évités, notamment par Jules Ferry. Pour disposer d’une explicitation du sens de la laïcité et de la neutralité scolaires, il faut se reporter à la première édition du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire 25. Ce monument de l’école républicaine, édité entre 1878 et 1887, a été rédigé sous la direction de Ferdinand Buisson qui y a associé plus de trois cents collaborateurs. Ferdinand Buisson est un personnage-clef de la rénovation de l’école. Protestant ultra-libéral, républicain convaincu et proscrit sous le Second Empire, il est nommé Directeur de l’enseignement primaire par Jules Ferry en 1879 et restera à ce poste 17 ans. Autant dire qu’il est le maître d’œuvre de la rénovation. Pour lui, comme pour ses plus proches amis et collaborateurs, souvent protestants, cette rénovation passe fondamentalement par la laïcité. Le Dictionnaire porte la trace de cet engagement. C’est aux articles Laïcité, Neutralité, Morale et aussi Politique que l’on trouve une explicitation consistante du double principe de la laïcité et de la neutralité scolaires, ainsi que des objectifs de l’instruction morale et civique.

Comme l’explique Buisson de manière liminaire à l’article Laïcité, la laïcité est un “néologisme nécessaire, aucun autre terme ne permettant d’exprimer sans périphrase la même idée dans son ampleur”. Le substantif est en effet un néologisme apparu pour la première fois en 1871 dans le journal La Patrie, à propos d’un article sur l’enseignement. L’adjectif laïque était, en revanche, couramment utilisé, sous le Second Empire déjà ; il avait été popularisé notamment par Edgar Quinet et son Enseignement du peuple paru en 1850, puis par Jean Macé, fondateur de la Ligue de l’enseignement en 1866. Que faut-il entendre par “laïcité de l’enseignement” ? demande Buisson dans son article : “(…) l’enseignement primaire est laïque, en ce qu’il ne se confond plus avec l’enseignement religieux. L’école, de confessionnelle qu’elle était est devenue laïque, c’est-à-dire étrangère à toute Église (…) elle n’est plus seulement “mixte quant au culte”, elle est “neutre quant au culte”. Les élèves de toutes les communions y sont indistinctement admis, mais les représentants d’aucune communion n’y ont plus autorité, n’y ont plus accès. C’est la séparation, si longtemps demandée en vain de l’Église et de l’école. L’instituteur à l’école, le curé à l’Église, le maire à la mairie. Nul ne peut se dire proscrit du domaine où il n’a pas entrée : c’est le fait même de la distinction des attributions, qui n’a rien de blessant pour personne ni de préjudiciable pour aucun service”.

La laïcité est ainsi, avant tout, un principe qui organise l’école comme espace publique et de ce fait, suppose et permet la distinction entre espace public et espace privé. Si “les élèves de toutes les communions y sont indistinctement admis”, c’est que la laïcité est un principe qui est au-dessus de toutes les communions, de toutes les confessions. Située en-dehors d’elles, elle en en même temps le garant, c’est-à-dire le garant de la liberté de conscience et de la liberté de culte. La laïcité est ainsi d’emblée définie comme le principe du vivre ensemble, dans l’enceinte scolaire, un principe qui neutralise cet espace au point de vue confessionnel. Elle constitue un principe fondamentalement libéral qui n’est pas dirigé contre les religions. Les pratiques cultuelles attachées à l’appartenance confessionnelle des élèves relèvent désormais de la sphère privée ; l’éducation religieuse incombe aux familles et aux familles seules, comme le stipule l’article 2 de la loi du 28 mars : “les écoles primaires publiques vaqueront un jour par semaine, en outre du dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner, s’ils le désirent, à leurs enfants l’instruction religieuse en-dehors des édifices scolaires”.

La laïcité n’est pas dirigée contre les religions, mais elle est dirigée tout de même contre l’Église, à ce moment-là. Elle est anticléricale au sens précis du terme : le principe est dirigé contre l’emprise, le contrôle de l’Église sur l’éducation populaire. Son objectif est bien de décléricaliser l’éducation des enfants du peuple. Il s’agit par l’école de créer des “mœurs vraiment démocratiques”, selon la formule de Jules Ferry, il s’agit de fonder la République, et si ce projet est passé par la laïcité de l’école, c’est parce qu’en France, le choix a été fait d’emblée de dissocier citoyenneté et appartenance confessionnelle. D’où la nécessité de laïciser le personnel enseignant ainsi que l’enseignement. À l’article Laïcité du Dictionnaire, Buisson s’étend longuement sur ces deux questions. L’article est écrit avant la loi organique du 30 octobre 1886, dite loi Goblet, qui prévoit la laïcisation du personnel enseignant (article 17). Cela n’empêche pas Buisson de prendre position, déjà, non pas contre les congréganistes, mais contre les congrégations. Pour Buisson, en effet, les congrégations ont “une raison d’être qui est à peu près la négation de l’idée de l’enseignement laïque. Pour elles, la religion est le but, le seul but, et l’instruction n’est que le moyen de conduire à la religion”. C’est pourquoi il estime que la laïcisation du personnel enseignant est inéluctable “à mesure que l’idée de la laïcité pénétrera davantage dans nos habitudes nationales”. Le propos de Buisson n’est pas dirigé contre les congréganistes, c’est-à-dire contre des individus qui ont fait un choix religieux. Il est dirigé contre les congrégations enseignantes comme institutions opposées par principe à une école publique, c’est-à-dire à une école d’État. Par leur nature même, elles ne peuvent que nier les prérogatives de l’État sur l’éducation des enfants.

La laïcité de l’enseignement tient dans l’introduction de l’instruction morale et civique en remplacement de l’éducation morale et religieuse et dans la suppression du catéchisme et de l’enseignement de l’histoire sainte des programmes scolaires. Dissocier citoyenneté et appartenance confessionnelle requiert en effet non seulement de former le citoyen, mais encore de transmettre les principes, les valeurs et les normes d’une morale commune susceptible de transcender sans les heurter les valeurs et les normes de la morale confessionnelle.

On constate que la laïcité des origines ne concerne les élèves que du point de vue du respect absolu de leur liberté de conscience. L’obligation de neutralité, telle que Buisson l’explicite à l’article Neutralité, concerne l’école, l’enseignement et les enseignants, mais pas plus les élèves.

Cet article rappelle que les termes d’école neutre et de neutralité de l’école “ont été employés dans un certain nombre de pays étrangers, avant de l’être en France. Ils désignent, d’une façon générale, une organisation de l’enseignement primaire public dans laquelle les enfants appartenant à des confessions religieuses différentes sont réunis dans une même école”. Buisson précisera l’origine du principe de neutralité scolaire, plus de trente ans plus tard, à l’article Neutralité scolaire du Nouveau Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, paru en 1911. À ce moment, libéré de son obligation de réserve, il s’exprimera plus librement et insistera sur l’origine plus proprement protestante du régime de neutralité de l’école dans certains pays : “avant d’être employé en France, le mot était usité surtout chez les protestants d’Angleterre, des Pays-Bas, du Nord de l’Europe et des États-Unis pour signifier simplement que l’école n’était pas exclusivement attachée à une des nombreuses confessions entre lesquelles se divise le protestantisme. C’était une école unsectarian, ou encore undenominational, c’est-à-dire “non confessionnelle” ce qui n’est nullement synonyme de “non religieuse”.

Dans la première édition du Dictionnaire, il passe sous silence l’ancrage protestant de la neutralité, certainement pour des raisons de prudence politique, à un moment où l’on accusait Jules Ferry d’avoir livré l’éducation du peuple à un “triumvirat” de protestants venus tout droit de Neuchâtel 26. Ce que développe, en revanche, l’article Neutralité de la première édition, et qui est essentiel, c’est que la neutralité scolaire n’est que confessionnelle, qu’il s’agisse de l’école, de l’enseignement ou du personnel enseignant : “L’école est neutre, c’est-à-dire qu’elle reçoit indistinctement et sur le pied de la plus parfaite égalité les enfants de tous les cultes et même ceux qui n’appartiendraient à aucun culte ; par une conséquence toute naturelle, elle est fermée aux ministres de ces divers cultes qui jusque-là y avaient droit d’entrée, d’enseignement, de surveillance et d’inspection. (…) Le personnel enseignant est neutre, c’est-à-dire que l’autorité scolaire n’a point à s’enquérir si le postulant est catholique, protestant ou israélite, s’il est laïque ou s’il appartient à une communauté religieuse légalement reconnue. (…) La nomination des instituteurs n’est plus subordonnée à la religion de chacun d’eux, et rien n’empêche plus que le titulaire catholique ait des adjoints protestants ou vice versa : c’est même un des plus sûrs moyens de faire entrer la tolérance dans les mœurs et de mettre pour ainsi dire la neutralité scolaire en permanence sous les yeux des élèves. (…) L’enseignement primaire des écoles publiques est neutre, c’est-à-dire qu’il est complètement indépendant de tout enseignement religieux. Le programme ne comporte aucun chapitre, aucune section d’enseignement qui puisse porter le titre d’instruction religieuse”.

La neutralité n’est que confessionnelle, Buisson y insiste, elle n’est ni philosophique, ni politique. Par ces distinctions, on touche le sens de la neutralité, son contenu propre et ce par quoi, aussi, elle a suscité des polémiques du côté des adversaires de la laïcité-neutralité, et un très grand embarras du côté des enseignants. La neutralité ne pouvait pas être philosophique à cause de l’introduction dans les programmes d’une éducation morale laïque pour le primaire élémentaire et d’un enseignement de la morale dans les écoles normales. L’enseignement de la morale dans les écoles normales reposait sur une doctrine philosophique, le spiritualisme de Victor Cousin, tendance philosophique à ce moment-là hégémonique au sein de l’Université et, de ce fait consensuelle. Cette doctrine qui intègre aussi des apports de la philosophie de Kant, privilégie une morale du devoir, un devoir, toutefois, qui n’est plus compris comme obéissance aux commandements de Dieu, mais qui est rationnellement déduit comme le seul principe possible de la morale. Au plan philosophique, l’idée d’une morale neutre est absurde. Un choix philosophique avait présidé à l’élaboration des programmes de l’enseignement de la morale dans les écoles normales, choix qui permettait de séparer la morale de la religion tout en la situant en continuité et en accord avec la morale religieuse. L’enseignement philosophique de la morale dans les écoles normales enseignait bien que la morale est “indépendante” de la religion, qu’elle ne repose ni sur un credo métaphysique, ni sur un credo théologique.

Cet enseignement philosophique, toutefois, était réservé aux élèves-maîtres et aux élèves-maîtresses. À l’école primaire, il n’est pas question que l’instituteur ou l’institutrice aborde des questions philosophiques qui, d’une part seraient hors de portée des élèves, d’autre part risqueraient de heurter leur conscience et surtout celle des pères de famille. C’est l’objet de la lettre-circulaire de Jules Ferry aux instituteurs du 17 novembre 1883 que de tracer la limite de l’éducation morale scolaire, les limites de l’action du maître. Sur la dimension philosophique de l’éducation morale, Jules Ferry est très clair : on n’attend pas de l’instituteur un cours ex professo sur les principes, les origines et les fins dernières de la morale. (…) “Vous n’êtes point l’apôtre d’un nouvel Évangile, dit Jules Ferry : le législateur n’a voulu faire de vous ni un philosophe ni un théologien improvisé”. Dans cette lettre, Jules Ferry passe sous silence la dimension proprement spiritualiste de la morale enseignée dans les écoles pour la ramener à une morale du sens commun, à une morale commune comme il le dit lui-même sur les principes de laquelle tout le monde ne peut que s’accorder. À aucun moment, il n’utilise l’expression de morale laïque ; il parle, en revanche, de “cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et mères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie, sans nous mettre en peine d’en discuter les bases philosophiques”. Il s’agit de ne surtout pas présenter la morale laïque comme faisant concurrence à la morale religieuse. Dans d’autres discours, Jules Ferry utilise l’expression de morale “sans épithète” ou de morale “tout court” ; par exemple, dans un discours au Sénat du 2 juillet 1881 : “La vraie morale, la grande morale, la morale éternelle, c’est la morale sans épithète. La morale, grâce à Dieu, dans notre société française, après tant de siècles de civilisation, n’a pas besoin d’être définie (…) elle est plus grande sans épithète (…) C’est la morale du devoir, la nôtre, la vôtre, la morale de Kant et celle du christianisme”.

Ainsi, au plan de la morale pratique, on peut dire que Jules Ferry a fait beaucoup pour minimiser le caractère laïque de la morale enseignée dans les écoles et pour la présenter au fond comme une morale “neutre”, c’est-à-dire commune à tous, quelles que soient les croyances. Son intention était d’insister sur l’unicité de la morale, d’insister sur ce qui unit, et non sur ce qui divise.

L’objectif de l’éducation morale à l’école primaire élémentaire est fermement délimité : elle est comprise comme éducation de la volonté : “il ne s’agit pas de faire savoir, mais de faire vouloir”, affirment les programmes. La morale scolaire est une morale du devoir et du dévouement. Les programmes comprennent des devoirs envers soi-même, des devoirs envers les autres et des devoirs envers Dieu. C’est la présence des devoirs envers Dieu dans les programmes qui confère à l’éducation morale scolaire son caractère spiritualiste laïque. Les devoirs envers Dieu avaient suscité une importante polémique au moment des débats parlementaires sur la loi du 28 mars 1882, une polémique qui n’avait pas seulement mobilisé les adversaires de la laïcité, mais qui avait aussi divisé le camp républicain : Jules Simon et Ferdinand Buisson avaient souhaité que ces devoirs envers Dieu figurent en tête de la loi ; Jules Ferry s’y était fermement opposé ne leur concédant finalement qu’une place dans les programmes. Les programmes prévoyaient donc un enseignement des devoirs envers Dieu, mais dans le cadre de l’école laïque et neutre confessionnellement. Dans cette perspective, les programmes précisent que “l’instituteur n’est pas chargé de faire un cours ex professo sur la nature et les attributs de Dieu : l’enseignement qu’il doit donner à tous indistinctement se borne à deux points : d’abord il leur apprend à ne pas prononcer légèrement le nom de Dieu : il l’associe étroitement dans leur esprit à l’idée de la cause première et de l’être parfait et à un sentiment de respect et de vénération ; et il habitue chacun d’eux à environner du même respect cette notion de Dieu, alors même qu’elle se présenterait à lui sous des formes différentes de sa propre religion. Ensuite et sans s’occuper des prescriptions spéciales aux diverses communions, l’instituteur s’attache à faire comprendre et sentir à l’enfant que le premier hommage qu’il doit à la divinité, c’est l’obéissance aux lois de Dieu telles que les lui révèlent sa conscience et sa raison”.

La neutralité ne peut donc pas être philosophique parce que le législateur a fait le choix, pour l’enfant du peuple, d’une éducation morale spiritualiste laïque. Toutefois, l’enseignement moral, dans sa dimension religieuse laïque, met inévitablement la neutralité à l’épreuve. Il en est de même de la neutralité politique : l’école rénovée est pensée comme une école de patriotisme et de sentiment national, comme le dit Buisson à l’article Neutralité ; compte tenu du rôle dévolu à l’instruction civique, de la mission politique des instituteurs, il était impossible d’étendre la neutralité au domaine politique. Ferry l’a affirmé et réaffirmé de manière à la fois claire et véhémente face à ses adversaires, notamment lors du débat au Sénat sur les manuels d’instruction civique le 31 mai 1883 : “nous avons promis la neutralité religieuse, nous n’avons pas promis la neutralité philosophique, pas plus que la neutralité politique (…) Je conviens que, dans cette matière si délicate, il y a des mesures à garder, des réserves à faire, une modération qui est le ton naturel et qui devrait être l’attitude habituelle de quiconque parle à la jeunesse. Oui, il faut exiler de ces livres les polémiques violentes. Mais si vous vouliez en écarter l’admiration légitime qu’inspire aux enfants de ce siècle, aux fils de la démocratie à laquelle nous appartenons, le grand mouvement social dont nous sommes tous issus, si vous vouliez nous empêcher de déclarer que l’état social que la Révolution de 1789 a fondé est bien supérieur à celui qui l’a précédé ; si vous vouliez nous interdire de faire vibrer cette corde nationale dans l’âme de la jeunesse, vous n’y parviendriez pas”.

Dans la perspective de l’époque, la neutralité politique était donc une aberration. C’est bien ainsi que l’entend Buisson : “… dans toutes ces parties de l’enseignement, il est impossible sans absurdité de prétendre à la neutralité absolue et pour ainsi dire à l’abstention totale (…) Pousser ainsi à l’absurde la prétention à la neutralité, c’est un vain jeu de sophistique, et l’école primaire ne pourrait plus même enseigner à lire en français si elle s’appliquait à faire le vide parfait dans l’esprit et dans le langage de l’enfant, sous prétexte de ne lui rien dire qui de près ou de loin tînt à une doctrine philosophique ou religieuse.” À l’article Laïcité, il affirmait, dans le même ordre d’idées : “on pousserait le système à l’absurde si l’on prétendait demander au maître de ne pas prendre parti entre le bien et le mal, entre la morale du devoir et la morale du plaisir, entre le patriotisme et l’égoïsme…”. Il y dénonce aussi “l’affectation de la neutralité ou de l’indifférence ou du mutisme obligatoire sur toutes les questions d’ordre moral, philosophique et religieux”.

La neutralité ne peut donc être ni une neutralité d’indifférence, ni une neutralité d’abstention, ni enfin une neutralité “absolue”. Celle-ci reviendrait à “s’interdire de parler”, comme Buisson le dira dans le Nouveau Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire.

Cette neutralité absolue est d’autant plus impossible que les rénovateurs de l’école ont voulu faire de l’instituteur un “éducateur”. C’est là, dans la conception rénovée de l’enseignement primaire, un des points de rupture les plus importants avec les maîtres d’Ancien Régime. L’instituteur est un éducateur : c’est en cela que réside toute la dignité de sa mission. Mais cette affirmation a, à ce moment-là, aussi une signification politique : elle signifie que l’instituteur est autant légitimé à dispenser une éducation morale que le prêtre. C’est donc dans le cadre de la concurrence avec l’Église que la mission de l’instituteur comme éducateur est exhaussée. Il s’agit d’ôter à l’Église le monopole de l’éducation dont le cœur de cible est, bien entendu, l’éducation morale. L’ensemble du projet républicain vise à instituer l’instituteur comme un éducateur qui tient sa légitimité de l’État. L’État lui-même, en effet, est pensé comme éducateur. C’est là le principe qui est au fondement de la rénovation que Jules Ferry a défendu avec véhémence dans nombre de ses discours, notamment dans un discours tenu à la Chambre les 26 et 27 juin 1879 : “(…) Non, certes, l’État n’est point docteur en mathématiques, docteur en physiologie, en chimie. S’il lui convient, dans un intérêt public, de rétribuer des chimistes, des physiologistes, s’il lui convient de rétribuer des professeurs, ce n’est pas pour créer des vérités scientifiques ; ce n’est pas pour cela qu’il s’occupe de l’éducation : il s’en occupe pour maintenir une certaine morale d’État, certaines doctrines d’État qui importent à sa conservation (…)”. Autrement dit, et là est le point fort, l’État n’est pas neutre. L’État a une morale. C’est précisément en ces termes que s’exprime Paul Janet, rapporteur du programme de morale des écoles normales au Conseil supérieur de l’instruction publique : “Il ne peut donc y avoir pour un État d’autre morale que la morale du devoir : c’est pour lui un postulat qu’il ne peut sacrifier sans se désavouer lui-même. (…) D’un autre côté, cette morale du devoir pur, du devoir strict, n’exclut nullement, et même appelle comme son complément la morale du dévouement qui n’est pas moins nécessaire à l’État que celle du devoir ; et puisque l’État exige de ses soldats en cas de guerre, de ses médecins en cas d’épidémie, de ses magistrats et de ses fonctionnaires en cas de guerre civile, de tous enfin s’il le faut, d’aller jusqu’au sacrifice de la vie, comment serait-il incompétent pour enseigner ce qu’il est tenu de pratiquer ?”.

L’État est donc compétent en matière de morale. Il a le droit de faire dispenser dans les écoles une éducation morale mise au service de sa propre conservation. Dans ce domaine, l’autorité de l’instituteur lui vient de la compétence et de l’autorité de l’État. La neutralité des origines de l’école laïque a donc un contenu qui donne sens à l’action éducative des maîtres. En même temps, elle est le produit d’un équilibre difficile à tenir, on peut l’imaginer. C’est là sa faiblesse, une faiblesse qui a été à l’origine de contestations dans les rangs des enseignants. Celle-ci s’est cristallisée autour de la période 1905, dans la critique socialiste. On va voir, à ce moment-là, la neutralité de 1882 critiquée au nom d’un idéal laïque plus ambitieux pour l’école. Ce mouvement a pour effet une redéfinition institutionnelle de la neutralité, concentrée terminologiquement dans l’expression “neutralité scolaire”, et qui est utilisée au plan politique pour faire barrage au militantisme socialiste dans les écoles.

2- Affirmation de la laïcité, critique de la neutralité : 1905-1910 :

La période 1905-1910 est une période où l’on voit monter la revendication d’une laïcité plus affirmée qui passe par la dénonciation de l’insuffisance de la neutralité de 1882. Celle-ci, en effet, apparaît à toute une partie des socialistes comme un obstacle à la réalisation d’une laïcité scolaire dont les valeurs s’affirment plus nettement démocratiques. D’une part, le sens de la neutralité pérennise la morale religieuse traditionnelle à travers l’enseignement des devoirs envers Dieu, d’autre part, à travers le nationalisme civique qui irrigue toutes les activités de l’école, elle est mise au service de la République, mais d’une République dont on commence, dès la fin du siècle, à dénoncer les insuffisances, notamment au plan de la justice sociale. La question sociale née avec la Révolution de 1848 renaît et trouvera une réponse dans le solidarisme de Léon Bourgeois. Dans le même temps, toutefois, les idéaux socialistes gagnent du terrain, notamment dans les rangs enseignants, et pour des enseignants de plus en plus nombreux, le solidarisme ne suffit pas ; il doit s’achever dans le socialisme. Dans la même période, le patriotisme déjà ébranlé par l’Affaire Boulanger en 1887, connaît une nouvelle épreuve avec l’Affaire Dreyfus en 1898. Les idéaux pacifistes gagnent du terrain. La République connaît un regain de conflit avec l’Église après les lois du 7 juillet 1904 et du 09 décembre 1905. Mais la contestation dorénavant vient aussi de la gauche et elle touche l’école. En 1903, le Congrès du Parti ouvrier de France vote une mention sans équivoque mettant en cause le contenu idéologique de l’enseignement primaire public. Il s’agit de laïciser la “Laïque” en instaurant à l’école une laïcité socialiste. “Vérité, laïcité, socialisme”, ce sont là tous mots synonymes avait écrit un lieutenant de Jaurès. L’enseignement est socialiste par essence puisque l’école laïque est une école de science, de raison, d’esprit critique ; elle est par là profondément socialiste. C’est dans le jaurésisme qu’une conception socialiste de la laïcité s’affirme à ce moment-là. Elle s’exprime dans la Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur. S’inscrivant dans la continuité de l’idéal républicain et démocratique issu de la Révolution, Jaurès et les siens considèrent que la laïcité républicaine et démocratique trouve sa vérité dans le socialisme et revendiquent le droit de diffuser les idées socialistes dans l’école. Le socialisme incarne la vérité historique, l’achèvement de la Révolution française ; il n’est donc pas une idéologie parmi d’autres, mais il est la réalisation de l’idéal démocratique laïque né au 18ème siècle. D’où la critique de la neutralité et l’appel à lui substituer le principe d’impartialité. Dès 1905, une importante polémique autour de la neutralité scolaire agite les milieux politiques et enseignants. Un article de 1906 de la Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, signé d’un pseudonyme et intitulé “O neutralité…” dénonce le “mensonge et le danger” d’une neutralité qui est une violation du droit et de la liberté d’expression : “Impartialité de l’école ; liberté de l’instituteur : voilà notre formule à nous”, conclut le rédacteur. Par impartialité, les militants socialistes entendent une attitude d’objectivité conforme à la recherche de la vérité. L’instituteur est un homme “qui apprend à ses élèves comment on va à la recherche de la vérité”, dit un autre rédacteur. L’enseignement de l’histoire à l’école primaire est violemment critiqué comme instrument idéologique au service du patriotisme, les socialistes revendiquant un enseignement de l’histoire scientifique et objectif. Buisson, alors passé au radicalisme est férocement attaqué. Le Parti radical et le parti clérical sont renvoyés dos à dos comme complices dans l’organisation d’une école de caste. Et ce, d’autant qu’à partir de 1908 et par deux fois, l’épiscopat français, inquiet des conséquences de la loi de 1905, se met à revendiquer le strict respect de la neutralité scolaire dans les termes qui étaient ceux de Jules Ferry. Deux déclarations des cardinaux et archevêques de France, en 1908 et 1909, appellent les pères de famille à la surveillance de la neutralité de l’école. Dans ce contexte de guerre scolaire sur deux fronts, le grand leader socialiste Jean Jaurès prend la plume, à partir de 1908, dans la Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, pour défendre sa conception de la laïcité et de l’impartialité de l’école. La neutralité que défendent le parti radical et le parti clérical est pour lui “le néant”. “En fait, il n’y a que le néant qui soit neutre”, dit-il en une formule demeurée célèbre. Les partisans de la neutralité scolaire condamnent l’école “à n’avoir ni doctrine, ni pensée, ni efficacité intellectuelle et morale”. La neutralité scolaire menace l’enseignement de “stérilité et de mort”. Elle ne protège pas la conscience de l’enfant, ni la liberté de penser. Elle est au contraire “tyrannique et inquisitoriale” ; elle “mutile” et “abaisse” l’enseignement. La neutralité est “inerte”, elle est “comme une prime à la paresse de l’intelligence, un oreiller commode pour le sommeil de l’esprit”. Il faut au contraire une “méthode d’enseignement surtout positive. Ce n’est point par voie de négation, de polémique, de controverse, que doit procéder l’instituteur, mais en donnant aux faits toute leur valeur, tout leur relief”. “Se réfugier dans un enseignement incolore et glacé, qui ne serait qu’une nomenclature de faits sans âme ou de menus préceptes sans idéal, serait une déplorable abdication. Il faut que l’enseignement soit vivant, moderne, tout pénétré des plus généreuses espérances de la science et de la démocratie”.

Cette intense polémique sur la neutralité a donné lieu également à un ample débat parlementaire en janvier 1910 dans lequel Buisson a pris la parole pour défendre le point de vue qui était celui de Jules Ferry en 1882 : “l’école doit être neutre, sans que l’instituteur soit un neutre” avait-il soutenu. Les enseignants ne sont pas des “nullités obéissantes”, “c’est un personnel d’hommes libres qui se surveillent eux-mêmes plus sévèrement que nul ne pourrait le faire”. La neutralité de 1882 tendait à réaliser “l’idéal de l’unité, non l’uniformité” des esprits. La nouveauté du régime scolaire républicain, c’est de ne pas comporter de “catéchisme laïque” : “l’éducation républicaine ne croit pas à des vérités absolues, immuables, intangibles. Elle n’accepte ni doctrine d’État ni doctrine d’Église, comme l’expression parfaite de la parfaite vérité. Elle croit que la vérité elle-même évolue et grandit avec l’esprit humain”. Buisson se prononce finalement en faveur du maintien de la réglementation de 1882. À l’article Neutralité scolaire du Nouveau Dictionnaire de pédagogie, il retrace longuement et en détails les termes de la polémique sur la neutralité et prend nettement position contre le principe de l’impartialité (son argument : ce dernier ruine le principe même d’une éducation en interdisant à l’enseignant toute influence sur l’enfant et toute orientation dans son enseignement). Il relate également les décisions prises au Congrès de la Ligue de l’enseignement de 1905, à Biarritz, qu’il reprend à son compte : “l’école doit rester étrangère aux questions religieuses, aux discussions métaphysiques, aux débats de la politique”.

À l’issue de cette période, le principe de neutralité connaît un sort ambigu : c’est bien la neutralité telle qu’elle avait été pensée en 1882 qui est réaffirmée, mais la nécessité de neutraliser les enjeux politiques la fait évoluer vers ce qu’on appellera dorénavant la “neutralité scolaire”. Par là, il faut comprendre que son statut change de sens : elle se met au service de l’ordre public. S’agit-il là d’un moment de refondation de la neutralité de l’école ? C’est en tout cas un moment qui a laissé des traces. Par la suite, des circulaires en 1925, 1934 et 1936 ont régulièrement rappelé les chefs d’établissement à l’obligation de respect de la neutralité politique. Fait notable, toutefois, ces circulaires ont été motivées par une agitation politique au sein des établissements du secondaire qui était le fait des élèves. La circulaire du 12 avril 1934 appelle à maintenir dans les établissements “la plus stricte neutralité en matière politique, qui a toujours été de tradition dans l’université (…)”. Une circulaire de Jean Zay du 15 mai 1937 rappelle l’obligation de neutralité religieuse des élèves tout en se rattachant à la circulaire précédente : “Ma circulaire du 31 décembre 1937 a attiré l’attention de l’administration et des chefs d’établissement sur la nécessité de maintenir l’enseignement public de tous les degrés à l’abri des propagandes politiques. Il va de soi que les mêmes prescriptions s’appliquent aux propagandes confessionnelles. L’enseignement public est laïque. Aucune forme de prosélytisme ne saurait être admise dans les établissements. Je vous demande d’y veiller avec une fermeté sans défaillance”. Une circulaire du 28 avril 1970 appelle les établissements scolaires au devoir d’information des lycéens, tout en rappelant l’interdiction de toute activité de propagande dans les établissements.

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Au regard de l’histoire, on peut ainsi penser que l’avis du Conseil d’État du 27 novembre 1989 ainsi que la récente loi du 15 mars 2004 sur le port de signes religieux ostensibles dans les établissements scolaires des premier et second degrés s’inscrivent dans une tradition quelque peu ambiguë, qui met en tout cas en évidence des déplacements importants de la notion de neutralité scolaire. On voit bien comment le principe de neutralité a pu être mis au service de l’ordre public alors même que la laïcité évoluait comme un principe vivant toujours en quête de sens. Aujourd’hui, il me semble que nous sommes toujours dans cette oscillation entre une laïcité garante des libertés fondamentales auxquelles elle donne sens et une neutralité convoquée plus spécialement au nom de l’ordre public. La loi du 15 mars 2004, en prenant le parti de neutraliser l’espace scolaire, semble ainsi davantage une loi sur l’ordre public qu’une loi sur la laïcité.

Laurence Loeffel

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19 Dans son rapport sur l’enseignement du fait religieux dans l’école laïque, Régis Debray insiste sur la notion de laïcité d’“incompétence”, signifiant par là une incompétence en matière religieuse. Il néglige ce qui constitue peut-être le principal écueil d’une formation à la laïcité : la laïcité n’est aujourd’hui plus pensée, elle n’est plus consciente d’elle-même tout en constituant une sorte d’évidence acquise pour la majorité des enseignants. Cf. R. Debray : L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque, Paris, Odile Jacob, 2002.

20 Lettre-circulaire du 12 novembre 1989 (Jospin).

21 Il faut souligner que ni la neutralité, ni la laïcité ne figurent ni n’ont jamais figuré dans aucun texte de loi.

22 “Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi”.

23 La circulaire Jospin du 12 novembre 1989 semble assez nettement inspirée de la lettre-circulaire de Jules Ferry aux instituteurs du 17 novembre 1883.

24 L’expression est de Régis Debray, op. cit., p. 42.

25 L’idée ainsi que l’idéal laïques ne sont pas une invention de la 3ème République. Ils s’affirment au 18ème siècle aussi bien dans la théorie de l’instruction publique élaborée par Condorcet que dans les tentatives philosophiques pour sortir la morale de sa tutelle métaphysico-religieuse. Cf. P. Kahn : Condorcet. L’école de la raison, Paris, Hachette, 2001 ; J. Domenech : L’éthique des Lumières. Les fondements de la morale dans la philosophie française du 18ème siècle, Paris, Vrin, 1989.

26 Ce “triumvirat” est composé de Ferdinand Buisson, Félix Pécaut, ancien pasteur en rupture de ban et Jules Steeg, ancien pasteur de Libourne. Les trois hommes se sont connus à Neuchâtel au moment où Ferdinand Buisson, en exil (1866-1870), cherchait à constituer une Église libérale “sans dogmes, sans miracles et sans prêtres”. Ils se sont impliqués activement dans la rénovation de l’enseignement primaire.

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