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Thomas Carlyle - 1839/1840[1]
Thomas Carlyle
Un tournant dans l'histoire se joue dans la période 1835-1840, dans les deux grandes puissances européennes. C'est l'époque du défi posé par les mouvements ouvriers anglais (Chartisme) et français (Révolution parisienne en 1848) pour tenter de résoudre la Question Sociale, plus actuelle que jamais.
Dans cette période de pleine effervescence, l'anglais Thomas Carlyle (1795-1881) a 40 ans. Il publie Sartor Resartus (1838), Les Héros et le culte des Héros (1840), une Vie de Frédéric II (1858) et une histoire de la Révolution Française (1837). Ce dernier grand événement le hantera toute sa vie. Son angoisse : que la Guillotine arrive jusqu'en Angleterre. Ce n'est pas que Carlyle craigne les révolutions en soi, mais elles doivent être motivées et guidées par un HÉROS.
"Le culte des Héros est à cette heure et à toutes les heures, la puissance vivifiante de la vie humaine".
L'issue qu'il propose pour régler la question du mouvement ouvrier Chartiste, loin d'être mené par un héros du type Odin (Wotan) comme il l'aurait tant espéré, est de "dératiser" l'Angleterre. Carlyle se fait ainsi défenseur des thèses Malthusiennes pour l'éradication des pauvres : les rats.
Son style ampoulé et emphatique lui a valu un article apologétique dans l'encyclopédie révisionniste Larousse (1867). Mais dans cette même encyclopédie, l'auteur de l'article ne s'arrête ni sur l'ouvrage de Carlyle qui suit, traitant la période clé de notre histoire contemporaine, ni sur la "philosophie" héroïque de l'auteur, que nous affirmons aujourd'hui comme fondatrice du Nazisme.
Il faut le savoir !
- Hitler et sa compagne Éva Braun, avant de se suicider dans leur bunker, se firent lire cérémonieusement quelques pages de la Vie de Frédéric II de Tomas Carlyle.
- De nos jours, de nombreux membres de l'Administration Bush font partie d'un énorme groupe financier, actif depuis le début des années 30, ayant subventionné le Reich, et prénommé…Groupe CARLYLE !
Éditions de l'Évidence
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"Il n'y a pas de fumée sans feu."
Vieux proverbe
On s'accorde généralement pour dire que la situation et les dispositions des classes laborieuses constituent actuellement un sujet alarmant ; qu'il faut en parler et qu'il faut faire quelque chose. Et assurément, à une époque de l'histoire où la "pétition nationale" est transportée en charrettes à travers les rues[2], et est présentée "en paquets liés de fer, portés par quatre hommes", à la Chambre des Communes Réformée ; où le Chartisme rassemblant un million et demi de personnes et n'obtenant rien par sa Pétition liée de fer, a recours aux morceaux de briques, aux piques bon marché, et même aux crépitements des incendies, une opinion aussi répandue ne peut pas être considérée comme anormale ! En ce qui nous concerne, ce sujet paraît être, et cela depuis de nombreuses années, le plus alarmant des sujets concrets ; un sujet à propos duquel, si on ne fait rien, quelque chose se produira un jour, et d'une manière qui ne plaira à personne. L'heure est venue d'agir à ce propos ; encore plus de se consulter sur cette intervention, de discuter et d'effectuer des études précises sur ce sujet.
On nous dit, dans les journaux, que le Chartisme est mort ; qu'un Ministère de Réforme[3] a "réduit au silence la chimère du Chartisme" de la façon la plus heureuse et la plus efficace. Voilà ce que disent les journaux ; - mais cependant, hélas, la plupart des lecteurs de journaux savent aussi que c'est évidemment la "chimère" du Chartisme, et non la réalité, qui a été abattue. L'incarnation folle et incohérente du Chartisme, telle qu'elle a pris forme et est apparue au cours des derniers mois, celle-ci a été réprimée ; ou plutôt s'est effondrée et est tombée en morceaux sous l'effet de la gravitation et de la loi de la nature : mais l'essence vivante du Chartisme n'a pas été réduite au silence. Le Chartisme traduit l'amer mécontentement devenu violent et enragé, la mauvaise situation donc et les mauvaises dispositions des classes laborieuses anglaises. C'est la nouvelle dénomination d'une chose qui en a eu beaucoup, et en aura encore beaucoup d'autres. La question du Chartisme est grave, profonde et importante ; elle ne date pas d'hier ; ne sera aucunement réglée aujourd'hui ou demain. Le Ministère de Réforme, la milice (constables), la nouvelle levée de troupes, les subventions à Birmingham ; tout cela est bien ou ne l'est pas ; tout cela ne réussira à abattre que l'incarnation, ou la "chimère" du Chartisme. L'essence se maintenant, de nouvelles incarnations et encore de nouvelles, des chimères plus ou moins folles, verront le jour. Il reste le regret que cette chose connue aujourd'hui sous le nom de Chartisme existe bien ; a existé ; et, qu'elle soit "réprimée" par une trahison secrète, par des pistolets rouillés, par un flacon de vitriol ou une boîte d'allumettes, ou bien qu'elle brandisse ouvertement des piques et des torches (on ne sait pas quand elle paraît plus fatale), elle existera tant qu'on ne lui aura pas appliqué des méthodes assez différentes. Que signifie cet amer mécontentement des classes laborieuses ? Partira-t-il comme il est venu ? À quel prix et à quelles conditions, surtout, consentira-t-il probablement à nous quitter et à reposer en paix ? Telles sont les questions.
Dire que c'est insensé, dévastateur, abominable, ne constitue pas une réponse. Le dire dans tous les dialectes possibles n'avance à rien. La "Pègre de Glasgow"[4], les "Voyous de Glasgow" ; ce sont des surnoms malicieux : l'agissement du "Numéro 60" entrant dans sa chambre sombre pour passer un contrat et décider du prix du sang avec des assassins d'ouvriers, dans une ville chrétienne, se distinguant même par son Christianisme rigoureux, est sans aucun doute un fait des plus horribles : mais à quoi nous mènera de parler d'horreur ? De parler d'abomination ; même enfin, de parler de condamnation et de bannissement à Botany Bay ? La Pègre de Glasgow, les réunions chartistes aux flambeaux, les émeutes de Birmingham, les incendies de Swing[5], sont autant de symptômes superficiels ; supprimer le symptôme ne conduit à rien si on ne s'attaque pas à la maladie. Les furoncles en surface se soignent ou pas, - quelle importance, alors que l'humeur virulente se tapit profondément à l'intérieur ; empoisonnant les sources de la vie ; mais gardant assez de force pour produire encore de nouveaux furoncles et maux ; autant de façons d'annoncer qu'elle est toujours présente, et qu'elle ne manquera pas de continuer.
Le Chartisme délirant ne se sera pas déchaîné pour rien, ainsi qu'il en est de toute chose sur terre, s'il a obligé tous les hommes pensants de la communauté à réfléchir à ce sujet vital, trop pertinent pour être négligé jusqu'à preuve du contraire. La situation des travailleurs anglais est-elle mauvaise ; si mauvaise que des travailleurs sensés ne puissent pas, ne veuillent pas, et même soient dans l'impossibilité de la supporter ? Sujet très grave, plus complexe que tous les autres au monde ; sujet auquel Botany Bay, la milice, et toute chose du même genre seront de peu de secours. Est-ce que le mécontentement est lui-même insensé, comme la forme qu'il prend ? La situation des travailleurs est-elle vraiment mauvaise, n'est-ce pas plutôt leurs dispositions, leurs propres pensées, convictions et sentiments qui sont mauvais ? Cela aussi est un sujet très grave, à peine moins alarmant, à peine moins complexe que le précédent. Dans le cas même où la milice et la simple rigueur de la coercition semblent mieux à leur place, la coercition ne viendra nullement à bout de tout, la coercition en elle-même aura même peu de poids. S'il existe réellement une folie générale de mécontentement, il faudra rétablir le bon sens et un certain niveau de satisfaction - pas seulement avec l'aide de la milice. Quand les idées d'un peuple, dans sa grande majorité, sont devenues insensées, les actions de ce peuple le mèneront finalement à la folie, l'incohérence et la ruine ! Le bon sens devra se rétablir dans l'ensemble de la masse ; sinon la coercition elle-même ne pourra plus jouer son rôle.
Nous avons entendu cette interrogation, Pourquoi le Parlement ne fait-il pas la lumière sur cette question des classes laborieuses, sur leur situation et les dispositions dans lesquelles elles se trouvent ? Pour un observateur éloigné de la procédure Parlementaire, il paraît vraiment surprenant, en particulier dans ces derniers temps de Réforme, de voir quelle place occupe la question dans les Débats de la Nation. Une quelconque autre affaire peut-elle être aussi urgente aux yeux des législateurs ? Un Parlement Réformé, peut-on penser, devrait s'intéresser aux mécontentements populaires avant de tâter de la longueur des piques et des torches ! Dans quel but enfin des hommes, Membres Honorables et Membres Réformés, sont-ils envoyés à St Stephen, au prix de réclamations et d'efforts ; forcés de discuter, débattre, déposer des motions et des contre-motions ? L'état du grand corps du peuple dans un pays est l'état du pays lui-même : cela, direz-vous, constitue un truisme de tous les temps ; un truisme suffisamment urgent pour être reconnu comme une vérité actuelle, et pour faire le nécessaire dès maintenant. Lisez donc le Hansard[6], ou les journaux du matin, si vous n'avez pas mieux à faire ! L'éternelle grande question, à savoir si A ou B sera au bureau, avec les innombrables questions subsidiaires en découlant, solliciter des entrefilets et des suffrages pour une solution heureuse à : la question du Canada, la question de la Propriété en Irlande, la question des Antilles, la question de la Chambre à Coucher de la Reine ; les Lois sur les Jeux, les Lois sur l'Usure ; les Noirs d'Afrique, les Coolies des collines d'Asie, le bétail Smithfield, et les Charrettes Anglaises, - toutes sortes de questions et de sujets, hormis l'alpha et l'oméga de tout ! Les Honorables Membres devront sûrement discuter aussi de la question de la situation en Angleterre. Les membres Radicaux, en particulier ; les amis du peuple ; choisis avec soin, par le peuple, pour en être les interprètes et exprimer clairement les profondes aspirations muettes du peuple ! Aux yeux d'un observateur éloigné, ils paraissent oublieux de leur devoir. Ne sont-ils pas là, du fait de leur fonction et de leur mission, expressément nommés par eux-mêmes ou d'autres, pour parler dans l'intérêt de la Nation Britannique ? Quel autre grand intérêt britannique peut-il le moins se passer de commentaires, être plus évident que tous ceux dont ils doivent discuter ? Soit ils sont les porte-parole de la grande et muette classe travailleuse qui n'a pas la possibilité de s'exprimer, soit ils sont des nullités difficiles à caractériser.
Hélas, l'observateur éloigné ne connaît pas la nature des Parlements : que les Parlements, destinés à faire le bien de la Nation Britannique, découvrent qu'ils existent avant tout pour leur propre bien ; que les Parlements glissent très naturellement vers les profondes ornières de la routine, vers des banalités sans fond qui nécessitent de la force, de la perspicacité et des efforts courageux et généreux pour que puissent s'en sortir un Parlement ou un véhicule ; que dans les Parlements, Réformés ou non, on a ou pas une chance de trouver un homme fort, un homme authentique, clairvoyant, généreux, patient et courageux ; - que, dans l'ensemble, les Parlements, se mouvant avec peine dans les profondes ornières de leurs banalités, trouvent, comme c'est le cas pour tant d'entre nous, que les ornières sont profondes, que le déplacement est épuisant, et qu'à chaque jour suffit sa peine ! Ce que les Parlements auraient dû faire dans cette affaire, ce qu'ils feront, ce qu'ils peuvent ou ne peuvent pas encore faire, et où se situent les limites de leurs possibilités et de leur culpabilité, à cet égard, demanderaient de longues recherches ; que nous n'avons pas besoin d'entreprendre pour le moment. Ce qu'ils ont fait est malheureusement suffisamment clair. Jusqu'ici, concernant cette grande question nationale, la Sagesse Collective des Nations ne nous a pratiquement rien apporté.
Et pourtant, comme on dit, il s'agit d'une question qui ne peut pas être abandonnée à la Folie Collective des Nations ! Dans ou hors du Parlement, les ténèbres, les négligences, les illusions devront cesser dans ce domaine ; une véritable compréhension est nécessaire. Une véritable compréhension serait si profitable qu'on ne peut l'exprimer ; une authentique intelligence par les classes supérieures de la société de ce que veulent exprimer les classes inférieures ; une interprétation claire des pensées qui au fond tourmentent ces âmes sauvages ayant du mal à s'exprimer, luttant et s'agitant de manière désordonnée, comme des créatures muettes de souffrance, incapables de parler de ce qu'elles ont en elles ! Quelque chose qui compte pour elles ; quelque chose de réel en plus, au plus profond de leurs cœurs désorientés, - car ce sont aussi des cœurs de création divine : pour le Seigneur, cette chose est claire ; pour nous, non. Si seulement elle l'était ! Y voir parfaitement clair voudrait dire savoir y remédier. Car, comme on le dit bien, toute bataille résulte d'une incompréhension ; que les parties fassent connaissance et la bataille cessera. À la base, aucun homme ne veut l'injustice ; c'est toujours pour une idée, obscure et déformée, du droit qu'il se bat : une idée obscure, déformée, exagérée, de la manière la plus extraordinaire, par la faiblesse et l'égoïsme naturels ; dix fois plus déformée par l'exaspération de la lutte, jusqu'à devenir enfin méconnaissable ; mais restant malgré tout une idée du droit. Lorsqu'un homme réalise que la chose pour laquelle il a lutté était mauvaise, contraire à la justice et à la loi de la raison, il réalisera aussi qu'il va droit à sa perte et vers le désespoir ; il ne pourra plus continuer à lutter. Même indépendamment du droit, si les parties en lutte perçoivent, un tant soit peu, la détermination et la puissance de lutte de l'autre, l'un se rendra pacifiquement à l'autre et à la Nécessité ; la lutte dans ce cas aussi cessera. Aucune expédition africaine d'aujourd'hui, comme au temps d'Hérodote, ne peut vaincre le vent du Sud[7]. Une expédition de ce genre a suffi. Le vent du Sud, le Simoun, continue à souffler de temps en temps, toujours aussi détestable, rendant toujours aussi fou : mais une expédition, ça suffit. Ne sommes-nous pas tous soumis à la Mort ? La sentence suprême de la loi, la sentence de mort, nous concerne tous dès notre naissance ; nous vivons donc patiemment dans son attente, la subissons patiemment quand l'heure est venue. Un droit clair et indéniable, un devoir clair et indéniable : l'un ou l'autre mettra fin à la bataille. Toute bataille est une expérience confuse visant à mettre en place l'un ou l'autre, ou les deux.
Quels sont les droits, quels sont les devoirs des classes laborieuses mécontentes dans l'Angleterre d'aujourd'hui ? Seul un Œdipe, venant nous délivrer de la triste pestilence sociale, pourrait nous donner une réponse complète ! Car on sait d'avance que la lutte qui divise le haut et le bas de la société en Europe, et en Angleterre plus douloureusement et notablement qu'ailleurs, c'est aussi une lutte qui se terminera et s'adaptera comme toutes les autres luttes le font ou l'ont fait, en faisant la lumière sur les droits et les devoirs ; et pas autrement. En attendant, les questions, Pourquoi les classes laborieuses sont-elles mécontentes ; quelle est leur situation économique, morale, dans leurs maisons et dans leurs cœurs, dans la réalité et dans leur façon de se la représenter ; de quoi se plaignent-elles ; de quoi devraient-elles ou non se plaindre ? - ces questions sont quantifiables : pour certaines d'entre elles, il suffirait que le commun des mortels s'y intéresse, s'il daignait le faire, pour y apporter quelques éclaircissements. Certaines de nos recherches et remarques à ce sujet, puisque personne d'autre n'en entreprendra, doivent maintenant être rendues publiques. Les recherches ne nous ont conduit qu'à peu de chose, presque rien ; mais les remarques ne datent pas d'aujourd'hui, et il est urgent de les énoncer. Nous gardons l'espoir que notre connaissance générale de l'affaire, si nous pouvons l'exprimer totalement, puisse rencontrer quelque approbation de la part de nombreux hommes sincères.
Un homme d'état spirituel dit que tout doit être prouvé par des chiffres. Nous avons examiné divers travaux statistiques, des Rapports de la Société de Statistique, des Rapports de la Loi sur les Pauvres, de nombreux Rapports et Pamphlets, en prêtant une grande attention à la question des Classes Laborieuses et de leur situation générale en Angleterre ; nous avons le regret de dire que les résultats sont pratiquement nuls. Trop d'affirmations tuent l'affirmation ; selon le vieux proverbe "quand le statisticien pense, la cloche sonne"[8] ! Les tableaux sont comme des toiles d'araignées, comme le tonneau des Danaïdes ; joliment présentés, faciles à consulter, mais ne proposent aucune conclusion. Les tableaux sont des abstractions, et l'essence du sujet, quoique très concret, si difficile à saisir. Les détails sont très nombreux, et un détail oublié peut être celui autour duquel tout tourne. Les statistiques sont une science sans doute honorable, la base d'autres sciences beaucoup plus importantes ; mais il ne faut pas lui accorder plus d'importance que les autres ; une tête réfléchie est nécessaire pour la maîtriser. Des faits concluants ne peuvent être distingués de faits peu convaincants que par une tête qui a compris et sait déjà. Inutile d'envoyer des aveugles ou mal-voyants sur la côte d'un Pactole couvert d'or : ils ne trouveront que du gravier, seuls les voyants et les prospecteurs trouveront des pépites d'or. Et quand le mal-voyant vous offrira son panier, en vous importunant par ses protestations et son insistance, rempli de gravier qu'il prend pour de l'or, quelle attitude adopter avec lui ? - Les statistiques, on peut l'espérer, s'amélioreront peu à peu, et deviendront utiles à quelque chose. En attendant, on peut craindre que le caricaturiste hargneux ait en partie raison, pour le moment : "Un homme judicieux" dit-il, "consulte les statistiques, non pour enrichir ses connaissances, mais pour se prémunir de l'insinuation d'ignorance". Quelle sereine assurance est celle d'un membre d'une Société de Connaissance Utile vous clouant le bec avec un calcul arithmétique ! Il lui semble qu'il a ainsi extrait l'essence du sujet, et qu'il n'y a rien à y ajouter. Il est nécessaire d'examiner cette essence ; et de vérifier, hélas, il y a peu de doute, nous le regrettons, qu'il n'y a là que nullité et platitude, juste bonnes pour le caniveau.
N'avons-nous pas été témoins deux ou trois fois des lamentations et prophéties d'un Jérémie humain, ami des pauvres, réduites au silence par un fait statistique de nature tout-à-fait décisive : Comment les conditions des pauvres peuvent-elles être autrement que bonnes, autrement que les meilleures ; la durée moyenne de vie en Angleterre, et donc de la classe la plus nombreuse en Angleterre, ne s'est-elle pas allongée ? Notre Jérémie avait dû évidemment admettre que ce fait était stupéfiant, et que tout ce qu'il avait, pour sa part, observé concernant d'autres aspects du sujet était irrémédiablement dépassé. Si la vie est plus longue, c'est qu'elle doit être moins usée, par la souffrance extérieure, par le mécontentement intérieur, par la difficulté des choses ; la condition générale des pauvres doit s'améliorer au lieu de se détériorer. Ainsi notre Jérémie fut-il réduit au silence. Et maintenant qu'en est-il des "preuves" ? Les lecteurs curieux des preuves statistiques peuvent les voir étalées en toute solennité dans un Pamphlet publié par Charles Knight and Company, - et en tirer éventuellement eux-mêmes des conclusions. Les Tableaux de Northampton, établis par le Dr Price "à partir des registres de la Paroisse de Tous les Saints entre 1735 et 1780" ; les Tableaux de Carlisle réunis par le Dr Heysham[9] à partir des observations de la Cité de Carlisle pendant huit ans, "les calculs en résultant" effectués par un autre Docteur ; l'incroyable "document validé par des hommes de science français" ; - hélas, ne dirait-on pas qu'un fils d'Adam, scientifique zélé, a donné la preuve de la profondeur de l'Océan, par l'observation, exacte ou approximative, de deux éclaboussures de boue sur la Côte de l'Ile aux Chiens ? "Non pas pour s'instruire, mais pour ne pas laisser l'avantage à l'ignorance" !
La condition du travailleur dans ce pays, ce qu'elle est et ce qu'elle a été, si elle s'améliore ou se dégrade, - est une question que les statistiques n'ont pas permis de résoudre jusqu'à maintenant. À ce jour, malgré les nombreux tableaux et rapports, on en est encore pour l'essentiel à s'assurer des choses par ses propres yeux, en observant le phénomène concret lui-même. Il n'existe pas d'autre méthode, même si elle est bien imparfaite. Chacun élargit sa propre observation partielle jusqu'aux limites du champ général ; chacun doit, plus ou moins, se contenter de ce qu'il a vu et se faire une idée à partir d'un échantillon de tout ce qui est visible et vérifiable. Partant de là, les divergences, les controverses importantes s'éternisent ; sans qu'on puisse actuellement envisager un moyen ou un espoir d'en finir de façon satisfaisante. Quand le Parlement s'occupera de "la question de la situation en Angleterre", ce qu'il devra faire un jour, alors évidemment il pourrait y avoir de grands changements ! Des enquêtes judicieusement menées, même sur ce sujet très complexe, donneront des résultats, non pas nuls, mais valables. Néanmoins, il s'agit d'un sujet complexe ; sur lequel, que ce soit hier ou aujourd'hui, les Enquêtes Statistiques, avec leurs moyens limités, leurs pauvres perspectives et leur dogmatisme incommensurable, ont trop souvent échoué à faire la lumière, mais conduit à des erreurs pires que l'obscurité.
De quoi est constitué le bien-être d'un homme ? De nombreuses choses ; parmi lesquelles le salaire qu'il gagne, et le pain qu'il peut ainsi acheter, occupent les premières places. Étant admis donc que les salaires sont tout ; que lorsqu'on connaît les salaires et le prix du pain, on sait tout ; quel est donc le montant des salaires ? Les Enquêtes Statistiques, dans leur état informe actuel, ne peuvent pas le dire. Le taux moyen des salaires journaliers ne peut pas être déterminé correctement avec certitude en un point quelconque de ce pays ; il ne peut pas être déterminé sur une durée de cinquante ans, pas même sur une décade ou une année : on est loin de pouvoir établir des comparaisons avec le passé, le présent même nous est inconnu. Ensuite, connaissant la moyenne des salaires, quelle est la stabilité du marché du travail ; quelles sont les difficultés à trouver un emploi ; quelles sont les fluctuations saisonnières et d'une année sur l'autre ? Les salaires sont-ils constants, prévisibles ; ou fluctuants, imprévisibles, plus ou moins comme les jeux ? Ce second aspect, relatif à la qualité des salaires, est peut-être encore plus important que le premier : celui de la quantité. Allons plus loin, Un travailleur peut-il espérer, au moyen de la prévoyance et de l'application, s'élever jusqu'à la maîtrise ; ou cette possibilité lui est-elle interdite ? Quelles relations entretient-il avec son employeur ; des liens d'amitié et d'assistance mutuelle ; ou seulement de l'hostilité, de l'opposition, et les liens établis par les chaînes de la nécessité mutuelle ? En un mot, quel niveau de satisfaction un être humain est-il supposé atteindre dans cet état ? Avec la menace de la famine, son bonheur ne peut qu'être mince ! Mais même avec l'abondance, son mécontentement, sa misère réelle peuvent être grands. Les sentiments du travailleur, sa conscience d'être seulement et injustement utilisé ; sa saine nature, sa simplicité, sa jovialité parfois, son agitation agressive, son insouciance, son inclination pour le gin et sa déchéance progressive d'autres fois, - comment des chiffres peuvent-ils rendre compte de tout cela ? Il y a encore tant à déterminer ; et toujours avec beaucoup de difficultés ! Jusqu'à ce que, parmi les questions sur les "Coolies des collines d'Asie", et les "Charrettes anglaises", ressorte au Parlement et à l'extérieur avec vigueur, une "question sur la Situation en Angleterre" accompagnée d'une toute nouvelle panoplie d'enquêteurs et de méthodes, les résultats risquent d'être bien limités.
Nous avons souvent pensé qu'un fait relatif à la question, un fait que l'arithmétique aurait éclairé, valait tout l'or du monde : Comment s'y prend le travailleur, quel que soit son salaire, pour faire des économies ? Économiser de l'argent lui prouve que sa situation, aussi pénible soit-elle avec ou sans argent, n'est pas désespérée ; qu'il peut s'attendre à des jours meilleurs et peut encore se diriger résolument vers ce but ; que tous les hauts et les bas de son existence se retrouvent en un rayon béni d'espérance, - la dernière, la première, la seule bénédiction même de l'homme, pourrait-on dire. Est-ce que l'habitude d'économiser s'est renforcée ou est en train de le faire, ou inversement ? D'après les propres observations de l'écrivain, elle s'affaiblit, et dans de nombreux cas est près de disparaître. La science des statistiques nous renvoie aux Comptes de ses Banques d'Épargne, et répond "Croissance rapide". Peut-on la croire ! Mais la nature du tonneau des Danaïdes s'apparente à ces documents d'origine statistique de façon trop manifeste. Il y a quelques années, dans les régions où, à notre connaissance, l'épargne existait encore, il n'y avait pas de Banques d'Épargne ; le travailleur prêtait son argent à un fermier, comme capitaux ou supposés tels, - et l'a trop souvent perdu ensuite ; ou il achetait une vache, un cottage ; ou il le cachait sous le chaume de son toit : les livres des Banques d'épargne présentaient des pages blanches et vides. Qu'ils se remplissent année après année maintenant, si tel est le cas, indique que, pour l'épargne existante, on a de plus en plus recours à ces banques là plutôt qu'à autre chose ; mais la question, L'épargne augmente-t-elle ? passe entre les mailles du filet, et comme l'eau s'écoulant sur le sol, s'échappe.
Ces enquêtes-là, on aurait pu, si l'on avait disposé d'une bonne étude sur la "question de la Situation en Angleterre", leur apporter quelques explications, avant que les "rassemblements aux flambeaux" n'apparaissent pour les illustrer ! Aussi éloignées soient-elles du cours de la routine parlementaire, elles auraient pu y être intégrées, pourvu qu'on y ait jeté un coup d'œil, d'une façon ou d'une autre. Une Législature faisant des lois pour les Classes Laborieuses, dans une totale méconnaissance de ces choses, légifère dans l'obscurité ; sans sagesse et sans but satisfaisant. La simple question fondamentale, Un travailleur dans l'Angleterre qui est la nôtre, qui désire travailler, peut-il trouver un emploi et vivre de son travail ? est le sujet d'une pure conjecture et affirmation ; qui ne peut être vérifiée par aucune preuve réelle : la Législature, satisfaite de légiférer dans l'obscurité, n'a encore cherché aucune preuve à l'appui. Elle a adopté la Nouvelle Loi sur les Pauvres[10] sans aucune preuve dans ce domaine. Peut-être leur Nouvelle Loi sur les Pauvres ne doit-elle servir que d'expérience cruciale pour vérifier tout cela ? Le Chartisme constitue une réponse, apparemment pas par l'affirmative.
Lire les Compte-Rendus des Rapporteurs de la Loi sur les Pauvres, si l'on y croit suffisamment, devrait être un plaisir pour l'ami de l'humanité. Un seul remède semble avoir été indispensable aux maux de l'Angleterre : "le refus du secours extérieur". L'Angleterre vivait dans un mécontentement maladif, épuisée par les convulsions sur son lit de douleur, sombre, au bord du désespoir, dans le manque, le besoin, l'imprévoyance et la difficulté à se nourrir, jusqu'à ce que, comme Hypérion sur les steppes de l'Est, les Rapporteurs de la Loi sur les Pauvres surgissent, et disent : que l'on ait ici les bagnes ouvriers (workhouses), le pain de la misère et l'eau de la misère ! C'était une invention simple ; comme toutes les véritables grandes inventions ! Et voyez, dans tous les quartiers, dès que les murs des bagnes ouvriers étaient élevés, la misère et le besoin s'envolaient, devenaient invisibles, - inutiles, comme on l'espérait naïvement, et évanouis dans l'absurde ; l'application, la frugalité, la fertilité, l'augmentation des salaires, la paix sur la terre et la bonne volonté des hommes devaient - selon les Compte-Rendus des Rapporteurs de la Loi sur les Pauvres, - de façon infaillible, plus ou moins rapidement, pour le bonheur de toutes les parties, survenir. C'était l'apogée la plus vivement désirée. Nous avons examiné ces quatre Rapports annuels de la Loi sur les Pauvres sous différents angles ; sans penser que nos Rapporteurs de la Loi sur les Pauvres sont les êtres inhumains que leurs ennemis dénoncent ; plutôt avec un sentiment de gratitude qu'il existe des hommes de cette nature ; en se persuadant de plus en plus que la Nature, qui ne fait rien sans raison, ne les a pas, eux ou l'Amendement de la Loi sur les Pauvres, créés en vain. Nous espérons prouver qu'eux et lui ont joué un rôle indispensable, rude mais salutaire dans l'avancée des choses.
Que cet Amendement de la Loi sur les Pauvres ait, en attendant, été souvent appelé la "gloire majeure" du Cabinet de Réforme dénote plutôt, nous aimons à le penser, une absence même de gloire. Dire aux pauvres, Vous pouvez manger le pain de la misère et boire l'eau de la misère, tout en restant tout-à-fait misérables, ne demandait pas une dose d'héroïsme dépassant en tout cas l'élasticité normale des entrailles. Si les pauvres deviennent misérables, ils diminueront en nombre. C'est un secret connu de tous les dératiseurs : bouchez les fissures des greniers, persécutez les rats avec des miaulement continuels, des alarmes, et des pièges, et vos "travailleurs assistés" disparaîtront, quitteront les lieux. Une méthode plus rapide encore utilise l'arsenic ; peut-être même plus douce, parmi d'autres acceptables. Les rats et les pauvres peuvent disparaître ; les hommes savaient depuis longtemps comment s'en débarrasser, lentement ou d'un coup net, et n'avaient besoin d'aucun fantôme ou Ministère de Réforme pour le leur apprendre. De plus, lorsqu'on entend que "tous les travailleurs du pays trouveront un emploi" au moyen de ce nouveau système de misère, quand les travailleurs se plaignent d'être dans le besoin et ne sont pas entendus, il n'y a pas à hésiter. Que la misère et les chômeurs doivent "disparaître" dans cette affaire est suffisamment évident ; ils doivent disparaître de notre vue, - mais de la vie ? Ce que l'on sait avec certitude, c'est que les "taux sont réduits", car on ne peut pas les empêcher d'être ; que les tableaux de statistiques n'ont pas montré jusqu'alors une grande augmentation des décès par famine : cela on en est sûr, mais on ne peut sérieusement aller bien plus loin. Si cela signifie qu'il y a intégration de tous les travailleurs du pays, alors tous les travailleurs du pays sont intégrés.
Croire concrètement que les pauvres et les malchanceux ne sont ici-bas qu'une calamité qu'il faut faire disparaître et éliminer, dont il faut se débarrasser d'une manière acceptable, et qu'on doit chasser de notre vue, n'est pas agréable. Que les victoires du bien ou du mal dans ce monde de bouleversement et de confusion, toujours guidées par une déesse aveugle, pensait-on, soient en fait l'œuvre d'une déesse ou d'un dieu voyant, œuvre qu'il ne faut pas toucher : quel effort héroïque ou inspiration de génie a-t-il fallut pour en arriver là ? Boutonner ses poches et rester debout, n'est pas difficile. Laissez faire, laissez passer ! Quoi qu'il arrive, cela doit-il continuer ; "la veuve qui ramasse des orties, pour le dîner de ses enfants ; et le seigneur parfumé se prélassant délicatement dans l'Œil-de-Bœuf[11] qui, grâce à l'alchimie, lui soutirera la troisième ortie qu'il nomme un juste loyer" ? Le fait d'être écrit et de figurer dans la loi, d'apparaître noir sur blanc sert-il à quelque chose ? La justice est la justice ; mais tout document du juge est de la nature d'un Targum[12],c'est-à-dire sacré. En bref, notre monde ne mérite que d'être abandonné à lui-même. Bouleversement complet, toi bouleversement insensé du monde, avec les tiares de tes papes, les manteaux de tes rois et les gabardines de tes mendiants, tes rubans de chevaliers et tes cordes à potence de la plèbe, où un Paul peut mourir sur le gibet et un Néron être tranquillement assis en César impérial ; tout est tranquille, et peut aussi bien être bouleversé ; et celui qui dans la foule est piétiné, n'a qu'à rester ici et se laisser piétiner : - Cela paraît, fondamentalement, être le principe social majeur, si principe il y a, que l'Acte d'Amendement de la Loi sur les Pauvres a le mérite d'affirmer courageusement, en opposition à de nombreuses choses. Un principe social majeur auquel l'écrivain ici présent, pour sa part, n'adhèrera en aucune façon, mais qu'il dénoncera, chaque fois que possible, comme étant faux, hérétique et odieux, si même cela s'avérait nécessaire !
Et donc, comme nous l'avons dit, la Nature ne fait rien en vain ; même s'il s'agit d'un Amendement à la Loi sur les Pauvres. Pour autant, nous sommes loin de nous joindre aux huées visant ces pauvres Rapporteurs de la Loi sur les Pauvres, comme s'ils étaient des tigres ayant pris forme humaine ; comme si leur Amendement était une pure monstruosité et horreur, nécessitant une abrogation immédiate. Ce ne sont pas des tigres ; ce sont des hommes convaincus de l'idée d'une théorie : leur Amendement, hérétique et odieux en vérité, est correct et louable comme semi-vérité ; et devait impérativement être mis en pratique. Créer des hommes convaincus d'une théorie, celle du refus d'un secours extérieur, était chose nécessaire : la Nature n'avait pas de meilleur moyen d'arriver au refus d'un secours extérieur. En fait, si l'on examinait la Loi sur les Pauvres sous l'angle de l'affirmation du principe social opposé, à savoir que les décisions de la Chance ne sont pas celles de la Justice, nous pourrions la trouver encore plus insupportable et pourrions exiger, à condition que l'Angleterre ne fut pas conduite à sombrer rapidement dans l'anarchie, qu'elle fut abolie.
Toute loi, aussi bien intentionnée soit-elle, qui est devenue une prime à l'imprévoyance, l'oisiveté, la corruption et l'alcoolisme, doit être supprimée. Dans tous les cas, en particulier à notre époque, il est nécessaire de déclarer haut et fort que, pour le paresseux, il n'y a pas de place dans notre Angleterre. Celui qui ne travaille pas, et n'épargne pas selon ses possibilités, qu'il aille se faire pendre ailleurs ; qu'il sache que pour lui la Loi n'a rien prévu de tendre, mais qu'elle sera dure et stricte ; que selon la Loi de la Nature, que la Loi de l'Angleterre ne pouvait finalement que contrer en vain, il est condamné soit à abandonner ses habitudes, soit à être lamentablement expulsé de cette Terre, qui fonctionne selon des principes différents des siens. Celui qui ne travaille pas selon ses capacités, laissez le mourir dans le besoin : il n'existe pas de loi plus juste que celle-ci. Grâce à Dieu, on a pu la prêcher pour qu'elle touche tous les cœurs de tous les fils et filles d'Adam, car cette loi s'applique à tous ; et la mettre en vigueur pour tous, avec obligation de mise en pratique aussi stricte que la Bastille pour la Loi sur les Pauvres ! Nous eûmes alors, en vérité, une "société parfaitement constituée" ; et la "Bonne Terre de Dieu et son Jardin à Cultiver, où celui qui ne travaille pas doit mendier ou voler", furent alors réellement, après tant de bouleversements et de luttes, ce qu'ils s'étaient toujours efforcés de devenir.
Que cette loi "Pas de travail, pas de récompense" dut d'abord être imposée au travailleur manuel, et pénétrer dans toute sa rigueur chez lui et dans sa nombreuse classe, alors que tant d'autres classes et personnes y échappent encore, était naturel dans le contexte. Qu'elle lui soit imposée, et en toute rigueur pour être bénéfique. C'est un devoir de l'imposer partout, et en toute rigueur pour être bénéfique ; - hélas, pas au moyen de méthodes aussi simples que celle du "refus du secours extérieur", mais avec des méthodes très différentes et plus coûteuses ; qui pourtant ne vont pas sans une généreuse Providence, même chez les générations nouvelles (si nous voulons en comprendre les convulsions et les confusions) rechignant à les mettre en application. Le travail est la mission de l'homme sur cette Terre. Le jour est déjà en marche, le jour arrivera bientôt, où celui qui n'aura pas de travail, de quelque façon qu'on le nomme, ne trouvera pas bon de se montrer de notre côté du Système Solaire ; mais pourrait partir voir ailleurs, s'il existe une Planète Oisive à découvrir ? - Que l'honnête travailleur se réjouisse qu'une telle loi, la première loi de la Nature, ait été faite pour son bien ; et espérons que, peu à peu, tout soit fait pour son bien. C'est le commencement de tout. Nous voulons que la sévère Nouvelle Loi sur les Pauvres soit surtout une "protection du travailleur économe contre les dépensiers et dissolus" ; une chose d'une importance inexprimable ; un semi-résultat, détestable, si vous voulez, si on le considère comme le résultat global ; mais sans lequel le résultat global serait à jamais impossible à atteindre. Que le gaspillage, la paresse, l'ivrognerie, l'imprévoyance aient le destin que Dieu leur assigne ; que leurs opposés aient aussi une chance d'accomplir leur destin. Que les administrateurs de la Loi sur les Pauvres soient considérés comme des travailleurs utiles que la Nature a pourvu d'une théorie complète de l'univers pour qu'ils puissent accomplir leur part d'une tâche nécessaire, et y réussissent en dépit des nombreuses oppositions.
Nous voulons faire l'éloge de la Nouvelle Loi sur les Pauvres, et même plus, en tant que préliminaire probable à une certaine prise en charge globale des classes inférieures par les classes plus élevées. Une prise en charge globale est toujours préférable à un conflit des prises en charge, variant d'une paroisse à une autre ; emblème des ténèbres, de la confusion indéchiffrable. La supervision par le gouvernement central, quel que soit l'esprit qui y préside, est une supervision provenant d'un centre. Peu à peu l'objectif se précisera, jusqu'à devenir alors une évidence universelle. Peu à peu il deviendra possible d'avoir une vision juste, et de façon universelle ; toute disposition pourvu qu'elle soit juste et sage, c'est-à-dire s'appuyant sur la vérité, pourra alors être prise. Accueillons la Nouvelle Loi sur les Pauvres comme le rude début de beaucoup de choses, la rude fin de beaucoup d'autres choses ! Qu'il est rude et stérile le champ en friches du nouveau laboureur, avec son sous-sol brut tout retourné, qui n'avait jamais vu le soleil ; qui ne produisait donc pas d'herbe ; qui ne constituait un "secours extérieur" pour personne. Patience encore : d'innombrables mauvaises herbes et corruptions se trouvent soigneusement recouvertes et endormies en lui ; ce même sous-sol brut constitue le premier pas vers la vraie agriculture ; avec la bénédiction du Ciel et les influences célestes, de bons fruits bénis en sortiront bientôt.
Car, en vérité, la revendication du pauvre travailleur est assez différente de ce que la "Loi 43 d'Élisabeth"[13] pourra jamais lui offrir. Ce n'est pas pour être assisté par des systèmes de rondes, ni par les aumônes de paroisses toujours plus libérales, ou être logé dans des bagnes ouvriers libres et accommodants lorsque la détresse le submerge ; ce n'est pas pour cela, même s'il le revendique en paroles ; ce n'est pas pour cela, mais pour quelque chose de très différent que son cœur est en lutte. C'est "pour la justice" qu'il lutte ; pour des "salaires justes", - pas pour l'argent seulement ! Un inférieur qui travaillerait dur trouverait aisément (bien qu'il ne le sache pas encore) un supérieur qui serait près à gouverner pour lui avec amour et sagesse : n'est-ce pas aussi cela des "salaires justes" pour services rendus ? C'est pour une situation et une relation humaines, dans ce monde où il se perçoit comme un homme, qu'il lutte. Enfin, ne peut-on pas dire que c'est même pour ça, que la direction et le gouvernement, qu'il ne peut pas se donner, sans lequel, dans notre monde si complexe, il ne peut pas continuer, devraient lui être offerts ? La chose pour laquelle il lutte, aucune loi 43 d'Élisabeth ne peut en aucun cas la lui donner, ne peut même le mettre sur la voie pour l'obtenir. Qu'il oublie complètement la loi 43 d'Élisabeth ; et réjouissons-nous que l'Amendement de la Loi sur les Pauvres l'ait, même avec de rudes méthodes et contre sa propre volonté, obligé à s'éloigner d'elle. Il ne fallait pas compter sur elle, si on y a jamais pensé ; on ne pouvait que tomber sur sa main-droite handicapée. Éloignons-nous en car on ne peut pas compter sur elle, et cherchons de l'aide à l'autre extrémité du ciel. Sa main-droite saine, avec la fourberie qu'elle renferme, n'est-ce point elle que l'on définit comme "le sceptre de notre Planète" ? Celui qui peut travailler est un roi né de quelque chose ; il est en communion avec la Nature, il est le maître d'une ou des choses, il est un prêtre et un roi de la Nature aussi. Celui qui ne peut travailler à rien n'est qu'un roi usurpé, quoi que tentent ses pièges ; il est l'esclave né de toutes les choses. Qu'un homme honore son métier, son savoir-faire ; et qu'il sache que ses droits d'homme n'ont absolument rien à voir avec la Loi 43 d'Élisabeth.
La Nouvelle Loi sur les Pauvres est un avertissement, suffisamment clair, que celui qui ne travaille pas ne mérite pas de vivre. Est-ce que le pauvre homme qui souhaite travailler, trouve toujours du travail, et vit de son travail ? L'Enquête Statistique, comme nous l'avons vu, n'a pas de réponse à fournir. La législation présuppose la réponse - une réponse affirmative. Un postulat important ; qui aurait du être transformé en proposition ; qui aurait du être démontré, garanti à tout le monde ! Un homme qui souhaite travailler, et est incapable de trouver du travail, est peut-être le spectacle le plus triste que l'inégalité des chances présente sous le soleil. Burns exprime avec émotion les pensées que cela lui donne[14] : un pauvre homme cherchant du travail ; cherchant à travailler dur pour qu'il puisse se nourrir et se loger ! Qu'il puisse être au même niveau que les travailleurs à quatre pattes de la planète qui est la sienne. Il n'existe pas un cheval désirant travailler qui n'obtienne en récompense la nourriture et le logement ; une chose que ce travailleur à deux pattes doit chercher, parfois solliciter en vain. Il n'est le travailleur à deux pattes de personne ; il n'est même pas l'esclave de quelqu'un. Et pourtant c'est un travailleur à deux pattes ; on dit souvent qu'il porte en lui une âme immortelle, envoyée du Ciel sur la Terre ; et le voici à la recherche de travail. Qu'importe ce que dit une sage Législation, s'il échoue dans sa recherche ; si la réponse à sa sollicitation n'est pas affirmative mais négative ?
Il existe un fait que la Science Statistique nous a fait connaître, et un fait des plus étonnants ; ce qu'on en déduit est plein d'enseignement sur notre sujet. L'Irlande a une population active de près de sept millions, dont un tiers, selon la Science Statistique, ne dispose pendant trente semaines par an que du tiers d'une ration suffisante de pommes de terre. C'est peut-être le fait le plus éloquent qu'on ait pu écrire en quelque langue que ce soit[15], à quelque date que ce soit de l'histoire mondiale. Des changements et des réformes sont-elles indispensables en Irlande ? L'Irlande a-t-elle été gouvernée et dirigée avec "sagesse et bonté" ? Un gouvernement et une direction par des hommes européens blancs qui ont mené à une pénurie continuelle de pommes de terre pour un tiers de la population, - doivent se voiler la face, et se retirer de la scène sous la conduite des officiers compétents ; en se taisant ; en s'attendant à une condamnation certaine soit au changement, soit à la mort. Tous les hommes, répétons-le, sont les créatures de Dieu, et renferment une âme immortelle. Le Sanspatate est de la même étoffe que l'extraordinaire Lord Lieutenant. Même un oiseau de malheur à visage humain comme Sanspatate a été doté d'une vie par le Ciel, avec des Éternités dépendant de lui ; avec une seule chance et pas deux. Avec des Immensités en lui, au-dessus et autour de lui ; avec des sentiments qu'un discours de Shakespeare ne pourrait pas exprimer ; avec des désirs sans limites comme l'Autocrate de toutes les Russies ! Lui, les diverses institutions, choses et personnes triplement distinguées l'ont éduqué, dirigé, gouverné pendant longtemps : et c'est vers la pénurie perpétuelle de pommes de terre jusqu'au tiers de la ration, et à ce qui en découle, qu'il a été éduqué et guidé. Imagine-toi, Ô lecteur instruit, clairvoyant et policé, te retrouvant par magie dans le manteau déchiré et le repaire d'affamé de ton frère humain mangeur de racines !
Les anomalies sociales doivent être dénoncées, doivent être redressées ; et en tous lieux et toutes choses, sauf dans l'Enfer lui-même, il existe une part de valeur et de bien. Place à l'excuse, la pitié, la patience ! Et pourtant quand on en sera finalement arrivé à une famine perpétuelle, la discussion, la logique de modération, la pitié et la patience sur le sujet pourront être considérées comme étant à leur terme. On pourra considérer que de tels agencements des choses devront se terminer. Que seuls les hommes sont leurs ennemis naturels. Que seuls les hommes, quelle que soit leur couleur politique ou autre, pourront dire : Cela ne peut plus durer, le Ciel le désavoue, la Terre y est opposée ; l'Irlande se réduirait à un champ de cendres noir et dépeuplé plutôt que d'accepter que cela dure. - Les malheurs de l'Irlande, ou "justice pour l'Irlande", n'est pas le chapitre qu'il faut écrire aujourd'hui. Il s'agit d'un sujet profond, d'un sujet sans fond, qu'aucun écrit ne peut traduire. Car l'oppression s'est introduite beaucoup plus loin dans l'économie de l'Irlande ; jusque dans son cœur et son âme même. Le caractère National irlandais a été dégradé, déséquilibré ; tant que cela ne sera pas réparé, rien ne sera encore réparé. Désordonné, irréfléchi, violent, menteur : que peut-on faire de ce pauvre Irlandais ? "Il n'a jamais existé de meilleures personnes", comme nous l'a dit la dame Irlandaise ; "seulement, ils ont deux défauts, ils sont généralement menteurs et voleurs : sauf ceux-ci". - Un peuple qui ne sait pas dire la vérité, et agir dans la vérité, celui-ci s'est privé de toute possibilité de bien-être. Un tel peuple ne fonctionne plus selon la Nature et la Réalité ; il fonctionne maintenant selon la Fantasmagorie, la Simulation, le Non-sens ; le résultat qu'il atteint, n'est naturellement pas quelque chose, mais rien, - l'absence même de pommes de terre. Le manque, l'inutilité, la confusion, l'affolement doivent être perpétuels ici. Un tel peuple ne véhicule pas l'ordre, mais le désordre, par toutes les veines de son corps ; - et le remède, s'il existe, doit être administré au cœur d'abord : le Patient ne doit pas changer seulement d'environnement, mais en lui-même. Pauvre Irlande ! Et cependant, qu'aucun véritable Irlandais qui croit et voit tout cela, ne se laisse aller au désespoir. Ne peut-il pas aussi agir pour résister au mensonge improductif, là où il le découvre autour de lui, et le changer en vérité, qui est bénéfique et bénie ? Chaque mortel peut et doit être un homme véritable : c'est une grande chose, et l'origine de grandes choses ; - de la même façon que, à partir d'un seul gland, la terre entière pourrait être couverte de chênes ! Chaque mortel peut faire quelque chose : qu'il puisse le faire dans la joie, et abandonnons le problème, le cœur confiant, à une Puissance Supérieure !
Nous les Anglais payons, même maintenant, le prix le plus amer de longs siècles d'injustice vis-à-vis de notre île voisine. L'injustice, sans nul doute, abonde ; sinon l'Irlande ne serait pas misérable. La Terre est bonne, offre généreusement de la nourriture et des ressources ; à condition que l'homme mal avisé n'intervienne pas et ne l'empêche pas. Ce fut un jour maudit celui ou Strigul[16] se mêla pour la première fois à ce peuple. Il ne put plus s'en sortir : s'ils s'étaient au moins mis d'accord entre eux, et s'en étaient débarrassés ! Il y eut là des hommes violents, et indulgents ; des dirigeants injustes, et justes ; des conflits avec beaucoup de violence, depuis cinq siècles sauvages maintenant ; et les violents et les injustes l'ont emporté, et nous en sommes là. L'Angleterre est coupable vis-à-vis de l'Irlande ; et récolte finalement, en totalité, les fruits de quinze générations de mauvaises actions.
Mais la chose qui nous intéressait ici était de tirer une conclusion à propos de la triste réalité du Sanspatate restreint au tiers, - associé à cette autre réalité bien connue que les Irlandais parlent un dialecte anglais en partie intelligible, et que la traversée en navire à vapeur coûte quatre pence sterling ! Des foules d'Irlandais misérables assombrissent nos villes[17]. De sauvages personnages à la Milesius[18], avec leur fausse ingénuité, leur agitation, leur déraison, leur souffrance et leur raillerie, vous saluent dans toutes les rues grandes et petites. Le cocher anglais, quand il passe près de lui, cingle le Milésien de son fouet, le maudit de sa langue ; le Milésien tend son chapeau pour mendier. C'est le malheur le plus douloureux que ce pays doit combattre. Dans ses guenilles et sa sauvagerie ironique, il est là pour exécuter toute tâche qui n'exige que la simple force des mains et du dos ; pour gagner le salaire nécessaire à l'achat de ses pommes de terre. Il n'a besoin que de sel comme condiment ; il loge sans problème dans une porcherie ou une niche, grimpe dans les remises ; et porte un vêtement en haillons, que l'on dit difficile à enfiler et à retirer, et que l'on ne peut trouver qu'à l'occasion des fêtes et grandes réjouissances figurant au calendrier. Le Saxon, s'il n'accepte pas de travailler dans ces conditions, ne trouve pas de travail. Il peut aussi être ignorant ; mais il n'est pas passé de l'état d'homme décent à l'état de singe ignoble : il ne peut pas continuer ainsi. Des forêts américaines restent incultes de l'autre côté de l'océan ; l'Irlandais non civilisé chasse l'indigène saxon, non pas par la force, mais par l'opposé de la force, et prend possession de son lieu. Et il reste là, dans sa misère noire et sa déraison, dans sa déloyauté et sa violence d'ivrogne comme un noyau de dégradation et de désordre. Celui qui lutte, en nageant avec difficulté, a maintenant trouvé un exemple de la façon dont un être humain peut exister sans nager mais en se laissant couler. Qu'il sombre ; ce n'est pas le pire des hommes ; pas pire que cet homme. Il existe des quarantaines contre la peste ; mais il n'y a pas de peste telle que cela ; et contre elle, quelle quarantaine est envisageable ? Cela est lamentable à constater. Ce sol de Grande-Bretagne, les Saxons l'ont défriché, rendu arable, fertile et en ont fait leur demeure ; eux et leurs pères ont fait cela. Sous le soleil, il n'existe pas de force humaine, les armes à la main, qui pourrait les en chasser ; toute force humaine armée, les Saxons s'en empareraient, avec brutalité, et la jetteraient (avec l'aide de la justice divine et de leur humour saxon particulier) prestement à la mer. Mais prenons une force d'hommes armés uniquement de guenilles, d'ignorance et de dénuement ; et les propriétaires saxons, paralysés par la magie invisible des formules écrites, devront déguerpir, et se cacher dans les forêts transatlantiques. "Maléfice irlandais" ? "Grâce à Dieu", comme l'a dit Guillaume le Hollandais[19], "vous étiez Roi d'Irlande, et pouviez partir, avec elle, à trois mille miles d'ici", - c'en était fait du maléfice !
Et alors ces pauvres frères Celtibères irlandais, que peuvent-ils y faire ? Ils ne peuvent pas rester chez eux, et mourir de faim. Il est juste et naturel qu'ils viennent jusqu'ici pour nous maudire. Hélas, pour eux aussi ce n'est pas un plaisir. Ce n'est pas une façon juste ou plaisante de se venger des tristes injustices ; mais une façon plutôt pénible et détournée. Mais c'est un moyen, et un moyen efficace. Le temps est venu où la population irlandaise doit soit bénéficier de quelques améliorations, soit être exterminée. Une direction acceptable, répondant à des protestations creuses ou du même genre, ne peut plus suffire ; il faut une direction reposant sur la sincérité et l'action, aboutissant à des choses vraies - marquant un réel début d'amélioration pour nos pauvres frères humains. Dans une situation de famine barbare continuelle, au cœur de la civilisation, ils ne peuvent plus continuer. Que les Britanniques Saxons puissent un jour se laisser entraîner avec eux jusqu'à cette situation, nous le présumons impossible. Il y a chez ces derniers, Dieu merci, une innocence qui n'est pas feinte ; un esprit méthodique, d'observation, de bien-faire persévérant ; une raison et une vérité que la Nature avec sa vérité ne renie pas ; - surtout ils ont au cœur une "rage de fous furieux", qui préfèrerait n'importe quoi, y compris la destruction et l'autodestruction, à cela. Pourvu qu'aucun homme ne la réveille, cette rage de fous furieux ! Elle est là profondément enfouie, bien au cœur, comme un réconfortant foyer central, avec ses couches successives d'aménagements, de méthodes traditionnelles, de production tranquille, toutes bâties sur elle, vivifiées et fertilisées par elle : la justice, la clarté, le silence, la persévérance, la diligence sereine et soutenue, la haine du désordre, la haine de l'injustice, qui est le pire des désordres, caractérisent ce peuple ; son feu intérieur, dit-on, comme ce feu doit l'être, est caché au centre. Profondément enfoui ; mais on peut le réveiller, mais on ne peut pas le contrôler ; - pourvu qu'aucun homme ne le réveille ! C'est avec ce peuple silencieux que l'Irlandais, véhément et bruyant, a finalement fait cause commune. Pour la première fois aujourd'hui, et d'une étrange manière détournée, l'Irlande se trouve embarquée sur le même bateau que l'Angleterre pour voguer ensemble, ou couler ensemble ; le malheur de l'Irlande nous a, lentement mais inévitablement, rattrapé, et est devenu notre propre malheur. La population irlandaise doit se redresser et se sauver, pour le salut de l'Anglais, si ce n'est pour autre chose. Hélas, ce seront, dans les deux camps, les pauvres hommes travaillant dur qui souffriront pour les turbulents Strigul, Henry, Macdermot et O'Donoghue ! Les puissants ont mangé les raisins verts et les faibles ont les dents agacées. "Toute malédiction, dit le proverbe, retombera sur les imprécateurs".
Mais maintenant, tout compte fait, il nous semble que la Science Statistique anglaise, face à la marée de la meilleure paysannerie du monde déferlant quotidiennement sur nous, pourrait replier ses filets des Danaïdes sur le sujet des classes laborieuses ; et en déduire ce que tout homme, ôtant de son nez les lunettes de la Statistique et prenant la peine de regarder, pourrait percevoir à la ville ou à la campagne : Que la condition de la multitude inférieure des travailleurs anglais se rapproche de plus en plus de celle des Irlandais en compétition avec eux sur tous les marchés ; que tout travail, ne demandant que de la force et peu de qualification, devra être effectué, sera effectué non au prix anglais, mais approximativement au prix irlandais : à un prix supérieur néanmoins pour les Irlandais, c'est-à-dire supérieur à la rareté des pommes de terre à savoir un tiers de la ration pendant trente semaines par an ; supérieur même au taux horaire, avec l'arrivée de chaque nouveau navire à vapeur, le faisant glisser peu à peu vers une égalité avec lui. Cinq cent mille tisserands à la main, travaillant quinze heures par jour, se trouvant dans l'impossibilité continuelle de se procurer suffisamment de nourriture même la plus ordinaire ; des travailleurs agricoles anglais gagnant de sept à neuf shillings par semaine ; des travailleurs agricoles écossais qui, "dans les régions d'élevage dont la moitié constitué de vaches, ne boivent pas de lait, ne peuvent pas se procurer de lait" : toutes ces choses sont plausibles ; pour nombre d'entre elles, nous en avons la meilleure preuve, la vue. Compte tenu de tout cela, il est normal que les salaires du "travail qualifié", comme on dit, soient souvent plus élevés qu'ils ne l'ont jamais été : la gigantesque Machine à Vapeur dans une Nation Anglaise gigantesque créera ici une terrible demande de travail, et supprimera ailleurs cette même demande. Mais, hélas, la majeure partie des travailleurs ne sont pas qualifiés : des millions de personnes sont et doivent être sans qualification, là où la force seule est utile : laboureurs, bêcheurs, foreurs ; bûcherons et puisatiers ; domestiques de la Machine à Vapeur, seuls les domestiques en chef et les proches serviteurs de l'ensemble ont besoin d'être qualifiés. Le Commerce anglais exerce son emprise sur toute la terre ; avec une réelle influence, sans tremblement de convulsions, jusqu'aux extrémités les plus lointaines de la terre. Le démon énorme du Machinisme fume et gronde, essoufflé par sa grande tâche, dans toutes les régions de la terre anglaise ; changeant de forme comme un vrai Protée ; et infailliblement, à chaque transformation, bouleversant des multitudes de travailleurs, et comme si, avec l'ondulation lointaine de son ombre, il les précipitait, de-ci de-là, éparpillant la foule en marche à la recherche de travail et d'activité ; de telle sorte que le plus sensé ne sait plus où il en est. Avec une Irlande se déversant quotidiennement sur nous, dans ces conditions ; tombant en déluge avec sa confusion inutile, extérieure et intérieure, il semble bien cruel de dire à des pauvres besogneux que leur condition s'améliore.
Nouvelle Loi sur les Pauvres ! Laissez faire, laissez passer ! Le maître des chevaux, lorsque le travail estival est terminé, doit nourrir ses chevaux pendant tout l'hiver. S'il dit à ses chevaux : "Quadrupèdes, je n'ai plus de travail pour vous ; mais il y a du travail en abondance à travers le monde : ne savez-vous pas (ou dois-je vous lire les Conférences d'Économie Politique) que la Machine à Vapeur crée toujours à long terme plus de travail ? Des chemins de fer sont en construction sur un quart de la terre, des canaux ailleurs, le transport a besoin de plus de moyens ; partout en Europe, Asie, Afrique ou Amérique, vous trouverez sans aucun doute des activités de transport : allez les chercher, et grand bien vous fasse". Eux, avec leur lèvre supérieure saillante, grognent dubitativement ; ce qui signifie que l'Europe, l'Asie, l'Afrique et l'Amérique sont plutôt loin de leur secteur ; que le transport demandé là-bas n'est pas vraiment dans leur domaine. Ils ne peuvent pas trouver d'activité dans le transport. Ils galopent affolés le long des grandes routes, poussés vers la droite ou la gauche : finalement, souffrant de la faim, ils bondissent par dessus les barrières ; mangeant la propriété d'autrui, et - nous connaissons la suite. Ah, elle n'est pas gaie, elle est plus triste que les larmes, la plaisanterie dans laquelle est entraînée l'Humanité, le Laissez-faire s'appliquant aux pauvres paysans, dans un monde tel que notre Europe de l'an 1839 !
L'observation le confirme, sans faire appel à la Statistique : il suffit de regarder les navires à vapeur de Drogheda ou de Dublin. Une autre chose, également difficile à vérifier dans ce vaste domaine obscur, provoque une surprise superficielle, mais superficielle seulement : Ce sont les travailleurs les mieux payés qui, au moyen des Grèves, des Syndicats, du Chartisme et ainsi de suite, revendiquent le plus. Cela ne fait pas de doute ! Les travailleurs les mieux payés sont les seuls qui peuvent ainsi revendiquer. Comment le tisserand à main, qui au cours de la journée doit trouver la nourriture du jour même, pourrait-il faire grève ? S'il fait grève, il meurt de faim dans la semaine. Sa revendication est dérisoire ! - Cependant, le fait en lui-même est de ceux qui, si nous l'examinons, nous conduit dans des zones encore plus profondes de la maladie. Les salaires, s'aperçoit-on, ne constituent pas un indice du bien-être du travailleur : sans salaires corrects il ne peut pas y avoir de bien-être ; mais avec eux, il peut aussi ne pas y en avoir. Les salaires des travailleurs diffèrent beaucoup d'une région à une autre de ce pays ; selon les recherches ou les conjectures de Mr Symmons[20], un enquêteur intelligent et humain, ils varient dans un rapport de un à trois, au moins. Les fileurs de coton, comme on le sait, sont généralement bien payés, lorsqu'ils ont un emploi ; leurs salaires, une semaine dans l'autre, avec les femmes et les enfants tous au travail, atteignent des montants qui, bien gérés, sont tout-à-fait suffisants pour vivre confortablement. Et pourtant, hélas, il fait peu de doute qu'un confort ou un bien-être raisonnable est aussi étranger à ces foyers qu'à tous les autres. Dans l'âtre froid des fileurs travaillant dur et toujours affamés, réside au moins une continuité, une permanence comme dans les neiges éternelles : l'espoir n'entre jamais ; mais l'impatience déréglée n'existe pas non plus. Des choses matérielles, ceux-là en ont ou devraient en avoir assez ; mais pour toute la vie intérieur, l'absence est des plus désastreuses. Les économies n'existent pas parmi eux ; leur activité actuellement dans une prospérité pléthorique, tombera bientôt d'inanition ou dans le "court-terme", c'est de la nature du jeu ; ils vivent comme des joueurs, aujourd'hui dans le superflu du luxe, demain dans la famine. Un mécontentement sombre et rebelle les dévore ; assurément le sentiment le plus misérable qui puisse habiter le cœur humain. Le Commerce anglais, avec ses fluctuations convulsives mondiales, avec son Protée gigantesque démon de la Vapeur, ne leur prépare que des voies incertaines, qu'une vie déconcertante ; la sobriété, la ténacité, la perpétuation paisible, les premières grâces de l'homme, ne sont pas pour eux.
C'est à Glasgow parmi cette classe ouvrière que "Numéro 60", dans son cachot, paie le prix du sang. Que ce soit à tort ou à raison, les ouvriers trouvent tout de même qu'en vérité cette époque va tout de travers ; ce monde n'est pas pour eux un foyer, mais une prison miteuse, un monde d'imprévoyance insouciante, de rébellion, de rancœur, d'indignation contre eux-mêmes et contre tous les hommes. S'agit-il d'un monde verdoyant et fleuri, avec un ciel bleu s'étendant à perte de vue au-dessus de lui, l'œuvre et le gouvernement d'un Dieu ; ou d'un Tophet[21] avec son trouble bouillonnement, ses fumées cuivrées, son duvet cotonneux, ses bagarres de bar, sa colère et son dur labeur, créés par un Démon, gouvernés par un Démon ! La somme de leurs misères, méritées ou non, se vautre, énorme, ténébreuse et funeste, comme un Enfer Dantesque, manifestement dans les statistiques du Gin : le Gin justement nommé incarnation du Principe Infernal de notre époque, incarnation trop évidente ; le Gin gorge sombre dans laquelle la misère de toute sorte, se consumant jusqu'au délire pour se soulager, est emportée en tourbillonnant ; abdication du pouvoir de réflexion et de décision, jugé trop pénible aujourd'hui, de la part d'hommes dont beaucoup d'autres attendraient de la réflexion et de la décision ; Folie liquide vendue dix pence le quart, dont tous les produits dérivés sont et doivent être, comme l'original, source de folie, de misère, de ruine, et de rien d'autre ! Si de cet Enfer ténébreux, sombre et ignoré, et de la Prison des âmes en peine, jaillit de temps à autre, une large flambée funeste de Chartisme ou d'autre chose, remarquée de tous, revendiquant des solutions pour tout, - faut-il considérer cette situation comme plus maléfique que le calme, ou plutôt comme moins maléfique ? L'Irlande connaît un sous-développement chronique depuis cinq siècles ; la maladie de la noble Angleterre, assimilée maintenant à celle de l'Irlande, devient aiguë, passe par des crises et se terminera par la guérison ou la mort.
Ce n'est pas ce qu'un homme possède ou désire en apparence qui constitue le bonheur ou la misère. Le dénuement, la faim, la détresse de toute sorte, la mort elle-même ont été subis dans la bonne humeur, quand le cœur était en bon état. C'est le sentiment d'injustice qui est insupportable à tous les hommes. L'Africain noir le plus sauvage ne peut pas supporter d'être utilisé injustement. Aucun homme ne peut le supporter, ou devrait le supporter. Une loi plus profonde que toutes les lois sur parchemins, une loi écrite directement de la main de Dieu dans les tréfonds de l'être humain, proteste constamment contre cela. Qu'est ce que l'injustice ? Un autre nom pour désordre, pour contre-vérité, irréalité ; une chose que la Nature véritablement créatrice, justement parce qu'elle n'est pas le Chaos et un Fantasme sans fondement s'agitant inutilement, rejette et renie. Ce n'est pas la souffrance apparente de l'injustice ; qu'il s'agisse des coups de fouets à nœuds s'abattant sur le dos, ou de la décapitation par les guillotines, cela est comparativement un petit problème. La douleur réelle est la souffrance et le traumatisme de l'âme, la souffrance infligée au niveau moral. Le bouffon le plus primitif doit s'élever jusqu'à une attitude de lutte, et de résistance à la mort, s'il se trouve dans cette situation. Il ne peut pas l'ignorer ; sa propre âme à voix haute, et tout l'Univers avec des signes silencieux continuels, disent, Cela ne se peut. Il doit se venger ; être lui-même le vengeur, redevenir bon lui-même, - pour que le mien soit à moi, le tien soit à toi, et que chaque élément étant assis sur sa propre base, l'ordre soit restauré. Il y a quelque chose d'infiniment respectable dans cela, et d'universellement respectée peut-on dire ; c'est la marque commune de l'humanité se manifestant en chacun de nous, la base du bon côté en chacun de nous, et au-delà des diversités superficielles, la même chez tous.
De même que le désordre, malsain dans sa nature même, est la chose la plus détestable pour l'homme, qui vit de bon sens et d'ordre, l'injustice est, elle, le pire démon, dans ce monde. Tous les hommes se soumettent au labeur, à la déception, au malheur ; c'est leur lot ici-bas ; mais dans tous les cœurs, maîtrisant la logique sceptique, la peine, la perversion ou le désespoir lui-même, il existe encore une petite voix affirmant que là n'est pas notre destinée finale ; que aussi fou, inutile, incohérent que cela paraisse, un Dieu préside à tout cela ; que ce n'est pas une injustice, mais une justice. La force elle-même, le désespoir de la résistance, a sans doute un effet apaisant ; - contre les Simouns endormis, et beaucoup d'autres afflictions du même genre, nous avons constaté qu'elle était suffisante pour produire un calme complet. Il faut dire cependant qu'une Injustice permanente même émanant d'un Pouvoir Infini se révèlerait insupportable pour les hommes. Si les hommes avaient perdu leur foi en Dieu, leur seul recours contre un Non-Dieu aveugle, de Nécessité et de Machinisme, qui les retiendrait comme une hideuse Machine à Vapeur Mondiale, comme un hideux Taureau de Phalaris[22], emprisonné dans son propre ventre de fer, serait, avec ou sans espoir, - la révolte. Ils pourraient, ainsi que Novalis le dit, en un "acte de suicide simultané universel", sortir de la Machine à Vapeur Mondiale ; et finir, sinon par une victoire, du moins dans l'invincibilité, en protestant de façon indomptable contre l'échec et la stupidité d'une telle Machine à Vapeur Mondiale.
La conquête est évidemment une réalité qu'on rencontre souvent ; la conquête, qui ne paraît qu'abus et violence, s'avère elle-même être partout un droit parmi les hommes. Néanmoins si l'on examine la question, il apparaît que dans ce monde, aucune conquête ne peut jamais devenir permanente si elle n'apporte pas elle-même un bénéfice aussi bien aux conquis qu'aux conquérants. Mithridate Roi du Pont, en dernier recours, "en appela au patriotisme de son peuple" ; mais l'histoire dit qu'"il l'avait exploité, tondu et pillé pendant de longues années" ; ses réquisitions, illégales, dévastatrices, comme le vent tourbillonnant, étaient moins supportables que la rigueur et la méthode romaines, légales mais jamais aussi sévères : il en appela alors à leur patriotisme en vain. Les Romains vainquirent Mithridate. Les Romains, ayant conquis le monde, gardèrent leurs conquêtes, car ils étaient les mieux à même de bien gouverner le monde ; la masse des humains ne trouvait nullement urgent de se révolter ; leur fantaisie pouvait plus ou moins en souffrir, mais leurs intérêts profonds s'en trouvaient mieux qu'avant.
En Angleterre aussi, il y a longtemps, les vieux Nobles Saxons, désunis, et de puissance quasiment égale, ne purent pas gouverner correctement le pays ; à la mort d'Harold, leur dernière chance de gouverner, autrement que dans l'anarchie et la guerre civile, était passée : une nouvelle classe de Nobles Normands puissants, arrivant avec un homme puissant, avec une succession d'hommes puissants à sa tête, non désunis, mais unis par de nombreux liens, par leur grande communauté de langues et d'intérêts, ne fut-ce que cela, était en mesure de gouverner le pays ; et le gouverna, on peut le supposer, d'une façon assez supportable, sinon elle ne se serait pas maintenue. Ils agissaient, peu conscients d'une telle fonction de leur part, comme une immense Force de Police volontaire, stationnant partout, unie, disciplinée, organisée de façon féodale, prête à l'action ; de solides hommes teutons ; qui, dans l'ensemble, s'avérèrent efficaces, et conduisirent ce sauvage peuple teuton vers l'unité et la coopération pacifique d'une façon meilleure que d'autres auraient pu le faire ! Que pouvoir-faire, si on l'interprète bien, s'unisse de lui-même à devoir-faire parmi les mortels ; que la puissance agisse toujours en tant que bras droit de la justice ; que les droits et les devoirs, si terriblement différents a priori, soient toujours à long terme unis et semblables, - tout cela est une considération réjouissante, qui toujours dans les tourbillons de la sombre tempête de l'histoire du monde, nous éclairera, comme une étoile polaire éternelle.
De la conquête, on peut dire qu'elle ne résulte jamais de la force brutale et de la contrainte ; les conquêtes de ce genre ne durent pas. La conquête, associée au pouvoir de la contrainte, universellement indispensable dans la société humaine, doit être bénéfique, sinon les hommes, les hommes d'une trempe normale, s'en débarrasseront. L'homme fort, qu'est-il si l'on y réfléchit ? L'homme sage ; l'homme doté de méthode, de loyauté et de valeur, tous ces éléments constituant la base de la sagesse ; qui a une idée de quoi est quoi, de ce qui découlera de quoi, qui a l'œil pour voir et la main pour faire ; qui est apte à administrer, diriger, et commander selon une direction : c'est l'homme fort. Ses muscles et ses os ne sont pas plus solides que les nôtres ; mais son âme l'est, son âme est plus sage, plus clairvoyante, - meilleure et plus noble, car cela est, a été, et restera la racine de toute clarté digne de ce nom. Cela est beau, c'est un rayon de cette même étoile polaire éternelle éclairant les destinées humaines, que tout le talent, toute l'intelligence soient d'abord moraux ; - que serait le monde sans cela ! Mais c'est toujours le cœur qui voit, avant que la tête puisse voir : sachons-le ; et sachons donc que le Bien seul est immortel et victorieux, que l'Espoir est certain et inébranlable, dans toutes les phases de ce "Lieu d'Espoir". - La sournoiserie, les caprices, la ruse du procureur sont un genre de choses qui s'imagine, et que l'on imagine souvent être du talent ; mais heureusement on se trompe. Cela pourrait réussir, ce qu'on appelle réussir ; et doit même généralement réussir, si les distributeurs de succès sont d'une réelle stupidité : les hommes d'une réelle stupidité lui diront nécessairement, "tu es la sagesse, à toi de gouverner !" Sur ce il gouverne. Mais la Nature répond : "Non, ton gouvernement n'est pas en accord avec mes lois ; ta sagesse n'était pas assez sage ! Me prends-tu aussi pour un Charlatan ? Pour un genre de Conventionnel ou de Procureur ? Cette ivraie que tu as semée en mon sein, bien qu'elle soit passée dans l'isoloir et ailleurs pour du blé, je n'en obtiendrai pas de farine, car c'est de l'ivraie !"
Mais revenons au sujet. L'injustice, l'infidélité à la vérité, à la réalité et à l'ordre naturel, étant le seul véritable démon sous le soleil, et le sentiment d'injustice, la seule souffrance intolérable sous le soleil, notre grande question relative à la condition des travailleurs serait : Est-ce juste ? Et d'abord, Quelle idée se sont-ils faits concernant la justice ? Les mots qu'ils prononcent en guise de réponse sont remarquables ; leurs actes sont encore plus remarquables. Le Chartisme avec ses piques, brandissant son briquet, parle très fort quoique de manière inarticulée. La Pègre de Glasgow parle fort aussi, dans une langue que l'on pourrait fort bien qualifier d'infernale. Quel genre de "justice sauvage" peut-il y avoir dans le cœur de ces hommes qui la rendent, assemblés en conclave pour de froides délibérations, condamnant leur frère travailleur, en tant que déserteur de sa classe et de la cause de sa classe, à la mort comme traître et déserteur ; et qui la font exécuter, si ce n'est par un juge et bourreau du domaine public, alors par un du domaine privé ; - comme cette vieille Chevalerie de Sainte Vehme[23], et son Tribunal Secret prennent soudain sous ces traits étranges un air de nouveauté ; se dressant soudain une fois encore sous notre regard ébahi, vêtus maintenant non plus de cottes de maille mais de vestons de futaine, se réunissant non plus dans les forêts de Westphalie mais dans la Gallowgate[24] pavée de Glasgow ! Ce n'est pas l'obéissance par amour sincère pour ceux qui leur sont supérieurs, mais une humeur bien différente qui doit animer ces hommes ! C'est assez effrayant. Cette humeur doit être très répandue, virulente parmi les masses, lorsque poussée dans ses extrêmes retranchements, elle peut prendre une telle forme chez quelques uns. Mais en effet une détérioration de la loyauté dans tous les sens du terme, une insoumission, une détérioration de la foi religieuse, ont été observées et sont à déplorer depuis longtemps dans cette vaste classe, comme dans d'autres plus restreintes. La révolte, cet état menaçant et vengeur de révolte contre les classes supérieures, le manque de respect pour les ordres des supérieurs temporels, la diminution de la foi en l'enseignement de leurs supérieurs spirituels, deviennent de plus en plus l'attitude universelle des classes inférieures. Une telle attitude peut être blâmée, peut être justifiée ; mais tous les hommes doivent en reconnaître l'importance, tous peuvent savoir qu'elle est affligeante, et que sauf changement elle sera fatale. Des classes inférieures dans une telle dépendance des classes supérieures, cela n'est pas le fait des nations heureuses ! À toutes les autres peines que les classes inférieures ont à subir, il faut ajouter maintenant une souffrance plus amère et plus triste : la conviction insupportable qu'elles ne sont pas traitées correctement, que leur sort dans ce monde n'est pas fondé sur le droit, ni sur la nécessité et le devoir, et n'est ni ce qu'il devrait être, ni ce qu'il pourrait être.
Pourquoi alors s'interroge-t-on sur le Chartisme, les Syndicats de Glasgow, et ainsi de suite ? Est-ce que la grande Europe n'a pas entendu la question, et la réponse, à grande échelle ; la Révolution Française n'a-t-elle pas eu lieu ? Depuis l'année 1789, un demi-siècle est passé ; et la Révolution Française n'en n'a pas fini ! Celui qui se penchera sur cet énorme phénomène lui trouvera bien des significations, mais l'une d'elles est la base de toutes : C'est que ce fut une révolte des classes inférieures opprimées contre l'oppression ou la négligence des classes supérieures : pas seulement une révolte française ; non, une révolte européenne ; pleine d'un sévère avertissement à tous les pays d'Europe. Ces Chartismes, Radicalismes, Loi de Réforme, Loi du Dixième, et quantités d'autres divergences, ainsi que les arguments et le jargon acerbes encore à venir, sont notre Révolution Française : Dieu croit que nous serons capables, avec nos meilleures méthodes, de régler ça par la discussion uniquement !
La Révolution Française, maintenant que nous avons suffisamment fulminé contre ses horreurs et ses crimes, s'avère en outre avoir renfermé une grande signification. Car en effet, quel grand événement s'est-il jamais produit dans ce monde, monde toujours présumé être créé et gouverné par la Providence et la Sagesse, pas par l'Imprudence, sans avoir une signification ? C'était la voix d'une proclamation passablement distincte, et un oyez ! universel s'adressant à tous, ceux de vingt-trois ans de combat rapproché, de siège, de guerre, avec un ou deux millions de morts : le monde doit savoir aujourd'hui qu'il avait une importance réellement sérieuse, ce Phénomène-là, et avait ses propres raisons d'apparaître là ! Ce que par conséquent le monde commence à faire maintenant. La Révolution Française est, ou commence à être partout considérée, "comme le phénomène culminant de notre Époque Moderne ; la fin triste et inévitable de beaucoup de choses ; le début, inquiétant, mais aussi merveilleux, indispensable et tristement bénéfique de beaucoup de choses". Celui qui cherche une explication à l'agitation des luttes et des convulsions de la société européenne, dans tous les pays, aujourd'hui, peut la trouver écrite en grosses lettres éblouissantes, dans le phénomène le plus bouleversant du dernier millénaire. L'Europe est languissante, bloquée, moribonde ; débarrassée des charlatans, des sorcières, - existe-t-il une sorcière, ou un spectre de l'Enfer, aussi méchant, hideux que votre charlatan accrédité, n'a-t-il jamais été aussi bien rasé de près, doucereux, convaincant pour lui-même et les autres ? Débarrassée des charlatans : dans cette expression se trouve toute la misère possible. L'illusion dans tous les domaines usurpe la place de la réalité, chasse la réalité ; au lieu de la représentation, c'est une apparence de représentation. Le charlatan est l'Incarnation du Mensonge ; et il parle, et crie et fait de simples faux, que la Nature dans sa vérité doit renier. En tant que prêtre en chef, que gouverneur en chef, il se tient là, jouissant de la confiance de beaucoup. Époux du "Champ du Temps" ; il est le semeur à la journée, engagé et solennellement désigné cette année pour ensemencer de blé la bonne vraie terre, pour que l'an prochain tous les hommes aient du pain. Lui, misérable mortel, décevant pour les autres et lui-même, ensemence, comme on dit, non pas avec le blé mais avec l'ivraie ; le monde, ne doutant de rien, lui paye son salaire, le renvoie avec une bénédiction, et - l'année suivante, le blé n'a pas levé. La Nature a désavoué l'ivraie, refusé de la cultiver, et s'aperçoit maintenant qu'il n'y a pas de pain ! Il devient nécessaire, dans ces conditions, de faire plusieurs choses ; non des choses agréables pour certaines d'entre elles, mais des choses difficiles.
Nous n'ajouterons pas que les circonstances réelles dans lesquelles les charlatans en nombre inhabituel prennent le dessus, indiquent que le cœur du monde est déjà mauvais. L'imposteur est perfide ; mais ses dupes ne sont pas nettes non plus : la première n'est-elle pas la plus perfide de toutes, - à savoir lui-même ? Les hommes sincères, dont l'intelligence n'est jamais si limitée, reconnaissent d'instinct la sincérité. Le Méphistophélès le plus rusé ne peut pas tromper une simple Marguerite au cœur honnête[25] ; "C'est écrit sur son front". Quantités de gens pouvant être entraînés par des charlatans, ont eux-mêmes un esprit en partie déloyal. Hélas, de nos jours, on en est arrivé à croire de façon universelle, ceci étant le savoir autorisé, et le contraire n'étant qu'enthousiasme puéril, en cette incrédulité la plus affligeante, à savoir qu'il n'existe à proprement parler aucune vérité dans le monde ; que le monde était, a été ou ne pourra jamais être dirigé, que par la simulation, la dissimulation, et la pratique suffisamment habile de la comédie. La foi des hommes est morte : en ceux qui ont des guinées en poche, des hallebardiers les suivant, et des canons roulant lourdement devant eux, ils peuvent croire ; en ceux qui n'ont rien de cela il ne peuvent pas croire. Le sens du vrai et du faux a disparu ; il n'existe plus en réalité de vrai et de faux. C'est l'avènement de l'Imposture ; de l'Apparence se reconnaissant elle-même, et étant reconnue, pour la Substance. Des multitudes écoutent bouche bée ; des multitudes sourdes veulent simplement voir que tout va bien ; et que tout est dans l'ordre naturel. Les hommes honnêtes, un sur un million, se taisent ; s'interdisent de réfléchir, car il n'y a rien à dire. À eux il apparaît aussi que la vie spirituelle a disparu ; que la vie matérielle, quelle qu'en soit la forme, ne peut plus rester en arrière. Pour eux, c'est comme si notre Europe du Dix-huitième siècle, longtemps conduite par des sorcières, tourmentée par des enchanteurs fous, pour finir par les splendides Parcs-aux-cerfs maléfiques[26] et les "paysans vivant de balles de grain et d'herbe bouillie", se laissait mourir et disparaître ; et divaguait maintenant, avec ses Philosophies Françaises, ses Scepticismes à la Hume, ses Athéismes à la Diderot, jusqu'au délire final ; se contorsionnait, avec ses guerres de sept ans, guerres de voleurs en Silésie, jusqu'à l'agonie finale. Grâce à Dieu, notre Europe n'était pas destinée à mourir mais à vivre ! Notre Europe s'est relevée comme un géant frénétique ; s'est débarrassée de cette tromperie magique empoisonnée en se secouant à droite et à gauche, en l'écrasant violemment du pied ; et a déclaré haut et fort qu'elle avait la force, pas simplement de vivre, mais de vivre une nouvelle vie infiniment plus variée. Comme Antée, le géant a encore une fois tapé du pied sur la Réalité et la Terre ; là seulement, s'ils existent dans l'Univers, résident la force et le remède. Le Ciel sait que ce n'était pas une bonne méthode ; qu'importe que ce soit une méthode épouvantable, celle-là même de la "destruction du Phénix par le feu" ! Mais c'était ça ou la mort ; les Cieux miséricordieux, miséricordieux dans leur sévérité, nous l'ont envoyée malgré tout.
Et donc les "droits de l'homme" allaient être mis noir sur blanc ; et réécrits après mise à l'essai jusqu'à l'élaboration finale, en traversant des batailles et des luttes grandioses, des conflits entre les parties, d'un côté à l'autre de la terre, pendant vingt-trois ans. Droits de l'homme, torts de l'homme ? C'est une question qui a submergé toutes les nations et les générations ; une question que nous ne traiterons pas ici. Éloignons-nous en ! La logique a peu à voir avec cette question aujourd'hui ; la logique ne trouvera pas de plomb pour faire son éloge. Mais pourtant les droits de l'homme, comme on ne l'a malheureusement pas noté, méritent peu d'attention comparativement aux devoirs de l'homme, - quelle proportion de ses droits peuvent représenter ses chances de faire le bien ! Les droits précis et définitifs de l'homme se trouvent au plus profond de l'Idéal, là où "l'Idéal épouse le Possible", comme disent les philosophes. Les droits de l'homme établis temporairement ne varient pas d'un pouce, selon le lieu et l'heure. On sait qu'ils dépendent surtout des convictions des hommes à leur sujet. L'épouse des Highlands, son mari étant au pied de la potence, lui tapa sur l'épaule (selon la vérité historique de Joseph Miller)[27], et lui dit en larmes : "Monte, Donald, mon homme ; Dieu te l'ordonne". À ses yeux, les droits des Dieux étaient grands, les droits des hommes petits ; et elle acquiesça. Le Député Lapoule, dans la Salle des Menus de Versailles[28], le 4 août 1789, réclama (il le "réclama" vraiment et l'obtint à l'unanimité) que la "loi obsolète" autorisant le Seigneur, de retour de la chasse ou autre activité fatigante, à abattre deux ou plus de ses vassaux, et à rafraîchir ses pieds dans leurs entrailles et leur sang chaud, soit "abrogée". Entre cette loi obsolète, ou folle tradition et fantasme d'une loi obsolète, et la loi sur le blé, la loi sur les jeux, la loi sur les municipalités corrompues, et les autres lois et pratiques revendiquées à notre époque, quel chemin parcouru !
Quels sont les droits des hommes ! Tous les hommes ont raison de revendiquer et d'agir pour leurs droits ; de plus, raison ou pas, ils le feront : au moyen des Chartismes, des Radicalismes, des Révolutions Françaises, ou d'autres méthodes dont ils disposent. Les droits sont certainement justes : d'autre part, cette autre affirmation est très vraie : "Employez les hommes conformément à leurs droits, et qui pourra échapper au fouet ?"[29] Ces deux choses, dit-on, sont justes ; et les deux sont essentielles pour constituer l'entière vérité. Tous les hommes bons savent et sentent toujours, chacun pour soit, que l'un n'est pas moins juste que l'autre ; et agissent en conséquence. La contradiction n'est que superficielle ; comme dans les aspects opposés d'un même fait : nous avons ici le dualisme universel de la vie. Entre ces deux extrêmes, la société et toutes les choses humaines doivent s'adapter continuellement du mieux qu'elles peuvent.
Et pourtant il existe réellement des "droits de l'homme", qu'aucun mortel n'en doute. Un idéal de droit est ancré dans tous les hommes, dans toutes les dispositions, les tractations et les méthodes des hommes : c'est vers cet idéal de droit, se développant de plus en plus au fur et à mesure qu'on s'en approche, que la société humaine tend et oriente toujours sa lutte. On dit aussi que toute chose est soit juste soit injuste ; aussi obscures que soient les discussions et les luttes la concernant, toute chose telle qu'elle se présente est, immanquablement, l'un ou l'autre. Ajoutons simplement à cela que, premier et dernier élément de foi, alpha et oméga de toute foi parmi les hommes, rien d'injuste ne peut espérer se perpétuer dans ce monde. Une foi véritable en tous temps, plus ou moins oubliée la plupart du temps, mais aussi terriblement remise en mémoire à notre époque ! Les fusillades de Lyon, les noyades de Nantes, le règne de la terreur et d'autres explosions et grondements de batailles dans l'univers ; ces événements, si nous les comprenons, ne constituent qu'un plaidoyer irréfragable en leur défaveur. Il semblerait que les Apparences qui ne sont pas des Réalités ne doivent plus peupler ce monde. Il semblerait que la chose injuste n'ait pas d'ami au Ciel, et une majorité contre elle sur la Terre ; qu'elle compte même à la base tous les hommes comme ses ennemis ; qu'elle puisse trouver abri dans une illusion puis une autre, mais que chassée d'illusion en illusion elle n'en trouve plus pour s'abriter et qu'elle doive marcher pour aller ailleurs ; - que, en un mot, elle doive sans cesse se préparer à un départ convenable, avant qu'un départ inconvenant, une expulsion ignominieuse, un coup violent et un incendie même, ne s'abatte sur elle !
Hélas, quelle nouveauté y avait-il là ? N'est-il pas indubitable, et depuis longtemps que la Contre-vérité, l'Injustice qui est la Contre-vérité en action, n'a pas le pouvoir de se perpétuer dans l'Univers juste qui est le nôtre ? La nouvelle était vieille comme le monde, ou même plus, aussi vieille que l'Enfer de Lucifer : et pourtant à cette époque malheureusement c'était une vraie nouvelle, inattendue, incroyable ; et il a fallu les tremblements de terre et les chocs des nations avant qu'on veuille, tant soit peu, l'écouter, et la prendre à cœur ! Prenons-la à cœur, connaissons-la bien, pour que de nouveaux bouleversements ne soient pas nécessaires. Elle doit être partout connue et prise à cœur, avant que l'on puisse prétendre à la paix. Cela nous semble le secret de notre époque torturée ; ce qu'il est si facile de mettre par écrit, ce qu'il a été et sera si difficile de réaliser. Tous les hommes sincères, grands et petits, chacun dans son milieu, contribuent consciemment ou pas à cette réalisation ; tous les hommes perfides et à demi-sincères se dépensent sans résultat pour l'empêcher.
De tous ces formidables événements, avec les vérités anciennes et nouvelles qu'ils renferment, que de conclusions nombreuses et pratiques on peut tirer ! Les événements sont des enseignements écrits, scintillant en énormes caractères hiéroglyphiques, pour que tous puissent les lire et les connaître : la terreur et l'horreur qu'ils inspirent ne constituent que l'introduction à la vérité qu'ils doivent nous apprendre ; terreur simplement gaspillée si elle n'est pas source d'enseignement. Des conclusions suffisantes ; très didactiques, pouvant être mises en pratique dans tous les départements des affaires anglaises ! Une conclusion, mais englobant toutes les autres, nous satisfera ici ; à savoir : Que le Laissez-faire a joué un grand rôle dans de nombreux secteurs ; que dans le secteur des Classes Laborieuses, le Laissez-faire ayant fait admettre sa Nouvelle Loi sur les Pauvres, a atteint un état suicidaire, et maintenant, au-delà du suicide, est étendu agonisant, dans les rassemblements aux flambeaux et d'autres du même genre ; que, en bref, un gouvernement des classes inférieures par les classes supérieures selon le principe du Débrouillez-vous n'est plus possible en Angleterre aujourd'hui. C'est là la conclusion englobant toutes les autres. Car il ne peut pas y avoir d'acte ou d'agissement quelconque, tant qu'il n'aura pas été reconnu qu'il y a quelque chose à faire ; la chose étant reconnue, agir de mille façons différentes devient possible. Les Classes Laborieuses ne peuvent pas continuer plus longtemps sans gouvernement ; sans être réellement dirigées et gouvernées ; l'Angleterre ne peut pas se maintenir en paix tant que, par un moyen ou un autre, une direction ou un gouvernement quelconque ne leur ait pas été donné.
Car, hélas à nous aussi la vérité toute nue s'est imposée. Les emballages et les apparences sont tombés, le fait brut et nu se présente à nous : Ces millions d'hommes sont-ils éduqués ? Sont-ils dirigés ? Nous avons une Église, la vénérable incarnation d'une idée qui s'intitule divine ; que nos pères depuis longtemps, la ressentant comme divine, ont choisi comme incarnation, nous le constatons : c'est une Église riche en équipement et en moyens ; éduquée à l'université ; aisée ; occupant des positions enviées par tous, honorées par tous. Nous avons une Aristocratie aux richesses d'origines terrienne ou commerciale, qui tient dans ses mains la fabrication et l'administration des lois ; une Aristocratie riche, puissante, bien en place depuis longtemps ; une Aristocratie qui dispose de plus de possibilités que, dans aucun pays ou à aucune époque, une classe d'homme n'eut jamais entre les mains. Cette Église répond : Oui, le peuple est éduqué. Cette Aristocratie, ébahie sur tous les points, répond : Oui, bien sûr le peuple est dirigé ! N'adopte-t-on pas au Parlement les décrets nécessaires ; pas moins de trente-neuf pour la chasse à la perdrix seulement ? N'y a-t-il pas des moulins à pied dans les prisons, des gibets ; des hôpitaux même, des secours pour les pauvres, une Nouvelle Loi sur les Pauvres ? Ainsi répond l'Église ; ainsi répond l'Aristocratie, ébahie sur tous les points.
La réalité, pendant ce temps, prend sa boîte d'allumettes, met le feu aux meules de blé ; diffuse sa lumière plutôt déprimante sur de nombreuses choses. La réalité est à la recherche de son tiers de ration de pommes de terre, pas avec la meilleure humeur, pendant trente-six semaines par an ; et ne la trouve pas. La réalité se joint passionnément au Messie Tom de Canterbury, et se fait tirer dessus par une nouvelle cinquième monarchie amenée par Bedlam[30]. La réalité garde sa chevalerie de Ste Vehme en veston de futaine dans la Cité de Glasgow. La réalité promène sa Pétition dans les rues de Londres, espérant que vous aurez simplement la bonté de lui accorder le suffrage universel et les "cinq points", comme remède. Ce ne sont pas là les symptômes de l'éducation et de la direction.
Au fond, ce Laissez-faire n'est-il pas une chose singulière depuis le début ? Aussi sage qu'une abdication de la part des gouvernants ; une reconnaissance qu'ils sont donc incompétents pour gouverner, qu'ils ne sont pas là du tout pour gouverner, mais pour - on ne le sait pas. La revendication universelle du Laissez-faire pour le peuple de la part de ses gouvernants ou des classes supérieures, est une revendication douce à entendre ; mais elle n'est qu'une étape en moins parmi les plus désastreuses. "Laissez-faire", s'exclame un écrivain allemand[31] sardonique, "Quel est cet appel universel au Laissez-faire ? Cela signifie-t-il que les affaires humaines n'ont pas besoin de direction ; que la sagesse et la prévoyance ne peuvent pas les diriger mieux que la folie et le hasard ? Hélas, cela ne signifie-t-il pas : "Une telle direction est pire que pas de direction du tout ! Libérez-nous de votre direction ; mangez votre salaire, et dormez !" Et maintenant que la direction est devenue indispensable, et que le sommeil continue, qu'advient-il du sommeil et des salaires ? - Dans les circonstances absolument étonnantes auxquelles nous a conduit le Dix-huitième Siècle, à l'époque d'Adam Smith, le Laissez-faire était un appel raisonnable ; - car en effet, en toutes circonstances, un gouvernant sage trouvera un sens au principe de l'appel. Aux gouvernants sages vous crierez : "Voyez ce que vous voulez abandonner ou pas". Aux gouvernants insensés, aux Grecs en colère prenant à la gorge d'autres Grecs en colère sur le sol d'un St Stephen[32], vous crierez : "Abandonnez tout ; par égard pour les Cieux, ne vous mêlez de rien !"
Comment le Laissez-faire peut s'adapter dans d'autres régions on ne le sait pas : mais on peut supposer, et se demander si les événements, partout dans l'histoire mondiale, et dans l'histoire des régions, dans un dialecte ou un autre, ne disent pas, Que concernant les ordres inférieurs de la société, et leurs gouvernement et direction, le principe du Laissez-faire n'est plus en vigueur, et n'est plus du tout applicable, dans cette Europe qui est la nôtre, encore moins dans cette Angleterre qui est la nôtre. Pas de mauvais gouvernement, ni encore de non-gouvernement ; un gouvernement seul fera l'affaire maintenant. Quelle est la signification des "cinq points", si l'on veut bien comprendre ? Que sont tous les troubles populaires et les vociférations les plus insensées, de Peterloo à la Place de Grève elle-même ?[33] Les vociférations, les cris inarticulés comme ceux d'une bête en rage et dans la souffrance ; à l'oreille de la sagesse, ce sont des prières inarticulées : "Dirige moi, gouverne moi ! Je suis fou et misérable, et ne peut pas me diriger moi-même !" De tous les "droits de l'homme", ce droit de l'homme ignorant à être dirigé par le plus sage, à être, de gré ou de force, maintenu dans le droit chemin par lui, est certainement le plus indiscutable. La Nature elle-même l'ordonne dès le départ ; la Société lutte pour la perfection en l'imposant et en le réalisant encore et encore. Si la Liberté a un sens, elle signifie la jouissance de ce droit, en même temps que celle de tous les autres droits. C'est un droit et un devoir sacré, pour les deux parties ; et il résume tous les devoirs sociaux variés liant les deux. Pourquoi l'une travaille de ses mains, si l'autre n'est pas tenue de travailler, encore plus inlassablement, avec son cœur et sa tête ? Pour l'artisan musclé, ce n'est pas un jeu d'enfant que de mouler des blocs bruts et rigides ; la direction des homme ne se fait pas en dilettante non plus ; ce qui se passe lorsqu'on agit en dilettante, on l'a vu ! Le cheval sauvage bondissant sans abri dans le désert, n'est pas conduit à l'écurie et à la mangeoire ; mais il ne travaille pas non plus pour vous, pour lui seulement.
La démocratie, nous le savons bien, ce qu'on appelle l'"auto-administration" de la foule par elle-même, est ce qu'on réclame en paroles passionnées partout aujourd'hui. La démocratie a fait de rapides progrès au cours de ces derniers temps, et toujours plus rapides, avec un taux d'accélération périlleux ; c'est vers la démocratie, et cela seulement, que le progrès des choses tend partout, en tant que but final et ligne d'arrivée. Ainsi pensent, ainsi revendiquent les masses partout. Et pourtant les hommes peuvent voir, vision bénéfique pour beaucoup, que la démocratie ne constitue pas une finalité ; qu'avec une victoire complète de la démocratie, rien n'est encore gagné, - sauf la vanité et la possible chance de gagner ! La démocratie est par nature, une activité s'auto-annulant ; et aboutit à long terme à un résultat net égal à zéro. Lorsqu'on peut se passer de gouvernement, sauf celui du milicien local, comme en Amérique avec ses terres sans limites, et que tout homme a la possibilité d'obtenir du travail et un salaire, la démocratie peut se maintenir ; pas ailleurs, sauf brièvement, en tant que transition rapide vers quelque chose d'autre et de meilleur. Jamais encore la démocratie, d'après ce que l'on sait, n'a été capable d'accomplir de grandes tâches, hormis celle de s'annuler elle-même. Rome et Athènes sont des sujets d'école ; incontournables sur le thème. À Rome et à Athènes, comme en d'autres lieux, si l'on procède à un examen concret, on découvrira que ce n'est pas par le vote à haute voix et le débat à plusieurs, mais par l'observation et l'organisation judicieuses de quelques-uns que la tâche fut accomplie. Il en est toujours ainsi, il en sera toujours ainsi.
La Convention française était un Parlement élu "par les cinq points", avec des urnes, le suffrage universel, et ainsi de suite, aussi parfait qu'un Parlement peut espérer l'être dans ce monde ; et avait évidemment beaucoup de travail à faire, et le fit. La Convention française dut cesser d'être un Parlement libre, et devenir plus arbitraire qu'un Sultan Bajazet, faute de pouvoir subsister. Elle dut se débarrasser de ses Girondins chicaniers, élire son Comité de Salut public, guillotiner pour réduire au silence et éliminer tous ceux qui la contre-disaient, et gérer et travailler littéralement avec le plus sévère despotisme jamais vu en Europe, avant de pouvoir vraiment gérer. Napoléon n'était pas président de la république ; Cromwell essaya sérieusement de gérer de cette façon, mais n'y réussit pas. Eux, "les soldats armés de la démocratie", durent enchaîner la démocratie à leurs pieds, et devenir despotiques envers elle, avant de pouvoir atteindre l'obscur et sérieux objet de la démocratie elle-même !
La démocratie, où qu'on la rencontre dans notre Europe, ne peut être considérée que comme une méthode contrôlée de rébellion et d'abrogation ; elle abroge les anciennes dispositions des choses ; et lègue, comme on dit, le zéro et le vide pour l'institution de nouvelles dispositions. C'est l'apogée du Non-gouvernement et du Laissez-faire. Cela peut paraître naturel pour notre Europe actuelle ; mais ne peut pas constituer une fin. Pas vers l'impossibilité, "l'autogestion" d'une multitude par une multitude ; mais une possibilité, un gouvernement par les plus sages, voilà vers quoi tend la lutte de l'Europe en déroute. La possibilité la plus souhaitable : non pas un mauvais gouvernement, non pas le Laissez-faire, mais un véritable gouvernement ! Ne peut-on discerner aussi, à travers toute cette turbulence démocratique, ce cliquetis des urnes et cette affligeante cacophonie sans fin, nécessaire ou pas, que fondamentalement le souhait et la prière de tous les cœurs humains, partout et toujours est : "Donnez-moi un chef ; un vrai chef ; pas une imitation de chef ; un vrai chef, qui puisse me guider sur la bonne voie, envers qui je puisse être loyal, auquel je puisse jurer fidélité, et que je puisse suivre en sentant que tout va bien pour moi !" La relation entre l'élève et le professeur, entre le loyal sujet et le roi-guide, est, sous un angle ou un autre, l'élément vital de la Société humaine ; lui est indispensable, est éternelle ; sans elle, comme un corps privé de son âme, la société s'éteint, et comme une horrible solution répugnante s'élimine et disparaît.
Mais vraiment au temps où, avec leur nouvel Évangile sévère, les Apparences qui ne sont pas des Réalités ne peuvent pas durer, toutes les Aristocraties, les Clergés, les Autorités, sont mises en demeure de réfléchir. Qu'est-ce que l'Aristocratie ? Une corporation des Meilleurs, des plus Braves. Pour cette raison, avec joie, en toute loyauté, les hommes sont prêts à donner la moitié de leurs biens, pour équiper et décorer les Meilleurs, pour les loger dans des palaces, pour les mettre au-dessus de tout. Car c'est dans la nature des hommes, de tout temps, d'honorer et d'aimer les Meilleurs ; de les honorer sans limites. Si l'Aristocratie est encore une corporation des Meilleurs, est à l'abri de tout danger, la terre qu'elle gouverne reste une terre sûre et bénite. Si l'Aristocratie n'essaie même pas d'être cela, mais n'en a que l'enveloppe ; si elle n'est pas sûre ; alors la terre qu'elle gouverne n'est pas sûre non plus ! Car aujourd'hui il nous faut malheureusement trouver une réelle Aristocratie, une Aristocratie de façade, aussi plausible soit-elle, ne nous convenant plus. D'une façon ou d'une autre, le monde doit absolument être gouverné ; si ce n'est pas par cette classe d'hommes, ce sera par une autre. On peut prédire, sans beaucoup de risque, que l'ère de la routine touche à sa fin. Seules la sagesse et l'aptitude, loyales, courageuses, zélées, pas faciles mais pénibles, l'effort continu donneront satisfaction. Quoi qu'il en coûte, d'une façon ou d'une autre, les masses laborieuses de cette Europe décontenancée, surpeuplée doivent trouver et trouveront des gouvernants. "Le Laissez-faire, laissons leur" ? La chose qu'ils feront, si on les laisse ainsi est trop effrayante à envisager ! Elle s'est déjà produite une fois, aux regards de la terre entière, dans les générations actuelles : est-il utile qu'elle se produise une seconde fois ?
Pour le Clergé, de la même manière, quels que soient ses titres, ses possessions, ses déclarations, une seule question compte : Éduque-t-il et guide-t-il spirituellement ce peuple, oui ou non ? Dans l'affirmative, alors tout va bien. Si la réponse est négative, qu'il soit sérieusement privé de nourriture jusqu'à sa perte, car alors rien ne va ! Rien, dit-on : et en effet ce n'est pas ce qu'on nomme guider spirituellement de façon correcte les âmes de tous, la vie et le regard de tous ? Les gens posent à leur Église actuelle, plus passionnément qu'à toute autre Institution, cette question, "Pouvez-vous ou non nous éduquer ?" - Le Clergé français, quand les gens lui ont posé la question, "Que pouvez-vous faire pour nous ?", a simplement répondu, fort et de plus en plus fort, "N'émanons-nous pas de Dieu ? Investis de tous les pouvoirs ?" - jusqu'à ce que, finalement, la France coupe court à cette controverse aussi, de la façon épouvantable que l'on sait. À tous les hommes qui croyaient au Clergé, à tous les hommes qui croyaient en Dieu et en l'âme humaine, il n'y eut pas de réponse de la Révolution Française à moitié aussi désolante que celle-là. La France précipita son Clergé obscur et aveugle vers la destruction ; pourtant quelle perte pour la France aussi ! Une solution de continuité, ce qu'on peut sans doute nommer ainsi ; et cela compte tenu que la continuité est très importante : le Nouveau, quel qu'il soit, ne peut pas maintenant jaillir de l'Ancien, mais est nettement dissocié et éloigné de l'Ancien, - quel gaspillage que cette séparation ! Qu'une génération entière d'êtres pensants ne puisse pas avoir foi en une religion, ou la contredire ; que la Chrétienté, si l'on se réfère à la France, puisse s'affaiblir peu à peu jusqu'à devenir une tradition lointaine et superflue, fut l'un des faits les plus tristes concernant l'avenir de ce pays. Voyez ces Philosophies Politiques et Morales, ces Saint-Simonismes, Robert-Macairismes, et cette "Littérature du Désespoir" ! La Royauté n'était peut-être qu'un déchet sans valeur, comparée au Clergé ; pour laquelle la France, sans en avoir conscience, travaille encore ; et risque de travailler encore longtemps, sans recours avant longtemps. Que les autres en tiennent compte, et en tirent les enseignements ? La France est un exemple instructif à tous égards. Des Aristocraties qui ne gouvernent pas, des Clergés qui n'éduquent pas ; ces souffrances là, et les souffrances pour y remédier, - sont inscrites en lettres de feu, comme celles de Belshazzar[34] dans l'histoire de France. Le lecteur anglais, tout-à-fait assuré, que "l'Angleterre n'est pas la France", ne nomme-t-il pas cette désagréable doctrine de notre idéologie, un fait perfectible, et un rêve stupide ? Est-ce que le lecteur britannique, s'appuyant sur l'espoir qu'ont représenté ces deux générations, était depuis le début, et restera jusqu'à la fin, convaincu que les choses sont déjà ce qu'elles peuvent être, comme elles doivent être ; que dans l'ensemble, aucune Classe Supérieure ne pourra jamais "gouverner" les Classes Inférieures, les gouverner de cette façon ? Ne les croyez pas, O lecteur britannique ! Partout l'homme reste un homme ; il déteste se voir imposer des "espèces raisonnables" et "des fantômes de corps défunts", en Angleterre comme en France.
Dans quelle mesure les Classes Supérieures ont répondu, à l'époque la plus parfaite de la féodalité, aux Classes Inférieures en les dédommageant, à travers le gouvernement, la direction, la protection, nous n'entreprendrons pas de le préciser ici. Avec les Bals de Charité, les Soupes Populaires, les Sessions Trimestrielles (de Tribunal), les Prisons et leurs Moulins à pied, on peut aisément croire que l'Ancienne Aristocratie Féodale ne surpassait pas la nouvelle. Pourtant il faut dire que l'ancienne Aristocratie gouvernait les Classes Inférieures, les dirigeait, et même, au fond, qu'elle existait en tant qu'Aristocratie car on trouvait qu'elle convenait à cela. Pas à cause des Bals de Charité et des Soupes Populaires ; pas ainsi ; loin de là ! Mais son bonheur était, en luttant pour ses propres objectifs, de devoir gouverner les Classes Inférieures, même de gouverner de cette façon. Car, en un mot, l'Argent n'était pas encore devenu le seul lien universel entre les hommes ; les supérieurs attendaient des inférieurs autre chose que l'argent, et ne pouvaient pas vivre sans l'obtenir d'eux. Non seulement en tant qu'acheteur et vendeur, de terre ou de toute autre chose, mais de nombreuses autres façons comme soldat et capitaine, membre et chef de clan, loyal sujet et roi-guide, telle était la relation d'inférieur à supérieur. Avec le triomphe suprême de l'Argent, on est entré dans une nouvelle ère ; une nouvelle Aristocratie doit faire son entrée. Nous invitons le lecteur britannique à méditer sérieusement sur ces questions.
Autre chose, que le lecteur britannique lit et entend souvent à notre époque, mérite d'être médité pendant un instant : Cette société "existe pour protéger la propriété". À quoi il faut ajouter, que l'homme pauvre est aussi propriétaire, à savoir, de son "travail", et des quinze pence ou trente six pence qu'il gagne par jour. C'est assez vrai, O amis, "pour protéger la propriété" ; c'est bien vrai : et en effet, si vous obéissez correctement à ce Huitième Commandement, vous aurez respecté tous les "droits de l'homme" ; je ne connais pas de meilleure définition des droits de l'homme. Tu ne voleras point, tu ne seras point volé : quelle société est-ce là ; la République de Platon, l'Utopie de More en sont les emblèmes ! Donnez à chaque homme son dû, le juste prix de ce qu'il a fait et été, aucun homme ne réclamera plus, et la terre ne souffrira plus. Pour la protection de la propriété, en vérité, et pour cela uniquement.
Et maintenant qu'est-ce que ta propriété ? Ce titre de propriété sur parchemin, cette bourse dans la poche boutonnée de ta culotte ? Est-ce là ton estimable propriété ? Malheureux frère, pauvre frère insolvable, moi sans aucun parchemin, avec une bourse le plus souvent plate, légère, qui ne résisterait pas au vent, j'ai bien d'autres propriétés que celles-là ? J'ai en moi un miraculeux souffle de Vie, envoyé dans mes narines par Dieu Tout-puissant. J'ai des sentiments, des pensées, la capacité donnée par Dieu d'être et de faire ; des droits, par conséquent, - le droit par exemple à ton amour si je t'aime, à ta direction si je t'obéis : les droits les plus étranges, qu'on peut encore entendre parfois prêchés à l'église, quoique presque incompréhensibles aujourd'hui ; des droits s'élevant haut dans l'Immensité, loin vers l'Éternité ! Quinze pence par jour ; trente-six pence par jour ; huit-cent livres et quelques par jour, est-ce cela que vous appelez ma propriété ? J'estime que cela est peu ; aussi peu que ce que je pourrais acheter avec. Car réellement, comme on dit, qu'importe ? Dans des bottes déchirées ou dans un attelage à quatre chevaux bien suspendu, un homme arrive toujours à la fin du voyage. Socrate marchait pieds-nus, ou dans des chaussures en bois, et arrivait pourtant heureux. On ne lui demandait jamais, avec quelles chaussures ou quel moyen de locomotion ? jamais, Quel salaire gagnez-vous ? mais seulement, Quel travail est le vôtre ? - La propriété, O frère ? "Avec mon corps seulement, je n'ai que ma vie à louer". Quant à cette bourse plate qui est la mienne, c'est quelque chose ou rien ; elle a trimé pour des pickpockets, des assassins, des courtiers juifs, des voleurs de poudre d'or ; elle était à lui, elle est à moi ; - c'est la tienne, si tu t'y prends bien pour la voler. Mais l'âme, que Dieu m'a insufflée, mon Moi et la capacité qu'il renferme ; cela est à moi, et je résisterai si on cherche à me le voler. Je dis que c'est à moi, et non à toi ; je le garderai, et ferai le travail que cela me permet de faire : Dieu me l'a donné, le Diable ne pourra pas me le prendre ! Hélas, mes amis, la Société existe et a existé pour de multiples raisons, ce n'est pas si simple à déterminer !
La Société, on est d'accord, n'a jamais empêché un homme d'être ce qu'il peut être. Un Africain noir comme le charbon peut devenir un Toussaint l'Ouverture, un Jack Trois-doigts meurtrier, aux lâches Antilles de lui demander ce qu'elles veulent. Un poète écossais[35], fier de son nom et de son pays, peut s'adresser avec ferveur aux "Gentilshommes chasseurs de Calédonie" et devenir un jaugeur de fûts de bière, et un chanteur au cœur brisé magique et immortel ; l'écho étouffé de sa mélodie audible à travers les siècles ; l'une des notes de "ce Miserere sacré" s'élevant jusqu'au Ciel, traversant le temps et l'espace. Ce que je peux être tu ne m'empêcheras décidément pas de l'être. Pas non plus ce que je pourrais être, je peux très bizarrement l'affirmer, - sans que cela soit facile à envisager pour l'instant ! La protection de la propriété qui est dans la poche de ta culotte ? O lecteur, à quels stratagèmes en est réduite cette pauvre Société, luttant encore pour tenter de s'expliquer, en des temps où l'Argent est devenu le seul lien entre les hommes ! Dans l'ensemble, nous conseillerions à la Société de ne pas s'exprimer du tout à propos de la raison de son existence ; mais plutôt avec toute l'énergie de son existence, d'essayer de découvrir comment continuer à exister ! C'est le meilleur plan pour elle. Elle pourrait en dépendre, si jamais, par un cruel hasard, son existence se bornait à protéger la propriété des poches de culotte ; elle perdrait très vite la faveur de ne protéger même que cela, et verrait sa carrière en ce bas monde sur le point de se terminer ! -
Quant au reste, à savoir qu'à l'époque féodale la plus parfaite, l'Aristocratie Idéale vivait alors dans une pureté sereine et libre en tant qu'Idéal, mais toujours comme une pauvre Réalité imparfaite, en se souciant peu ou en ignorant qu'elle renfermait un Idéal, - cela aussi nous l'admettrons avec joie. L'imperfection, on le sait, crée des failles dans les choses humaines ; que l'Idéal est loin de son point de départ, la plupart du temps ; si loin ! Et pourtant tant qu'un Idéal (une âme Vraie) existe, d'une façon aussi confuse soit-elle, et agit dans la Réalité, l'affaire est tolérable. Il n'en est plus de même, lorsque l'Idéal s'est complètement éloigné, et que la Réalité reconnaît qu'elle n'a plus d'Idée, plus d'âme Vraie : à ce degré d'imperfection les choses humaines ne peuvent plus vivre ; elles sont obligées de changer ou de mourir, lorsqu'elles en arrivent là. Avec des pustules et des maladies sur la peau et plus profondément, le cœur maintient l'ensemble ; mais ce n'est plus le cas lorsque le cœur lui-même est malade ; lorsqu'il n'y a plus de cœur, mais une monstrueuse gangrène prétendant prendre la place du cœur !
Dans l'ensemble, O lecteur, tu verras partout que les choses qui ont existé parmi les hommes ont d'abord dû avoir une vérité et une valeur en elles-mêmes, et n'étaient pas des apparences mais des réalités. Rien d'autre que la réalité n'a jamais permis à l'homme de payer longtemps le gîte et le couvert. Voyez le Mahométisme lui-même ! le Lamaïsme, même le Lamaïsme, on se réjouit de l'apprendre, doit mériter sa pitance dans ce monde ; pas de charlatanisme, mais de la sincérité ; pas de nullité, mais quelque chose ! L'erreur de ceux qui croient que la tromperie, la force, l'injustice, toute chose mensongère, même déguisée et décorée, étaient ou peuvent jamais constituer le principe des relations entre les hommes, est grossière et la plus grossière. C'est la faute des infidèles ; chez qui la vérité comme toujours n'existe pas. C'est une erreur source d'autres erreurs et peines ; une erreur fatale, lamentable, que tous les hommes doivent abandonner.
Comment une Aristocratie, à l'époque et dans les circonstances actuelles, pourrait-elle, en étant dans les meilleures dispositions, s'y prendre pour gouverner la Classe Inférieure ? Que devrait-elle faire ; s'efforcer ou tenter de faire ? C'est même la question des questions : - la question qu'elle doit résoudre ; qu'il nous faut avant tout lui poser maintenant, qui attend ici une solution, doit être et sera résolue.
Insoluble, c'est inimaginable. Une classe choisie que la Société a doté de la richesse, de l'intelligence, des loisirs, des moyens extérieurs et intérieurs de gouverner ; une autre classe immense, privée par la Société de toutes ces choses, déclare qu'elle doit être gouvernée : le Négatif affronte le Positif ; si le Négatif et le Positif ne peuvent s'unir, - cela sera pire pour les deux ! Que la capacité et l'effort sérieux et constant de l'Angleterre fassent l'union autour de ce sujet ; qu'il soit enfin reconnu comme un sujet vital. Les Classes Supérieures et les Législateurs ont d'innombrables choses à "faire", mais la première de toutes, il faut le répéter, est de savoir qu'une chose doit nécessairement être faite. Nous les conduisons là sur la côte d'un continent sans limite ; demandez leur, si de leurs propres yeux ils ne le voient pas, s'ils ne voient pas ces étranges indices, énormes, sombres, inexplorés, inévitables ; pleins d'espoir, mais aussi remplis de peine, de sauvagerie, de désespoir presque ? Qu'ils y pénètrent ; ils doivent y pénétrer ; le Temps et la Nécessité les ont conduits de ce côté ; là où ils sont il n'y a pas d'avenir ! Qu'ils y pénètrent ; le premier pas franchi, le suivant sera devenu plus assuré, tous les pas suivants seront devenus possibles. C'est un grand problème pour nous tous ; mais pour eux, peut-on dire, plus que pour tout autre. Sur eux, d'abord, en tant que chargés de la solution, retombera d'abord l'échec à trouver une solution. D'une façon ou d'une autre, il doit y avoir et il y aura une solution.
C'est vrai, ces sujets sont éloignés, très éloignés en effet des "habitudes courantes du Parlement", dernièrement ; des préoccupations ordinaires des Corps Législatif et Exécutif rencontrées parmi nous. Trop vrai ! Et c'est bien l'objet de notre réclamation : si le mal avait été examiné au fur et à mesure qu'il se développait ; il n'aurait pas atteint cette importance. Cet Immobilisme et Laissez-faire s'est tellement incrusté dans nos habitudes qu'il est la source de toutes ces peines. Il est vrai aussi que le Parlement, depuis près d'un siècle maintenant, n'a été capable de s'occuper que d'une seule chose, de lui-même et de ses propres intérêts ; laissant les intérêts des autres s'en tirer comme ils pouvaient et voulaient. C'est vrai, c'était l'habitude du Dix-huitième Siècle dans son ensemble ; et les luttes se sont prolongées au Dix-neuvième, - et, pourtant, cette époque est révolue !
Ces Parlements du Dix-neuvième siècle, on peut l'espérer, deviendront un jour un objet de curiosité. Les "Mémoires" de Horace Walpole[36] elles-mêmes, pour un œil non parlementaire, ne sont-elles pas déjà un objet de curiosité ? L'un des hommes les plus clairvoyants du Dix-huitième Siècle met par écrit ses observations parlementaires ; un démonteur de phrases toutes faites, sans pitié et plein de mépris ; un libéral surtout, qui fera tout ce qu'il faut pour la "glorieuse révolution", et résistera jusqu'à la mort aux principes conservateurs (tory) : il décrit, avec un sentiment indigné et élégiaque, comment M. Untel, qui a voté noir et puis voté blanc, qui était le fils de truc et le frère de machin, et avait telles revendications concernant le favoritisme, a néanmoins été scandaleusement remplacé par M. Chose ; - comment dans ces conditions les affaires de cette nation ne seraient-elles pas en mauvais état ? Comment un Grec affamé rencontrant un autre Grec affamé sur le sol de St Stephen, l'attaque et lui serre la gorge jusqu'à ce qu'il crie, Tiens ! le poste est à toi ! - voici ce que Horace écrit. - Il faut dire que les destins des nations ne reposent pas toujours entièrement sur le Parlement. Il faut dire que le mode de "gouvernement" pratiqué au Dix-huitième Siècle de l'ère chrétienne était merveilleux, et qu'on s'évertue encore à le mettre en pratique. Il faut dire qu'il eut de la chance le siècle qui connut une telle mise en pratique : le siècle qui avait bénéficié de l'héritage de ses prédécesseurs ; et qui légua aussi, bien entendu, à ses successeurs une Révolution Française, un bouleversement général et le règne de la terreur ; - annonçant, dans un tonnerre tonitruant, par les conflagrations, l'utilisation de la guillotine et des canons, par la guerre et le séisme mondiaux, que ce siècle et ses pratiques étaient terminés.
Terminés ; - car décidément ce mode de procédure ne servira plus. Le Parlement devra absolument, quels que soient les efforts nécessaires, se sortir des profondes ornières de ses habitudes d'immobilisme ; et apprendre à dire, de toutes parts, autre chose de plus édifiant que Laissez-faire. Si le Parlement n'est pas capable de l'apprendre, qu'adviendra-t-il du Parlement ? Les millions de travailleurs anglais demandent en premier lieu à leur Parlement anglais, Êtes-vous ou non aptes à nous gouverner ? Le Parlement avec ses privilèges est puissant ; mais la Nécessité et les Lois de la Nature sont plus fortes que lui. Si le Parlement n'est pas capable de faire cela, le Parlement nous le prédisons fera autre chose et encore d'autres choses qui, de la manière la plus bizarre mais non la plus heureuse, l'avertiront de ce qui arrivera, - et ne sera probablement pas à l'avantage du Parlement ! D'une façon ou d'une autre, la chose arrivera. En ces temps perturbés, avec l'Argent comme seul lien entre les hommes, les Classes Laborieuses de l'humanité déclarent, à leur manière confuse et très emphatique, aux Oisifs, qu'elles seront gouvernées ; qu'elles doivent l'être, - sous peine de Chartismes, Banditismes, Incendies de Moissons, et même de choses plus sombres encore. Il est vain aussi de penser que la misère d'une classe, de l'immense classe inférieure mondiale, peut être isolée, gardée à part et séparément, en bas dans cette classe. Par une contagion inévitable, suffisamment évidente à la réflexion, suffisamment évidente à l'Économie Politique qui y réfléchira, la misère du bas s'étend vers le haut jusqu'à ce qu'elle atteigne les plus haut placés ; jusqu'à ce que tout soit devenu misérable, manifestement faux et mauvais ; et les pauvres bêtes affamées jusqu'à se nourrir "d'épluchures et d'herbes bouillies", amèneront, par des méthodes détournées mais sures, la tête des rois sur le billot !
L'argent pour seul lien ; et il y a tant de choses que l'argent ne peut payer ! L'argent est un grand miracle ; encore qu'il n'ait pas tout le pouvoir au Ciel, comme sur la Terre. "L'offre et la demande" nous lui ferons honneur aussi ; et pourtant combien de "demandes", tout-à-fait indispensables, doivent se diriger ailleurs que vers les boutiques, et produisent bien autre chose que de l'argent, avant de trouver leur offre ! Dans l'ensemble, que de paiements surprenants l'argent fait-il dans ce monde ! De notre Samuel Johnson, doté de "quatre pence et demi par jour"[37], et d'un bon logement sur le pavé des rues pour ses nuits, comme tout paiement, on n'en parle pas ; - pas pour se plaindre : c'est une affaire vieille comme le monde pour les gens comme lui que ce genre de conditions ou pire ; l'homme peut-être, pour son propre usage, n'a-t-il besoin que de ça, et pas plus. Y a-t-il même une société, s'affairant pour sa Loi Talfourd sur le Copyright[38] et d'autres du même genre, qui lutte pour agir effectivement en faveur de cet homme, - loi garantissant légalement à toute l'industrie que sa propre création profite à sa propre fabrication, et qu'elle est protégée contre le vol, dans son propre secteur du marché, pendant soixante ans ? La Société est peut-être juste dans ce cas ; car les différences de ce côté aussi peuvent devenir excessives. Tous les hommes ne sont pas des Johnson patients et dociles ; certains sont des Rousseau à demi-fous et excités. Ces derniers peuvent, dans certaines périodes particulières, vous entraîner trop loin. La Société française, par exemple, ne manquait pas d'argent : la société trouvait le moyen de verser à Philippe d'Orléans pas encore Philippe Égalité, trois cent mille et quelque par an, pour conduire des cabriolets dans les rues de Paris et autre travail fourni ; mais en argent, encouragements, arrangements, récompenses ou reconnaissance de quelque sorte que se soit, elle n'avait rien à donner à ce même Rousseau à demi-fou pour travail fourni ; en conséquence, son cerveau "trop contraint" pour un faible cerveau, émit des étincelles inconsidérées, comme le Contrat Social et d'autres, qui s'avérèrent ensuite difficiles à étouffer ! En ce qui concerne ces espèces d'hommes aussi, qui sait si le Laissez-faire lui-même (qui signifie une Loi Talfourd sur le Copyright d'une durée infinie au lieu de soixante ans) ne se révèlerait pas insuffisant, et ne devrait pas cesser, un jour ?
Hélas, compte tenu de ces multiples raisons, le Laissez-faire devrait essayer, au moins en partie, de cesser ! Mais pour les pauvres paysans Sanspatate, les artisans syndiqués, les fileurs de coton chartistes, il est temps que cela cesse sinon une chose pire se déclenchera sur le champ, - une chose avec briquets à amadou, bouteilles de vitriol, pistolets d'occasion, une chose nettement insupportable aux yeux de tous.
Car en vérité, c'est une "Ère nouvelle" ; de nouveaux usages sont devenus indispensables dans ces conditions. On a si souvent entendu parler d'ères nouvelles, nouvelles et plus encore, que le mot a peu à peu perdu son actualité. Pourtant des ères nouvelles viendront ; il est plus que sûr qu'elles sont venues plus d'une fois. Et toujours avec un changement d'ère, avec un changement des conditions intrinsèques, il fallut un changement des usages et des relations extérieures qui l'accompagnent, - si ce n'est pas dans la paix, alors par la violence ; car cette suite est nécessaire, et aucun repos n'est possible tant que cela n'est pas réalisé. Combien d'ères et d'époques, passées inaperçues pour le moment ; - bien entendu la condition la plus souhaitable pour une époque est d'arriver dans le calme, sans se proclamer elle-même, et de n'être visible que longtemps après : une Rébellion de Cromwell, une Révolution Française, "sonnant sur l'horloge du Temps", pour dire à tous les mortels que l'heure est arrivée, coûtent trop chères, si on ne peut les empêcher ! -
Dans une "Histoire du Peuple Teuton"[39] étrange et élogieuse, pas encore traduite en notre langue, nous avons trouvé un Chapitre sur les Ères de l'Angleterre, qui, si vous le permettez, pourrait éclairer notre propos. Nous sollicitons l'autorisation d'en extraire quelques pages ; en partie pour nous soulager des trop récentes vexations infligées par notre propre Ère plutôt désolante ; en partie pour apporter, plus ou moins directement, un peu de lumière sur la signification de tout cela. L'auteur est anonyme : mais nous avons entendu qu'on l'appelait le Professeur Sauerteig, et pensons donc l'identifier sous ce nom :
"Qui sait quelles tâches, encore et encore, cette Angleterre doit accomplir ? Dans quel but cette terre de Grande-Bretagne a-t-elle été créée, posée comme un joyau dans le bleu de l'Océan qui l'encercle ; et cette Tribu de Saxons, modelés dans la nuit des Temps, "sur les côtes de la Mer Noire" ou ailleurs, dans le rocher de Harzgebirge"[40] ou tout autre matériau, a-t-elle été envoyée jusqu'ici ? Personne ne peut le dire : c'était pour une tâche, et d'autres encore, impossibles à exprimer par des mots. Tu les vois là ; une partie d'entre elles a été réalisée, est visible à l'œil nu, même celles que tu ne peux pas nommer : dans quelle mesure sont-elles moins que les autres encore l'objet d'une prophétie ! - Ils vivent et travaillent là, ces vingt millions de Saxons ; ils ont été extraits des ténèbres du Passé pour entrer dans le mystère de la vie : - quel chemin parcouru depuis que leur premier Père et leur première Mère sont partis, quittant la Tribu des Teutons[41], dans des adieux passionnés, sous des auspices incertaines ; sur des chars à bœufs sommaires, quand ils avaient des bœufs et un char ; avec une hache et une lance de chasseur, pour soumettre une partie de notre Planète commune ! Cette Nation a aujourd'hui des villes et des champs cultivés, a des voitures suspendues, des fardiers, des véhicules longue distance, même des trains ; elle a des pièces de monnaie, des lettres de change, des lois, des livres, des flottes de guerre, des machines à filer, des entrepôts et des stocks aux Antilles : voyez ce qu'elle a construit et fait, ce qu'elle peut construire, construira et fera encore ! Ces bois ombragés, ces vertes prairies, ces champs de chaume tondus, ces routes bien lisses ; ces villes aux dômes élevés, et ce qu'elles contiennent et apportent ; le paisible Bonjour qui salue l'étranger, équitable, tolérant même si besoin est, impartialement calme et respectueux de la loi envers les étrangers, quels efforts cela n'a-t-il pas coûté ? Combien de bras musclés, génération après génération, sont tombés de lassitude ; combien de nobles cœurs, en lutte jusqu'à la fin de leur vie, et de têtes sages se sont épuisés à scruter et observer, avant que cette Blanche Falaise désolée, dénommée Albion, avec ses autres îles de l'Étain[42], ne deviennent l'Empire Britannique ! Le cours de l'Histoire Mondiale a changé de caractère ; les Romains se sont éteints, les Anglais sont arrivés. La grande marque de la Romanité, apposée de façon indélébile sur le Tableau du Temps, a aujourd'hui disparu, et n'appartient plus qu'au passé. L'Angleterre joue son rôle ; l'Angleterre aussi doit laisser sa marque, et pas des moindres nous l'espérons. En vérité, celui qui a vu, de ses propres yeux, Hengst et Horsa débarquer sur la plage boueuse de Thanet, ce matin de printemps de l'an 449 ; puis, avec la vision de son esprit, a préfiguré New York, Calcutta, Sidney Cove, à travers les âges et les océans ; et s'est demandé quels Wellington, Washington, Shakespeare, Milton, Watt, Arkwight, William Pitt et Davie Crockett allaient sortir de cette affaire, et remplir leurs tâches ainsi, - celui-là aurait dû dire que les bateaux en cuir de Hengst renfermaient de sacrées cargaisons ! Un Mythe généalogique supérieur à tous ceux de la Grèce ancienne, à la plupart de ceux de l'ancien État Hébreu lui-même ; et un Mythe dans toutes les fibres de sa réalité. Un Poème Épique était là, et aussi des poèmes d'autres genres ; sauf que le poète ne s'est pas encore manifesté".
"Six siècles d'obscurs efforts", poursuit Sauerteig, "que selon les Historiens, vous seriez tentés d'appeler de simples et sombres boucheries, désaccords et échecs ; de ceux que la mémoire humaine, après un millier de lectures, peut se souvenir, et qui ressemblaient, selon la dénomination de Milton, aux "rassemblements et aux combats de faucons et de corbeaux" : voici, en résumé, l'histoire de l'Heptarchie ou des Sept Royaumes[43]. Six siècles ; un printemps orageux, s'il y en eut, pour une Nation. Le sombre combat des faucons et des corbeaux n'était, pourtant, pas l'Histoire elle-même ; mais c'était ce que les Historiens bornés ont seulement jugé bon de garder en mémoire. N'y a-t-il pas eu des forêts abattues, des marais asséchés, des champs mis en culture, des villes construites, des lois établies, et des progrès variés dans le domaine de la Pensée et de l'Action humaines ? Bède le vénérable[44] avait une langue qu'il pouvait non seulement parler, mais épeler et écrire : pensez à tout ce que cela signifie. Bercé par les flots de la mer germanique se balançant mollement, avec le rugissement menaçant contre les rochers rugueux de Northambrie, le vénérable homme mit par écrit de nombreuses choses. Le forgeron était-il oisif, martelant seulement des armes de guerres ? Il avait étudié la métallurgie, le travail des métaux en général ; et fabriquait des socs de charrue, et des herminettes et des masses de maçons. Les Castra, Caester ou Chester, Don, Ton (Zauns, Enceintes ou Villes) ne sont-ils pas là, et nombreux ; de brique brûlée, de charpente, de lattes et d'argile ; lançant vers le ciel la fumée paisible des cheminées ? L'Angleterre avait alors une Histoire aussi ; mais pas d'Historiens pour l'écrire. Ces "rassemblements et combats", tristes nécessités inévitables, furent les premiers pas qui ont coûté chers vers une capacité à vivre et à travailler ensemble ; ce furent des expériences, pas toujours concluantes, pour découvrir qui avait des devoirs vis-à-vis de l'autre, des droits sur l'autre".
"M. Thierry a écrit un livre intelligent[45], célébrant avec beaucoup d'émotion la destinée des Saxons tombant sous l'emprise du Conquaestor, de l'acquéreur ou du Conquérant acharné, comme il le nomme. M. Thierry avoue avoir un penchant à examiner cet aspect des choses : le sort des Galois aussi le touche ; des Celtes en général, qu'une race plus violente balaya jusqu'aux recoins montagneux de l'Ouest, où il n'était pas utile de les poursuivre. De nobles exploits, selon M. Thierry, furent réalisés par ces malheureux hommes, supportant des souffrances héroïques ; c'est un pieux devoir de les tirer de l'oubli. En vérité, c'est certain ! Les malheureux ont droit à une larme ; il est juste et convenable qu'il y ait un homme pour témoigner de cette cause perdue aussi, et voir ce qu'on peut en faire. Très juste : - et alors, globalement, si l'on considère les sujets à cette grande échelle, que peut-on dire d'autre que la cause qui ravit les dieux doit finalement plaire aussi à Caton ? Caton ne peut rien y changer ; Caton découvrira qu'il n'a fondamentalement pas le droit de souhaiter que cela change.
"Les droits et les devoirs diffèrent terriblement d'une heure à l'autre ; mais observez-les sur un siècle, et vous trouverez qu'ils sont identiques. À qui appartenait cette terre de Grande-Bretagne ? Au Dieu qui l'a créé, à Lui et à personne d'autre hier et aujourd'hui. Quelles créatures de Dieu avaient-elles le droit de l'habiter ? Les loups et les bisons ? Oui, c'était le cas ; jusqu'à ce que quelqu'un avec le droit du plus fort se présentât. Le Celte, "aborigène sauvage de l'Europe", comme le nomme un archéologue féroce, arriva, prétendant avoir plus de droits ; et, au grand dam des bisons, agit en tout état de cause. Il avait plus de droit sur ce lopin de la terre de Dieu ; c'est-à-dire plus de devoir de le mettre en valeur ; - le devoir de s'installer là, au moins, et de chercher quel usage il allait en faire. Les bisons disparurent ; les Celtes prirent possession des lieux, et labourèrent. Pour toujours, n'est-ce pas ? Hélas, pour toujours n'est pas une catégorie qui peut s'installer dans ce monde de Temps. Un monde de Temps, comme le dit l'expression, est un monde de mortalité et de transformation, de Début et de Fin. Aucune propriété n'est éternelle sauf pour Dieu le Créateur : celui que le Ciel autorise à en prendre possession, celui-là est le bon ; le consentement du Ciel est cette permission, - tant qu'il dure : il n'y a rien à dire de plus. Pourquoi cet hysope pousse-t-il là, dans la fissure du mur ? Parce que tout l'Univers, suffisamment occupé ailleurs ne pourrait pas l'empêcher de pousser ! Il y a des droits et des devoirs. Avec les mêmes grandes lois qu'utilisaient les Empires Romains pour s'établir, les Religions Chrétiennes se sont promulguées, et tous les Pouvoirs ont fait de même. Le fort a raison : tu trouveras cela partout dans notre monde ; alors vraiment Dieu et la Vérité ont-ils été les Créateurs de notre monde, ou étaient-ce Satan et le Mensonge ?
"Une opinion largement répandue quant à la Conquête Normande est d'ordre Physiologique : À savoir que les conquérants et les conquis ici étaient de races différentes ; voir même que la Noblesse d'Angleterre est encore, maintenant, d'un sang assez différent de celui de la roture, les délicats traits normands des uns contrastant agréablement avec les grossiers traits saxons des autres. Dieu sait que les traits grossiers sont assez répandus parmi les roturiers de ce pays ; mais si ceux de la Noblesse sont plus fins, la raison ne peut en être attribuée à leur origine normande. Est-ce que le physiologiste évoqué plus haut a pensé à l'origine de ces mêmes Normands, hommes du Nord ? Des Saxons de la Baltique, et d'autres variétés de Lurdanes, Jutes et Pirates Germains des marais de la mer orientale se sont joints à eux pour piller la France ! Si vivre pendant trois siècle dans le paganisme, la piraterie, et la pêche non lucrative à l'ambre avaient pu les rendre plus nobles que d'autres, alors ils seraient nobles. Les Normands sont des Saxons qui ont appris à parler le français. Non : par Thor et Odin, les Saxons étaient tous aussi nobles qu'il le fallait ; - taillés, dit la Mythologie, "dans le roc de Harzgebirge", les tribus sœurs étaient faites d'argile, de bois, d'eau, et de tout autre matériau ! Une race d'hommes taillés dans le roc, maussades, taciturnes, entêtés, comme les silhouettes qu'ils ont gravées dans de nombreuses régions, dans les forêts de joncs de l'Arkansas, sur les contreforts de l'Himalaya, aussi bien que dans la Cité de Londres, les comtés de Warwick ou de Lancaster, le montrent en abondance".
"À ce Peuple Anglais, dois-je l'annoncer, furent assignées dans l'Histoire Mondiale deux grandes tâches ? Surgissant du tumulte confus du toujours incommensurable Temps Présent, les profils des deux tâches apparaissent : la grande tâche Industrielle de conquête de la moitié au moins de cette Planète Terre/Eau pour servir l'homme ; en second, la grande tâche Constitutionnelle de partager, d'une manière pacifique, acceptable, les fruits de la dite conquête, et de montrer à tous comment il faut le faire. À ce peuple, je dirai que ces deux tâches sont déjà perceptibles dans l'Histoire du Monde ; les deux ont déjà progressé, de façon respectable bien qu'inégale. Les machines à vapeur, les socs de charrue, les pioches ; ce que signifie conquérir la Planète, ils le savent en partie. Le droit de vote, les urnes électorales, l'assemblée représentative ; comment effectuer le partage de cette conquête, ils le savent moins bien. L'Europe ne le sait pas ; l'Europe en a fait la véhémente demande à notre époque, mais n'a pas eu de réponse, de réponse crédible. Quant aux réponses partielles de Delolme[46], Bentham et autres réponses françaises et anglaises, admises dans leurs propres secteurs, très bénéfiques et indispensables, tu y crois totalement en tant que réponses finales, je veux bien."
"Une succession de rébellions ? Des agressions successives contre l'Autorité Suprême ; la révolte des classes, l'une après l'autre, pour dire, "Nous ne voulons plus être gouvernés ainsi ?" Ce n'est pas l'histoire de la Constitution anglaise ; pas tout-à-fait. La rébellion est le moyen ; mais ce n'est pas la motivation. La motivation et le vrai secret de l'affaire sont toujours là : Est-il nécessaire de se révolter ?
"Des droits que je t'autorise à appeler partout "des devoirs correctement exprimés". Une épouvantable affaire que l'expression correcte ! Considérons ces Barons de Runnymede ; considérons toutes les façons de pousser les hommes à la révolte ! Votre Grande Charte devra passer l'épreuve des batailles et débats pendant cent cinquante ans ; pourra ensuite être déclarée correcte ; et exister en tant que Magna Charta, - au risque d'être mise en pièce par un tailleur, trop juste dans ses mesures, dans les générations suivantes. Les devoirs, dis-je, sont une épouvantable affaire à exprimer correctement ! Ils doivent donc être exprimés ; l'heure en est venue, le besoin existe, et avec d'énormes difficultés et tâtonnements cela se fait. Ne disons pas succession de rébellions ; disons plutôt succession de développements, d'éclaircissements, talent d'expression aisée se manifestant encore plus bas. Les classes, l'une après l'autre, acquièrent l'aptitude à l'expression. Apprentissage et contrainte par nécessité ; comme le muet, voyant le couteau sous la gorge de son père, retrouve la parole ! Considérons aussi comment chaque classe, l'une après l'autre, non seulement acquiert la capacité d'exprimer ce que sont ses devoirs, mais également accroît, acquiert ou perd ses devoirs ; de telle sorte que toujours, après un certain laps de temps, apparaît un nouveau talent d'expression, ainsi que quelque chose de nouveau à exprimer. Les époques constitutionnelles ne cesseront jamais parmi les hommes."
"Et donc maintenant, une fois les Barons installés et satisfaits, une nouvelle classe jusqu'ici silencieuse a commencé à parler : à savoir la Classe Moyenne. À l'époque de Jacques Ier, les Chevaliers des Comtés ainsi que les représentants au Parlement se sont assemblés, pour protester, réclamer et proposer ; une vraie Chambre des Communes s'est catégoriquement imposée dans le jeu, - à la grande stupéfaction de Jacques Ier. Nous appelons cela un accroissement des devoirs, avec celui des besoins ; un accroissement du pouvoir d'exprimer les devoirs, et d'en faire des droits.
"Au cours de ces siècles passés silencieux, parmi ces classes silencieuses, il s'en était passé des choses. Non seulement le daim roux dans la nouvelle forêt et les autres avait été préservé et chassé ; et les traîtrises de Simon de Montfort, les guerres des Roses, les batailles de Crécy, les batailles de Bosworth, et beaucoup d'autres batailles avaient eu lieu et été réglées ; mais l'Angleterre toute entière, sans oublier le travail pénible et les os douloureux de millions d'hommes et de leurs millions de fils au cours de dix-huit générations, avait été asséchée et labourée, s'était couverte de blondes moissons, de belles et riches possessions ; les Caester et Chester de boue et de bois étaient devenus des villes denses aux toits en pente couverts de tuiles. Sheffield s'était occupé de la manufacture de couteaux de Sheffield ; Worstead avait appris à partir de la laine à filer, à tricoter ou tisser cette laine pour faire des bas ou des haut-de-chausse pour les hommes. L'Angleterre avait des propriétés estimables pour les actionnaires ; mais le métier accumulé, le savoir-faire commercial, économique qui était, de façon impalpable, emmagasiné dans les têtes et les mains anglaises, quel actionnaire pouvait l'estimer ? Impossible de rencontrer un Anglais qui ne put faire quelque chose ; quelque chose de plus malin que de casser la tête de son compagnon avec une hache de guerre. Les sept métiers réunis, avec les millions de frères de leur guildes, avec leurs marteaux, leurs navettes et leurs outils, quelle armée ; - prête à conquérir cette terre d'Angleterre, comme on dit, et à conserver cette conquête ! Le plus étrange de tout cela, même, c'était que le peuple anglais avait acquis la faculté et l'habitude de penser, - de croire même : la conscience individuelle s'était déployée parmi eux ; la Conscience, et l'Intelligence sa servante. Des idées de genres très variés circulaient parmi ces hommes : on raconte qu'un Shakespeare, un peigneur de laine, braconnier, ou quelque chose comme ça à Stratford dans le Warwickshire, se mit à écrire des livres ! Le personnage le plus subtil, je le crains, que la Nature ait jugé bon de faire à partir de notre argile teutonne largement répandue. Saxon, Normand, Celte ou Sarmate, je n'ai découvert aucune âme humaine aussi belle au cours de ces mille cinq cent ans connus ; - notre Européen moderne suprême. L'Angleterre a contribué à sa réalisation : n'existait-il pas d'idées ?
"Des idées poétiques et aussi Puritaines, - qui avaient cherché à s'exprimer de la façon la plus noble ! L'Angleterre avait eu son Shakespeare ; mais était maintenant sur le point d'avoir son Milton et son Oliver Cromwell. Nous appelons aussi cela un nouveau développement, aussi difficile qu'il ait été à exprimer et à accepter ; cela veut dire qu'un homme peut réellement avoir une Conscience bien à lui, et pas seulement pour son Prêtre ; que son Prêtre, quel qu'il soit, devrait être obligé d'accepter ce fait. L'une des choses les plus difficiles à accepter ! Elle ne l'a pas été jusqu'à maintenant. Il fallut attendre l'époque qu'on appelle la "Glorieuse Révolution" pour obtenir une trêve raisonnable, et une guerre guidée surtout par la logique. Et encore c'était la guerre, et non la paix, à moins qu'on nomme paix le vide inutile. Mais il fallait l'accepter, comme les autres l'avaient fait, et d'autres encore le feraient. La noblesse de Runnymede ne pouvait pas supporter un crime devenu évident ; pas plus que la Petite Noblesse au Long Parlement ; pas plus que la Roture au Parlement qu'on appelle Réformé. Les oreilles ensanglantées de Prynne[47] furent comme un testament et une interrogation s'adressant à toute l'Angleterre : "Anglais, est-ce juste ?" L'Angleterre, ne se forçant plus à se contenir, répondit en rugissant comme un lion : "Non, ce n'est pas juste !"
"Mais maintenant du côté de l'Industrie, alors que la grande controverse Institutionnelle, et la révolte de la Classe Moyenne n'étaient pas terminées, ne faisaient que commencer, quel choc ce fut que l'Angleterre, avec insouciance, en quête d'autres objectifs, bondit à travers l'Océan, pour atteindre la terre désolée qu'elle appela Nouvelle Angleterre ! Salut à toi, pauvre petit bateau Mayflower, du port de Delft : pauvre petit bateau banal, loué pour un affrètement ordinaire contre quelques dollars ; calfaté avec de la simple étoupe et du goudron ; chargé des biscuits et du bacon les plus ordinaires ; - l'Argo, le miraculeux bateau épique construit par les Dieux de la Mer, était bien plus qu'une barque minable et insensée en comparaison[48] ! C'est vers des toisons d'or ou du même genre qu'il voguait, avec ou sans résultat ; toi petit Mayflower portais en toi une véritable étincelle prométhéenne ; l'étincelle de vie de la plus grande Nation de notre Terre, - ainsi nous pouvons déjà l'appeler la Nation Saxonne Transatlantique. Ils étaient partis chercher autre chose que des sermons à propos de leurs méthodes, ces Puritains du Mayflower ; une indispensable quête très honnête : et pourtant, comme Saül le fils de Kish, cherchant une petite chose, ils ont trouvé cette grande chose inattendue ! Honneur aux braves et aux justes ; ils transportent réellement, dit-on, le feu du Ciel, et ont un pouvoir dont ils ne rêvent même pas. Que tous les hommes honorent le Puritanisme, puisque Dieu l'a tant honoré. L'Islam lui-même, avec son "Allah akbar, Dieu est grand" farouchement sincère, n'était-il pas honoré ? Il n'y a qu'une seule chose sans honneur ; frappée d'une éternelle stérilité et incapacité à faire ou être : l'Hypocrisie, l'Incrédulité. Celui qui ne croit en rien, qui ne croit qu'aux apparences des choses, n'est pas du tout en relation avec la nature et la réalité. La Nature le renie ; lui ordonne de disparaître de la façon qui lui convient. Qu'il quitte nos terres, - pour celles du Chaos, de l'Hypothèse et du Simulacre, ou pour toute autre destination."
"Quant à la troisième controverse Constitutionnelle, celle des Classes Laborieuses, dont on débat partout depuis cinquante ans, en France en particulier depuis 1789, en Angleterre aussi depuis 1831[49], c'est sans doute la plus difficile de toute à exprimer : un espoir de paix ou même une trêve raisonnable dans ce domaine, était une chose guère possible depuis plusieurs générations. Ténébreuse, d'une féroce confusion, désolante, infinie ; pas de réponse à ce sujet sinon les urnes, les discours parlementaires ; inutile de mentionner les discours pires encore, faisant parler l'acier et le plomb, de Valmy[50] à Waterloo, et même Peterloo !" -
"Et pourtant est-il bon de dire des Assemblées Représentatives : Que les éléments combatifs dans un pays donnent ainsi la mesure de la puissance collective ? Ils luttent là, autant qu'ils le doivent, au moyen de la Pétition, du discours Parlementaire, pas par l'épée, la baïonnettes et les tirs de canons militaires. Pourquoi les hommes luttent-ils enfin, si ce n'est parce qu'ils ne connaissent pas encore la puissance collective, et qu'ils doivent lutter pour la mesurer ? Sachant que tu es plus fort que moi, que tu peux me contraindre, je me soumettrai à toi : à moins que je ne prenne le risque de préférer l'extermination, et le suicide légèrement détourné, il n'y a pas d'autre parti pour moi. Qu'en Angleterre, au moyen de réunions publiques, de pétitions, d'élections, d'articles à la une, et d'autres vacarmes et bavardages discordants qui sont sans fin dans ce pays, les gens mesurent la force collective, et la Chambre des Lords la plus inflexible devra faire des concessions et reculer avant d'en arriver à l'emploi des canons et de la guillotine : c'est une caractéristique salutaire de l'Angleterre. N'est-ce pas, au fond, cela même la Constitution Anglaise que l'on loue ? Cette Constitution non promulguée, dont le Privilège du Parlement, la Loi sur l'Argent, la Loi sur la Mutinerie, et tout ce qui pouvait jusqu'ici être promulgué et légiféré, ne constituent pas l'essence et le corps, mais seulement la forme et la peau ? Une telle Constitution est, actuellement, tout-à-fait inestimable."
"Un long printemps orageux, un avril humide et instable, un froid de l'hiver au cœur même de mai ; mais enfin l'été est arrivé. L'arbre est resté si longtemps dénudé ; les maigres branches nues et douloureuses gémissant et craquant dans le vent : vous direz, Coupez-les, pourquoi les laisser encombrer le sol ? Non ; il faut attendre ; toute chose vient en son temps. - De l'homme Shakespeare, et de son Ère Élisabéthaine, avec ses Sidney, Raleigh, Bacon, que pouvons-nous en dire ? Que c'était un temps de floraison spirituelle. Soudain, au souffle de juin, votre robuste arbre dénudé est touché ; il éclate en feuilles et fleurs, et quelles feuilles et fleurs. Les longues périodes passées de dénuement, et d'activité et fermentation hivernales, ont joué leur rôle, tout en semblant ne rien faire. Le silence passé s'est doté d'une voix, aussi importante que fut la durée du silence. Dans les arbres, les hommes, les institutions, les principes, les nations, dans toutes les choses se développant et s'accroissant dans cet Univers, on peut noter de telles vicissitudes et périodes constructives. De plus il y a des périodes de construction spirituelle ; et aussi des périodes physiques, concernant les nations.
"Ainsi au milieu de ce pauvre et décrié Dix-huitième siècle, regardons encore ! Un long hiver est encore passé, l'arbre qui semblait mort s'avère être vivant, avoir toujours été vivant ; après des temps d'immobilisme, toutes les branches se réveillent soudain, très étrangement ; - il apparaît maintenant que cette Angleterre élue allait non seulement avoir ses Shakespeare, Bacon, Sidney, mais aussi ses Watt, Arkwright, Brindley ! Nous voulons honorer la grandeur dans tous les genres. Prospero évoquait le chant d'Ariel, et gardait le monde prisonnier avec ses mélodies[51] : ce même Prospero peut lancer ses démons de feu de l'autre côté des océans ; les envoyer à la vitesse des météores, sur les routes charmantes qui sillonnent les royaumes d'un bout à l'autre ; et en faire des missionnaires d'acier, prêchant leur évangile aux Puissances Primitives brutes, qui écoutent et obéissent : cela n'est pas rien. Manchester, avec sa bourre de coton, sa fumée et sa poussière, son tumulte et sa misère querelleuse, te paraît-elle hideuse ? Je ne pense pas : une précieuse substance, aussi belle que les rêves magiques, tout en n'étant pas un rêve mais une réalité, se cache sous cet emballage repoussant ; - un emballage s'efforçant cependant (regardez les Chartismes et autres) de se dégager, pour laisser la beauté apparaître là ! As-tu entendu, avec tes bonnes oreilles, le réveil d'un Manchester, le lundi matin, à cinq heures et demi ; la mise en route à toute vitesse de ses mille métiers, comme le fracas d'une marée de l'Atlantique, les dix mille bobines et fuseaux dix mille fois mis en marche, - c'est peut-être si tu le connais bien, aussi sublime que les chutes du Niagara, et même plus. Le filage du coton c'est en fin de compte vêtir les démunis ; le triomphe de l'homme sur la matière prenant tout son sens. La crasse et le désespoir ne sont pas l'essence de cela ; on peut les en séparer, - actuellement, ne crient-ils pas avec acharnement pour en être séparés ? Le grand Goethe, regardant la Suisse cotonnière, a déclaré, ai-je ouï dire, qu'elle était de toutes les choses qu'il avait vues dans le monde la plus poétique. Face à quoi l'ami Kanzler de Munich, à la recherche de pittoresque palpable, ne put qu'écarquiller les yeux. Néanmoins notre Poète Universel savait bien ce qu'il disait."
"Richard Arkwright, semblerait-il, n'était pas un bel homme ; pas un héros romantique avec un regard hautain, une bouche d'Apollon, et un maintien comme le héraut Mercure ; un homme du Lancashire, ordinaire presque vulgaire, avec de grosses joues et un ventre rebondi, avec l'air d'avoir la réflexion pénible, et pourtant aussi la digestion copieuse et facile ; un homme désigné par la communauté pour raser certaines barbes cendrées, dans les régions du Nord de l'Angleterre, pour un demi-penny. À cette fin, dit-on, par prévoyance, négligence, accident ou arrangement, Richard Arkwright a été, par la communauté de l'Angleterre et avec son propre consentement, mis de côté. Pourtant en cuir à rasoirs, en mousse pour barbes cendrées, et en contradictions et confusions s'y rattachant, l'homme a des connaissances dans sa tête grossière ; bobines, navettes, rouages et dispositifs du même genre, eux aussi, semblent plutôt une cause perdue ; qu'il sera cependant amené à soutenir finalement. Non sans difficulté ! Les gens de sa ville se levaient en masse autour de lui, craignant le manque de travail, la diminution des salaires, de sorte qu'il devait vite partir, ses pots à toilette étant cassés, ses affaires éparpillées, et chercher refuge ailleurs. Même sa femme, comme je l'ai appris, se révolta ; brûla le modèle en bois de son rouet ; persuadée qu'il devrait plutôt rester aux côtés de ses rasoirs ; - en raison de quoi, cependant, il la mit résolument à la porte, comme tu es heureux de le savoir. O lecteur, quel Phénomène Historique que ce barbier très inventif, très solide, ventripotent, aux grosses joues ! Les Révolutions Françaises agissaient comme des ferments : face à ce genre d'événement, les Kaisers impériaux étaient impuissants sans le coton et les vêtements anglais ; et c'est cet homme qui a donné à l'Angleterre la puissance du coton".
"Watt, celui de la Machine à Vapeur, n'eut pas non plus un début héroïque, aucun lien avec les princes de ce monde. Les princes de ce monde chassaient la perdrix ; débattant bruyamment, au Parlement ou ailleurs de la question, La tête ou la queue ? tandis que cet homme aux doigts sales, aux sourcils menaçants, cherchait, dans son atelier, le secret du Feu ; ou, l'ayant trouvé, allait de-ci de-là en quête d'un "homme fortuné", indispensable accoucheur de ce secret. Lecteur, tu dois admirer ce qui est admirable, pas ce qui a une apparence admirable ; apprendre à reconnaître le lion britannique même lorsqu'il ne soutient pas le trône, et aussi l'âne britannique dans la peau du lion même quand il l'est. Ah, le pourrais-tu toujours, quel monde ce serait ! Mais l'Académie Royale de Berlin ou toute autre Société Anglaise de Savoir-Utile a-t-elle découvert, par exemple, qui le premier a gratté la terre avec une baguette ; et jeté des graines, les plus grosses qu'il avait pu trouver, dans la terre ; des semences d'une certaine herbe, qu'il avait appelé blé ? De même, que représentaient l'eau des Tee (rivières) ou d'autres milieux d'élevage pour celui qui ramena de la forêt le premier jeune bison, et l'éleva jusqu'à l'apprivoiser et en faire une vache à lait ? Aucune des machines qu'on m'a montrées à Birmingham ne pouvait être comparée sur le plan inventivité à ce profil de lame appelé couteau, à celui des lames appelées scies, de l'outil appelé marteau : - n'est-ce pas même avec le marteau-lame, appelé sabre, que les hommes combattent, et maintiennent un semblant d'autorité constituée qui survit encore parmi nous ? La machine à vapeur que j'appelle démon de feu est importante mais sans commune mesure avec l'invention du feu. Prométhée, Tubalcain, Triptolème[52] ! Nos grands hommes ne sont-ils pas aussi bons qu'égarés ? Les hommes qui marchent parmi nous tous les jours, nous habillant, nous chauffant, nous nourrissant, marchent enveloppés de ténèbres, des hommes mythiques tout simplement.
"On dit que les idées produisent des révolutions ; et en vérité cela se passe ainsi ; non seulement les idées spirituelles, mais même celles mécaniques. Dans cette danse du sabre universelle, bruyante et conflictuelle, que le monde européen danse actuellement pour son dernier demi-siècle, Voltaire n'est qu'un chef de chœur, Richard Arkwright en étant un autre. Allez danser ailleurs. Quand Arkwright sera devenu aussi mythique qu'Arachné[53], nous pourrons encore filer avec un bénéfice tranquille grâce à lui ; et la danse du sabre, avec tous ses tristes bouleversements, valses de Waterloo, galopades de Moscou, tout cela sera oublié !"
"Dans l'ensemble, toutes ces choses n'étaient-elles pas plutôt inattendues, imprévues ? Car en effet quelle chose est prévue ; et surtout quel homme, le père des choses ! Pendant ce temps Robert Clive s'est imposé, avec son grand talent d'écriture, comme rédacteur ou expert comptable dans une entreprise commerciale établie dans l'Est lointain. Avec un grand talent d'écriture ; avec d'autres talents non encore développés, que les circonstances développeront de plus en plus. Non seulement doué pour la comptabilité, l'homme s'est révélé doué pour vaincre les Nababs, fonder des Royaumes, des Empires des Indes ! D'une façon contestable, l'Empire des Indes de l'autre hémisphère a trouvé domicile à Leadenhall Street, dans la Cité de Londres.
"Toutes ces choses et ces personnes paraissent accidentelles, inattendues pour l'homme. Néanmoins toutes inévitables ; prévues, pas inattendues, par le Pouvoir Suprême ; préparées, décidées de loin. Toujours en progression à travers les siècles, au milieu du dix-huitième, elles sont arrivées. La famille saxonne s'est imposée dans le filage du coton, la confection, le travail de la forge, la machine à vapeur, les chemins de fer, le commerce et les transports, face à tous les vents célestes, de cette manière bruyante inexplicable ; ce même bruit qui, dans les filatures, les magazines sur l'évolution des espèces, nous assourdit encore un peu. Très bruyant, très soudain ! Le gisement et les couches de charbon de Staffordshire avoisinent les couches de fer pratiquement depuis la création du monde. L'eau coule dans le Lancashire et le Lanarkshire ; le schiste bitumineux se trouve là en couches dans les rochers aussi, - sur lesquels tant de Stanley combatifs, de Douglass ténébreux et d'autres personnes querelleuses, ont réglé leurs querelles et se sont bagarrées, non sans résultat, nous l'espérons ! Mais Dieu a dit, Que les missionnaires du fer soient ; et ils furent. Le charbon et le fer, si longtemps voisins et s'ignorant, furent réunis ; Birmingham et Wolverhampton, et les centaines de forges de l'Enfer, avec leurs gorges de feu et leurs marteaux infatigables, virent le jour. Manchester l'humide tendit les mains vers la Caroline et la zone torride, et cueillit le coton ; qui pourrait oublier qu'elle a l'art de le filer ? Les poissons sautèrent hors de l'eau de la Mersey, pris à d'innombrable lignes. L'Angleterre, dis-je, extraya son schiste bitumineux, et le mit en œuvre : les villes surgirent avec leurs cheminées ; les Chartismes aussi, et les Parlements qu'ils appellent Réformés."
En bref, tels sont les points essentiels, les faits marquants, de notre Histoire Anglaise d'hier et d'aujourd'hui, selon l'Auteur de cette étrange Œuvre non traduite, en qui nous pensons avoir reconnu une vieille connaissance.
Pour nous, considérer les sujets suivants avec à peu près la même approche, les Lois de Réforme, les Révolutions Françaises, les Louis-Philippe, les Chartismes, les Révoltes de Trois Jours, et quoi encore, n'est plus un mystère. Là où la grande masse des hommes est raisonnablement juste, tout va bien ; là où elle n'est pas juste, tout va mal. Les classes qui ont la parole parlent et discutent, chacune pour soi ; la grande classe muette, profondément enfouie est comme Encelade, qui souffre, et qui pour le faire savoir, doit provoquer des tremblements de terre ! Partout, dans ces pays, en ces temps, le problème central qui mérite toute notre considération s'impose à nous sous cette forme : la revendication du Travailleur Libre de s'élever à un certain niveau, pourrait-on dire, avec l'Esclave Travailleur ; sa colère et son mécontentement l'accompagnant jusqu'à ce que cela soit fait. La nourriture, le logement, la direction convenable, en échange de son travail : naïvement interprétés, le Chartisme et tous les autres ismes ont cette signification ; et plus ils sont fous, plus ils ont cette signification emphatique, "Voyez quelle direction vous nous avez donnée ! À quel délire nous mèneront nos discussions et nos projets sans guide" ; le Laissez-faire, de la part des Classes Gouvernantes, nous le répétons encore et encore, devra cesser, quelle que soit la difficulté ; une division mutuelle pacifique des avantages, et un monde abandonné à lui-même, ne suffiront plus. Avec une orientation vers Ne Rien Faire ; l'on aura un monde du Faire Quelque Chose ! Grâce à Dieu nos Duces ducaux deviendront vraiment des Chefs ; nos Aristocraties et Clergés découvriront dans une certaine mesure ce que le monde attendait d'eux, ce que le monde ne pouvait plus faire sans eux ! D'innombrables bouleversements incontrôlés, la misère pour eux et pour nous, pourraient ainsi être évités. Mais cela aussi se passera comme Dieu l'a prévu. S'ils le savent, cela se passera bien et dans la joie : sinon, d'autres devront faire et feront le nécessaire, et une fois de plus, quoique après un long et triste détour, cela se passera bien et dans la joie.
L'histoire du Chartisme non plus n'est pas mystérieuse à l'époque présente ; en particulier si l'on se penche sur celle du Radicalisme. Tout au long des vingt-cinq dernières années, il était curieux de remarquer combien le mécontentement intérieur de l'Angleterre se démenait pour trouver une issue par n'importe quel orifice : le pauvre malade, atteint du centre à la surface, se plaint d'un membre, puis d'un autre ; - les lois sur le blé, les lois sur la monnaie, la liberté du commerce, la sécurité, le besoin de la liberté du commerce : le pauvre malade ballotté d'un côté à l'autre, cherchant un côté sain pour s'y reposer, n'en trouve pas. Un Docteur dit, c'est le foie ; un autre, ce sont les poumons, la tête, le cœur, une mauvaise sudation au niveau de la peau. Un éminent docteur après examen complet dit que c'étaient les municipalités pourries ; qu'il fallait étendre le droit de vote pour détruire les municipalités pourries. Depuis longtemps, le malade anglais avait le sentiment persistant que c'était ça. Le peuple anglais est habitué au vote ; c'est sa panacée pour tout ce qui ne va pas ; il est obsédé par le vote. Assez singulier : son droit de voter pour un Membre du Parlement, d'envoyer sa "vingt millième partie de maître parleur au Parlottoir National", - les Docteurs affirmaient que c'était la Liberté, cela et rien d'autre. Cela paraissait plausible à beaucoup d'hommes, d'un niveau élevé et plus bas. La crédibilité du remède augmentait, le mal menaçait ; les meules de foin de Swing étaient en feu. Neuf ans auparavant, un chirurgien d'État s'était levé, et dans des circonstances particulières avait dit : Étendons le droit de vote ; que la panacée du grand Docteur, que l'ancienne prière passionnée du malade soient exaucées !
Le Radicalisme Parlementaire, tant qu'il donnait un moyen d'exprimer clairement le mécontentement du peuple anglais, ne pouvait pas être considéré, même par son pire ennemi, comme étant inutile. S'il est dans l'ordre naturel des choses qu'il y ait du mécontentement, il n'en est pas moins que ce mécontentement puisse atteindre une issue, une voie Parlementaire. Là le sujet est débattu, démontré, contredit, défini, ramené à une possibilité ; - il peut au moins se consoler par l'espoir, et mourir en douceur, convaincu de son impossibilité. Le Nouveau, l'Inédit cherche comment il pourra s'adapter aux dispositions de l'Ancien ; si l'Ancien peut être contraint à l'admettre ; comment dans ce cas il peut, avec le minimum de violence, être accepté. Ne l'estimons pas facile, ce rôle du Radicalisme ; il était l'un des plus difficiles. Si le malade abattu par la souffrance le fait, en effet, sans gémir sous l'effort et sans se plaindre, le médecin lui n'accepte pas, sans effort, qu'il s'est trompé, qu'un remède doit être trouvé pour lui. Et que dire, si votre patient n'est pas un seul homme malade, mais toute une nation malade ! Des millions d'hommes, miteux et ahuris, couverts de poussière et de sueur, sombres, pleins de rage et de tristesse, entouraient ces hommes, disant, ou se débattant pour tenter de dire : "Regardez, notre sort est injuste ; notre vie n'est pas saine mais malade ; nous ne pouvons plus subir l'injustice ; allez et obtenez-nous la justice !" Car que le pauvre ouvrier réclamât une loi sur le Temps, une loi sur la Manufacture, une loi sur le Blé, qu'il réclamât en faveur ou contre une loi quelconque, c'était toujours pour dire ça. Toutes les lois présentées de façon crédible devaient porter en elles une perspective d'espoir, devaient obtenir de sa part une manifestation d'approbation ; car, un homme envahi par la maladie ne la trouve pas dans la Nosologie[54] mais il peut reconnaître en lui certains de ses symptômes. Telle était la mission du Radicalisme Parlementaire.
Dans quelle mesure le Radicalisme Parlementaire a rempli sa mission, investi dans la gestion de ces huit dernières années, chacun le sait. Les millions dans l'attente ont assisté à une fête des Barmecide[55] ; ont été conviés à se gaver de viande imaginaire. Que leur a obtenu le Radicalisme ; quoi d'autres que des fantômes de choses ont-ils été demandés pour eux ? La Justice Gratuite, la Justice pour l'Irlande, la Clause de Propriété en Irlande, la Clause de Paiement des Impôts, l'Impôt pour les Pauvres, l'Impôt pour l'Église, le Vote des Ménages, la Question du Scrutin public ou secret : pas des choses mais des fantômes de choses ; des formules à la Bentham ; sèches comme le vent d'est ! Un Ultra-radical, probablement pas du genre Bentham, est obligé de s'exclamer : "Le peuple a fini par se lasser. Il dit, Pourquoi serions-nous ruinés dans nos boutiques, jetés hors de nos fermes, devrions-nous voter pour ces hommes ? Les majorités ministérielles diminuent ; ce Ministère est devenu impuissant, avait-il seulement la volonté de bien faire ? Ils nous ont raconté longtemps, "Nous sommes un Ministère de Réforme ; ne nous soutiendrez-vous pas ?"[56] Nous les avons soutenus ; indignement portés sur nos épaules pour avancer, une fois après l'autre, chute après chute, quand on les avait jetés à la rue ; et qu'ils restaient prostrés, abandonnés, comme un bagage inutile. C'est la réalité du Ministère de la Réforme, pas le nom d'un Ministère que nous soutiendrions ! La langueur, la maladie de l'espoir remis à plus tard envahissent l'esprit public ; l'esprit public finit par dire, Pourquoi toutes ces luttes pour un Ministère de Réforme de nom ? Que les conservateurs entrent au Ministère s'ils le souhaitent ; qu'une réalité vivante au moins soit au Ministère ! Un cheval allant à reculons qui ne se déplacerait que vers l'arrière, on ne le choisirait pas pour voyager : pourtant de tous les chevaux possibles le pire est le cheval mort. Monté sur un cheval allant à reculons, vous pouvez miser sur lui, l'éperonner, le contrôler, faire un bout de chemin même en arrière : mais à califourchon sur votre cheval mort, quel chance vous reste-t-il au chapitre des possibilités ? Vous êtes assis sans bouger, sous le regard des dieux et des hommes.
Il existe une classe de révolutionnaires nommés Girondins, dont le destin historique est assez remarquable ! Des hommes qui se rebellent, et poussent les Classes Inférieures à se rebeller, devraient avoir plus que des formules pour s'élancer. Des hommes qui voient dans la misère des millions de travailleurs insatisfaits, non la misère, mais uniquement une matière première susceptible d'être manipulée et abusée, en vertu de leurs propres théories, médiocres et bornées, et de leur égoïsme ; pour qui des millions de frères humains, avec le cœur qui bat dans leur poitrine, qui bat, qui souffre, qui espère, sont des "masses", de simples "masses explosives servant à abattre les Bastilles", à voter pour nos plates-formes électorales : de tels hommes sont d'une espèce discutable ! Aucun homme n'a le droit de résister par les mots ou les actes à l'Autorité dont il dépend, pour une cause manquant de sérieux, quelle que soit l'Autorité. L'obéissance, même si cet aspect des choses mérite pour beaucoup peu de considération, est le premier devoir de l'homme. Aucun homme n'est exempté du devoir d'obéir, avec toute la force de l'obligation. Les parents, les professeurs, les supérieurs, les chefs, toutes ces créatures sont reconnues comme dignes d'obéissance. Reconnus ou non, un homme a des supérieurs, une hiérarchie normale au dessus de lui ; s'étendant, niveau par niveau, jusqu'au ciel lui-même et à Dieu le Créateur qui a créé Son monde non pour l'anarchie, mais pour la loi et l'ordre ! Ce n'est pas une mince affaire lorsque l'homme juste ne peut plus reconnaître dans les puissances qui le dominent quoi que ce soit de divin ; quand la résistance à ces puissances devient une règle plus importante que l'obéissance à celles-ci ; quand l'homme juste se voit dans la situation tragique de l'instigateur de conflits ! Un rebelle sans cause juste, très juste, est la plus repoussante des choses ; le premier rebelle fut Satan.
Mais dans les circonstances présentes, peut-on blâmer les millions d'êtres déçus et sans droit de vote de se détourner avec horreur de ce Ministère de Réforme de nom, de ce Radicalisme Parlementaire de nom, et de revendiquer des faits et des réalités ? D'estimer aussi, ayant foi en la même chose que beaucoup d'autres, que l'"extension du droit de vote" est une chose indispensable ; et de dire, comme ils le peuvent, Élargissez encore le droit de vote, ensuite tout ira bien ? C'est la vieille foi britannique ; répandue en son temps par des prophètes et des évangélistes ; préconisée ensuite par toutes sortes d'hommes grimpés sur des canons. Celui qui est libre et béni dispose de sa vingt-millième part de bavardage au Parlottoir National ; par contre celui qui n'est pas béni mais malheureux, son malheur est de ne pas en disposer. Ne devrait-il pas l'avoir, alors ? Par la loi de Dieu et des hommes, oui ; - et il l'aura bien sûr ! Le Chartisme, avec ses "cinq points", portés haut par les piques et les flambeaux des rassemblements, est là. Le Chartisme est l'un des phénomènes les plus naturels de l'Angleterre. Ce n'est pas que le Chartisme existant pourrait amener des merveilles ; mais que le peuple affamé et invité ait pu rester assis huit ans, à cette table des Barmecide, attendant patiemment quelque chose du Ministère de Réforme de nom, et n'ait pas encore perdu l'espoir au bout de huit ans, cela constitue l'aspect respectable du miracle.
"Mais qu'allons-nous faire ?" s'exclame l'homme de bon sens, de façon impatiente et désordonnée : "Arrêter les suppositions et descendre de notre chaire sans risque, pour rejoindre la place du marché agitée, et dire ce que l'on peut faire !" - O homme de bon sens, il semblerait que beaucoup de choses pourraient réellement être réalisées grâce à un effort humain concret et véritable, au Parlement ou ailleurs. Mais la première des choses, comme on l'a déjà dit, est de te préparer à une véritable réalisation ; de savoir que tu dois soit réellement le faire, soit, comme disent les Irlandais, "te tirer de là" !
Ce n'est pas un mot porte-bonheur que le mot impossible : rien de bon ne sort de ceux qui l'on si souvent à la bouche. Qui dit toujours, Il y a un lion sur la route ? Fainéant, tu dois tuer le lion, alors ; la route doit pouvoir être traversée ! En art et en pratique, d'innombrables critiques démontreront que la plupart des choses sont dorénavant impossibles ; que nous sommes entrés, une fois pour toutes, dans la sphère des éternels lieux communs, et devons continuer avec le sourire. Que les critiques fassent leurs démonstrations ; c'est leur nature : quel danger cela représente-t-il ? Une fois démonstration faite que la poésie est impossible, surgit Burns, surgit Goethe. À présent que le lieu commun sans héroïsme est clairement tout ce que nous cherchons, arrive Napoléon, arrive la conquête du monde. Il a été prouvé par le calcul des fluxions[57], que les navires à vapeur ne pourraient jamais effectuer la traversée entre le point le plus éloigné de l'Irlande et le point le plus proche du Nouveau Monde : la force de poussée, la force de résistance, maximum ici, minimum là ; selon la loi de la Nature, et la démonstration géométrique : - que pouvait-on faire ? Le Great Western pouvait lever l'ancre du port de Bristol[58] ; cela se pouvait. Le Great Western, arrivant à destination sain et sauf par les goulets de l'Hudson, pouvait s'amarrer au cabestan de New York, et laisser à notre démonstration à l'encre encore humide le temps qu'il faut pour sécher. "Impossible" ? criait Mirabeau à son secrétaire. "Ne me dites jamais ce bête de mot !"
Il existe un phénomène qu'on pourrait appeler Radicalisme Paralysant, aujourd'hui ; qui sonde avec un roseau statistique, vérifie avec un fil à plomb Philosophico-Politico-Économique la mer sombre et profonde des difficultés ; et nous ayant dit franchement de quelle mer de difficultés infinie il s'agit, termine par la conclusion pratique, en guise de consolation, Que l'homme n'y peut rien, qu'il n'a qu'à rester tranquille et contempler avec mélancolie "le temps et les lois générales" : et là dessus, sans aller jusqu'à recommander le suicide, prend congé de nous. Tout-à-fait paralysant, sans intérêt ; nullement réconfortant ! Il existe une chose insensée qui crie, "Paix, paix", alors qu'il n'y a pas de paix. Mais quel genre de classe crie, "Paix, paix, ne vous ai-je pas dit qu'il n'y a pas de paix" ! Le Radicalisme Paralysant, répandu parmi nos amis Statisticiens, est l'un des phénomènes les plus affligeants que l'esprit humain peut être amené à contempler. Prions pour qu'au moins il puisse disparaître. Que la Paralysie se retire en des lieux secrets, et dans des dortoirs qui lui conviennent ; les routes publiques ne devraient pas être occupées par des gens manifestant en faveur de l'impossibilité du changement. Paralysant ; - et aussi, grâce à Dieu, totalement trompeur ! Écoutons un penseur d'une autre catégorie : "Tout fléau, et ce fléau aussi, est un cauchemar ; à l'instant où vous réagissez contre lui, le fléau s'est, à proprement parlé, éloigné." Envisage, O lecteur, pourquoi il n'en serait pas ainsi ? Le fléau, une fois vaillamment affronté, cesse d'être un fléau ; l'espoir en une cause généreuse peut remplacer la misère passive et morbide ; le fléau lui-même s'est transformé en un genre de bienfait.
Pour l'homme de bon sens, donc, nous répéterons qu'il doit, c'est la première chose qu'il peut "faire", se préparer à l'action véritable ; bien savoir soit qu'il est là pour agir, soit qu'il n'est pas là du tout. Une fois correctement préparé, tant de choses se présenteront comme réalisables qui ne sont actuellement même pas pensables ! Deux choses, de grandes choses, sont restées, pendant les dix dernières années, dans toutes les têtes pensantes d'Angleterre ; et rôdent enfin sur la langue même d'un bon nombre. Avec un nom mis sur chacune d'elles, nous congédierons l'homme de bon sens, et nous retournerons avec la plus grande joie à l'obscurité et au silence. L'Éducation Universelle est la première grande chose dont nous voulions parler ; l'Émigration générale est la seconde.
Qui pourrait supposer que l'Éducation était une chose à recommander sur le plan de l'intérêt local, et même sur tout autre plan ? Comme si elle ne faisait pas partie du fondement d'un devoir permanent, en tant que première nécessité de l'homme. C'est une chose qui ne devrait pas avoir besoin d'être défendue ; comme c'est le cas en fait. Pour faire cadeau de la pensée à ceux qui ne peuvent pas penser, et néanmoins qui pourraient dans ce cas penser : cela, imaginerait-on, était la première fonction qu'un gouvernement avait à remplir. N'était-il pas cruel de voir, dans une quelconque province d'un empire, les habitants tous mutilés du cerveau, les hommes forts amputés du bras droit ? Combien plus cruel était-il de découvrir des âmes fortes, des yeux encore fermés, des yeux éteints privés de vision ! La lumière est arrivée sur le monde, mais pour ce pauvre paysan elle est arrivée en vain. Depuis six mille ans les Fils d'Adam, au prix d'un effort sans relâche, ont créé, agi, découvert ; dans une mystérieuse communion, infinie et indissoluble, une petite bande de frères luttant contre le grand et sombre empire de la Nécessité et de la Nuit ; ils ont accompli tant de conquêtes : et pour cet homme c'est comme si il ne s'était rien passé. Les vingt-quatre lettres de l'Alphabet sont restées des énigmes runiques pour lui. Il a été laissé de côté ; et le Grand Royaume Spirituel, la conquête gagnée de haute lutte par ses propres frères, tout ce que ses frères ont conquis, n'existe pas pour lui. Un empire invisible ; il ne le connaît pas, ne le soupçonne pas. Et n'est-elle pas surtout à lui ; la conquête de ses propres frères, la propriété légalement acquise de tous les hommes ? Un sort funeste le poursuit, de génération en génération ; il ne sait pas qu'un tel empire est à lui, qu'un tel empire est à tous. O, que sont les lois sur les droits, l'émancipation des esclaves noirs en apprentis noirs, les procès en chancellerie pour le petit usufruit d'un lopin de terre ? Le grand "champ du Temps" appartient à cet homme, et vous ne le lui donnez pas. Le champ du Temps, qui comprend la Terre et tous ses champs de grains et ses océans de perles, avec ses semeurs et ses pêcheurs de perles aussi, tout ce qui fut sage, héroïque et victorieux ici-bas ; dont les siècles de la Terre représentent les sillons, car elle s'est agrandie depuis le Début jusqu'à Aujourd'hui !
"Mon héritage, si magnifiquement immense et beau ;
le Temps est mon beau champ, du Temps je suis l'héritier !"[59]
Il n'y a pas d'injustice aussi grave sous le soleil. Elle se perpétue année après année, siècle après siècle ; l'aveugle se libère de ses chaînes, et laisse un fils aveugle ; et les hommes, créés à l'image de Dieu, restent des bêtes de somme à deux pattes ; - et dans le plus grand empire du monde, on discute pour savoir si une petite fraction du Revenu Journalier[60] (30 000 livres environ) pourrait ou non, au bout de treize siècles, leur revenir. Avons-nous des Gouvernants, avons-nous des Professeurs ; avons-nous eu une Église au cours de ces treize siècles ? Qu'est-ce qu'un Surveillant des âmes, un super-surveillant, un super pasteur ? Est-il quelque chose ? Dans l'affirmative, qu'il mette la main sur son cœur, et dise quelque chose !
Mais laissons tout cela, dont l'âme humaine n'arrive pas vraiment à parler courtoisement, et observons maintenant que l'Éducation ne constitue pas seulement un devoir éternel, mais est même devenue un devoir temporaire et éphémère, que les nécessités actuelles nous obligent à avoir à l'œil. Ces Vingt-quatre millions de travailleurs, si leurs affaires restent sans solution, en désordre, brûleront les meules et les métiers à tisser ; nous réduiront, nous, eux-mêmes et le monde en cendres et en ruines. Leurs affaires ne peuvent simplement pas rester sans solution, en désordre ; mais doivent être réglées, mises en ordre d'une certaine façon. Quelle intelligence sera-t-elle capable de les régler ? L'intelligence d'un Bacon, l'énergie d'un Luther, si on ne restreint pas leur force, pourraient être prises de désarroi devant une telle tâche ; un Bacon et un Luther ensemble, au poste de premier ministre à perpétuité, ne pourraient pas le faire. Aucune intelligence, grande et même immense, ne peut le faire. Qui le peut ? Seules Vingt-quatre millions d'intelligences ordinaires, enfin conscientes dans l'action ; celles-ci, bien dirigées, le peuvent. L'intelligence, en gros, c'est la reconnaissance de l'ordre dans le désordre ; c'est la découverte de la volonté de la Nature, de la volonté de Dieu ; le début de l'aptitude à se diriger selon ces préceptes. Avec une intelligence parfaite, impensable sans une moralité parfaite, le monde serait parfait ; ses efforts infailliblement corrects, ses résultats continuellement couronnés de succès, son état irréprochable. L'intelligence est comme la lumière ; le Chaos devient un Monde à son contact : fiat lux (que la lumière soit). Ces Vingt-quatre millions d'intelligences ne sont que communes ; mais ce sont des intelligences ; sérieusement dans le sujet, chacun dans sa région instruit du sujet ; chacun travaillant sans relâche, avec la fraction de lumière à sa portée, pour amener sa région à la raison. De résolutions fractionnées et de leurs conflits jaillit l'universel. La quantité précise d'intelligence que recelaient les Vingt-quatre millions, sera révélée par le résultat atteint ; cette quantité là et pas plus. Le niveau d'intelligence présent chez les individus se mesurera par la conclusion générale qu'ils exprimeront qu'il s'agisse d'une Justice et d'une Sagesse salutaires à tous, ou d'une fatale Hallucination sans fondement, d'une Chimère ne brûlant pas d'une ardeur fabuleuse !
Les Non-conformistes[61] exigent un modèle d'Éducation, l'Église s'y oppose ; ce parti s'y oppose, et celui-là ; ce sont des objections sans fin, de la part des uns et des autres : un sujet plein de difficultés, de toutes parts ! Dommage qu'il y ait des difficultés ; que la Religion, parmi d'autres, provoque des difficultés. Nous ne les atténuons pas : en réalité elles sont considérables ; dans leur présentation et leur prétention, elles sont insurmontables, navrantes pour tous les Secrétaires du Ministère de l'Intérieur. Car, en vérité, comment la Religion peut-elle être séparée de l'Éducation ? Une connaissance irrévérencieuse n'est pas une connaissance ; elle peut être un développement des facultés logiques ou manuelles tournées vers l'intérieur ou l'extérieur ; mais elle n'est pas la culture de l'âme humaine. Une connaissance qui aboutit à une stérile adulation de soi-même, à une indifférence ou un mépris pour l'Univers de Dieu sauf si le sujet est insignifiant, qu'est-ce que cela ? Le développement du travail manuel, et même aussi superficiel soit-il. Le travail manuel est néanmoins ce qu'il est, et la pratique de la plus simple logique, n'est-ce rien ? C'est déjà quelque chose ; c'est le départ indispensable de toute chose ! Les hommes sages savent qu'il s'agit d'une étape indispensable ; pas suffisante ; et lui apporteront avec joie l'élément grâce auquel elle arrivera au tout. Les hommes sages ne se querelleront pas en s'essayant à ça ; ils coopéreront avec amour en s'essayant à ça.
"Et maintenant comment enseigner la religion ?" demande alors l'Ultra-radical indigné, cité ci-dessus ; un Ultra-radical apparemment pas de l'espèce de Bentham, avec lequel, bien que son parler soit très différent, certaines gens d'Église sensées ont, nous l'espérons, quelque parenté : "Comment enseigner la religion ? En serinant des liturgies, des catéchismes, des credos ; en débitant trente-cinq et quelques articles sans discontinuer aux oreilles des petits enfants ? Amis ! Dans ce cas, pourquoi ne pas s'adresser à Birmingham, et faire fabriquer des machines, et les installer à tous les coins de rues, dans les grandes et petites artères, pour répéter et vociférer la même chose, nuit et jour sans interruption ? Le génie de Birmingham sait faire cela. Albert le Grand avait un automate en cuir qui pouvait s'exprimer clairement ; sans parler du bonhomme de Nurenberg de Martin Scribler qui pouvait raisonner aussi bien que qui vous savez ! C'est certain, Birmingham peut fabriquer des machines pour répéter les liturgies et les articles, pour faire n'importe quel exploit mécanique. Et que représentaient tous les maîtres d'école, ainsi que les prêtres et les églises, comparés à cette Église de fer de Birmingham ! Les votes de deux millions d'aides à l'Église étaient alors quelque chose. Vous commandez, pour quelque livres par têtes, autant de milliers de personnages en fer que votre subvention le permet ; et vous les fixez au moyen d'une maçonnerie adéquate dans tous les quartiers que vous voulez, pour prêcher là sans dépendre du monde. Dans les rues bruyantes, encore plus dans les quartiers endormis, troublés par des propos infidèles, vous élargissez les tuyaux à vent, renforcez le principal cylindre à vapeur ; votre personnage prêche, sur le ton désiré, pendant que vous l'alimentez en charbon ; et ne craint rien ni personne. Voilà une "extension de l'Église" ; à laquelle, si j'y croyais, je souscrirais jusqu'à mon dernier penny. -
"Vous chefs aveugles des aveugles ! Sommes-nous des Mongols Kalmouks qui prions en faisant tourner un moulin à prières ? Le Dieu Argent et les machines sont-ils les moyens de convertir les âmes humaines, comme s'il s'agissait de coton à filer ? Dieu, ainsi que Jean-Paul[62] l'a prédit, est-il vraiment devenu une force ; comme l'Éther un Gaz ! Hélas, l'Athéisme a bien eu le temps de se couvrir des vêtements du prêtre, et de pénétrer dans le sanctuaire lui-même ! L'égrenage des articles, la répétition des liturgies, tout l'argent et le matériel de Birmingham et de la Banque d'Angleterre réunis peuvent-ils donner à une âme humaine le feu du ciel, la faire passer rapidement des ténèbres de la terre à la sagesse des cieux ? Une âme n'est enflammée que par une âme. Pour "enseigner" la religion, la première chose à faire, et aussi la dernière et la seule, est de découvrir un homme qui a de la religion. Tout dépend de cela, la construction des églises, l'agrandissement des églises, tout ce qui est nécessaire suit ; sans cela rien ne suivra."
Pour notre part nous en déduisons que la méthode d'enseignement de la religion au peuple anglais est encore très en retard ; que les sages et les pieux pourraient bien se demander tristement et en silence, "Comment ajouter ce dernier élément inestimable, par lequel l'éducation devient parfaite ?" et que les insensés qui se jugent pieux pourraient répondre tout haut, "Par cette méthode-ci, par cette méthode-là", longue discussion pour peu de choses.
Mais maintenant en attendant, se pourrait-il qu'un personnage officiel adéquat fît une annonce correcte, en termes bien pesés, avec un plan bien conçu, représentant convenablement les faits. Que après treize siècles d'attente, lui le personnage officiel, et l'Angleterre avec lui, s'occupât de révéler maintenant le mystère des Lettres Alphabétiques à toutes les âmes de ce royaume ? L'enseignement de la religion était une chose qu'il ne pouvait pas entreprendre de mettre en place aujourd'hui ; ce serait le travail du jour suivant ; le travail du jour était d'enseigner l'alphabet à tout le monde. L'art miraculeux de lire et d'écrire, lui semblait le préalable indispensable à tout enseignement, la première pierre à poser pour la fondation de n'importe quel édifice, dans le domaine de l'enseignement. Que le pieux Clergé fasse diligence, que le pieux Non-conformisme fasse diligence, que tous les pieux prêcheurs et missionnaires fassent diligence, qu'ils se démènent selon leur zèle et leur qualification : lui le personnage officiel s'est levé pour l'Alphabet ; et il était même impatient, après une attente de treize siècles. Il a insisté et n'admettra aucun refus, ajournement, promesse, excuse ou subterfuge, à ce que tous les Anglais apprennent à lire. Il a interrogé tous les Anglais rationnels, de toutes croyances, classes ou couleurs, Pour savoir si sa demande n'était pas juste ; et même si celle-ci n'était pas indispensable au moment où l'Agitation et le Chartisme allaient croissant ? Ayant choisi d'inoffensifs Abécédaires en corne ; et des Maîtres capables d'enseigner la lecture, il a jugé que la simple sagacité séculaire d'une Sagesse Collective Nationale, représentée par un comité convenable, pouvait être suffisante. Il a décidé de désigner de tels Maîtres, de porter son choix sur ces Abécédaires en corne ; d'envoyer un Maître et un Abécédaire dans chaque ville, commune et hameau d'Angleterre ; de telle sorte que, d'ici dix ans, un Anglais qui ne saurait pas lire serait reconnu comme un monstre, qu'il serait vraiment !
Le plan de ce personnage officiel nous ne le présentons pas. La chose est là, avec ses réalités, et avec ses apparences et ses imitations ; un plan représentant réellement la réalité de la chose pourrait grâce à l'énergie humaine être lancé, il attend là d'être découvert et lancé. C'est à lui, le personnage officiel, et non à nous, d'élaborer un plan. Nous pouvons envisager que le Clergé et le Non-conformisme crieraient fort ; mais néanmoins que, dans la simple et séculaire sagesse du Parlement, pourrait réellement résider une perspicacité égale à celle révélée par le choix des Abécédaires en corne. Nous pensons que l'Angleterre, si elle était consultée, se résoudrait à agir en conséquence. Hélas, des subventions égales au revenu d'une seule demi-journée, en treize siècles pour un tel objectif, ne méritent pas la voix de l'Angleterre, seulement la clameur superficielle de l'Angleterre ! Des Abécédaires en corne indispensables pour la part ignorante de l'Angleterre pourraient être choisis, nous le croyons. Nous pouvons aussi concevoir que des Maîtres capables d'enseigner la lecture pourraient être sélectionnés, par une commission d'êtres rationnels, d'Oxford ou de Hoxton[63], des deux lieux ou d'aucun des deux. Nous pouvons même concevoir, comme en Prusse, qu'une pénalité, que des déchéances civiles, des pénalités et des déchéances si elles étaient jugées efficaces, pourraient être légalement infligées à tous les parents qui n'apprendraient pas à lire à leurs enfants, à tous les hommes à qui nous n'aurions pas appris à lire. Nous pouvons concevoir enfin, tant est vive notre imagination, que l'on pourrait trouver en Angleterre, in extremis, une force suffisante pour réaliser ce miracle, et qu'il se reproduise à l'avenir comme un miracle : l'enseignement de la lecture à l'Angleterre ! Des choses plus difficiles, nous le savons, ont été réalisées par des nations pas plus douées que l'Angleterre, dans le passé.
Dieu ! si, par un heureux hasard, il existait en Angleterre, un personnage officiel qui pouvait et voulait, avec un courage déterminé, après mûre réflexion, avec un regard pur, avec patience, sens pratique, en sachant que les réalités sont réelles, en sachant que les cris sont criards et paraissent réels, proposer cela, et les innombrables choses qui en découlent, - gare au Clergé ou au Non-conformisme qui se mettrait en travers du chemin de cet homme ! Arrière, vous les détracteurs ! les ténèbres et l'ignorance de l'Alphabet sont-ils nécessaires pour vous ? Réconciliez-vous avec l'Alphabet, ou quittez les lieux ! - Tout ce qui est authentique en Angleterre ne va-t-il pas peu à peu se retrouver autour de cet homme ; tout ce qui a de la force en Angleterre ? Car seules les réalités sont fortes ; les moulins à parole sont du vent ; les paroles sont des paroles, laissez les là. Tous les cris ne sont pas importants ; parmi les êtres vivants, nous l'avons constaté, le plus bruyant est celui qui a les plus longues oreilles, parmi les objets inanimés, le plus bruyant est le tambour, le plus vide. Hélas, ces personnages officiels, ainsi que nous, n'avaient pas d'yeux pour voir ce qui était réel, ce qui était simplement chimérique et qu'ils pensaient et disaient réel ! Combien de manoirs fantômes, terribles et effrayants, devrons-nous laisser là, avec leur main droite menaçante et leurs yeux comme des soucoupes d'une lueur épouvantable, pour faire simplement ce qu'ils devraient être capables de faire ! Hélas, c'est parce que nous n'étions pas nous-mêmes dans la réalité ; sinon nous aurions une vision plus juste de la réalité. Les manoirs fantômes, dans leur ultime terreur, ne sont que de pauvres imitations de cette terreur réelle, tout-à-fait réelle, qui fait partie de la Vie de tout Homme : à savoir que, toi le peureux, tu n'as que toi à redouter si tu veux vivre dans la crainte. Ce n'est que l'égratignure d'une simple halène ; ce n'est que le vol de quelques jours dans le temps ; et même toi, pauvre écervelé frémissant, tu réaliseras combien cela est réel. L'Éternité : en as-tu entendu parler ? Est-ce une réalité, ou non ? Buckingham House et St Stephen en font-ils partie, ou non ?
Mais, il nous faut maintenant aborder le second grand thème : l'Émigration. On a dit précédemment que toutes les nouvelles époques, si torturées et tumultueuses à observer, sont des "développements", la progression encore inorganisée des facultés. Cela est éminemment vrai concernant les confusions de notre époque. Le Manchester déréglé nous afflige avec ses Chartismes ; pourtant le tissage des vêtements pour les démunis n'est-il pas fondamentalement une chose tout-à-fait sacrée ? Une fois en ordre Manchester apportera le bonheur et pas l'affliction ! Les troubles, si nous les comprenons, sont au fond un simple développement que nous ne savons pas gérer ; "une nouvelle richesse que les vieux coffres ne pourront pas contenir". Comme cela est vrai, en particulier concernant l'étrange phénomène appelé "surpopulation". La surpopulation est la grande anomalie qui entraîne toutes les autres anomalies vers une crise. Une fois encore, comme à la fin de l'Empire Romain, une époque très troublée et néanmoins l'une des plus grandes, les Pays Teutons se trouvent trop peuplés. Sur une certaine bordure occidentale de notre petite Europe, il y a plus d'hommes que prévus. Entassés là le long de la côte occidentale, et sur deux cent miles vers l'intérieur, la "marée de population" monte trop haut, et se trouble un peu ! Surpopulation ? Et alors, si cette petite bordure de l'Europe occidentale est surpeuplée, n'y a-t-il pas partout ailleurs une Terre totalement disponible qui nous appelle, Venez et cultivez moi, venez et récoltez ! Peut-il être mauvais que sur une Terre telle que la nôtre il y ait de nouveaux Hommes ? Considérés comme des marchandises, comme des machines à travailler, existe-t-il à Birmingham ou ailleurs une machine d'une telle valeur ? "Ciel ! un Européen blanc, se tenant sur ses deux jambes, avec deux Mains à cinq doigts au bout des poignets, et une Tête miraculeuse sur les épaules, a une valeur considérable, dirait-on !" Le stupide Africain noir rapporte de l'argent sur le marché ; le cheval le plus stupide avec ses quatre pattes rapporte de l'argent ; - c'est nous qui ne connaissons pas encore l'art de gérer notre Européen blanc !
Les controverses sur Malthus et le "Principe de Population", le "Contrôle Préventif" et ainsi de suite, dont on rebat les oreilles du public depuis longtemps, sont déjà suffisamment tristes. Ennuyeux, imperturbable, maussade, sans espoir pour ce monde ou le suivant, voilà tout ce qu'inspire le contrôle préventif ou son refus. Les Anti-Malthusiens citant leur Bible contre des faits palpables ne sont pas un agréable spectacle. Par ailleurs, combien de fois avons-nous lu chez les bienfaiteurs malthusiens de l'espèce : "Les travailleurs tiennent leur destin entre leurs propres mains ; qu'ils diminuent l'offre des travailleurs, et bien sûr la demande et la rémunération augmenteront !" Oui, qu'ils diminuent l'offre : mais qui sont-ils ? Ce sont vingt-quatre millions d'individus, répartis sur cent dix huit mille miles carrés d'espace au moins ; filant, creusant, martelant, travaillant le bois ; chacun étant inconnu de son voisin ; chacun étant distinct dans sa propre peau. Ils ne sont pas un genre de personnage qui peut prendre une décision, et agit en conséquence, très facilement. L'élégante Sally de notre ruelle se révèle beaucoup trop fascinante pour le vigoureux Tom de la vôtre : peut-on prier Tom de marquer un arrêt, et d'évaluer d'abord la demande de travail dans l'Empire Britannique ? Et même, si Tom décidait de renoncer à son immense bonheur de vivre, à ses bagarres et ses conquêtes comme Saint François d'Assise[64], qu'est ce que cela lui rapporterait, à lui et à nous ? Sept millions des meilleurs paysans ne renoncent pas, mais agissent pour le moins brusquement ; et avec des Hiberniens au visage bleui à la place d'honnêtes Saxons fils de Tom et de Sally, la fin dernière de ce pays est pire que le début. O merveilleux prophètes malthusiens ! Les millénaires arriveront inévitablement, d'une façon ou d'une autre : mais verrons-nous, selon vous, vingt millions de travailleurs se mettre simultanément en grève dans cette région ; prenant, dans des syndicats universels, la résolution d'arrêter de se reproduire jusqu'à ce que le marché du travail soit satisfaisant ? De jour comme de nuit ! ils étaient pourtant inattaquables ; invincibles que se soit par la loi ou la guerre ; ils pouvaient dicter leurs conditions aux classes les plus riches, et défier le monde !
Plus rationnelle est cette variante d'autres bienfaiteurs de l'espèce, qui conseillent d'installer dans chaque paroisse, en un point central, à la place du Pasteur de la Paroisse, un Exterminateur paroissial ; ou disons un Réservoir d'Arsenic, entretenu aux frais de l'État, accessible à tous les paroissiens ; pour une telle Église les contributions ne seraient probablement pas mesquines. - Ah, il est amer de plaisanter sur un tel sujet. Notre cœur souffre à la vue du chaos désolé, de la vallée de Jéhosophat[65], jonchée des membres et des âmes de nos amis humains ; et aucune voix divine, uniquement les cris des vautours affamés, des corbeaux aux augures indistincts, des perroquets aux yeux d'écailles qui parlent pour déclarer, Laissez vivre ces os !
La Divine Comédie de Dante est désignée comme le plus triste des livres : protestation transcendante de la plus noble des âmes ; expression d'une douleur infinie, divine, indescriptible, implacable et contestation du monde. Mais dans Hollywell Street, il n'y a pas longtemps, nous avons acheté, pour trois pence, un livre encore plus lugubre : le Pamphlet de "Marcus", que son pauvre éditeur et imprimeur chartiste appelle l'"Auteur du Démon". Ce Pamphlet de Marcus était le livre auquel faisait allusion Stephens le Chartiste Prêcheur[66], dans l'une de ses harangues : cela prouve bien qu'un tel livre existait ; il est là, "Imprimé par John Hill, Black-horse Court, Fleet Street, et réimprimé maintenant pour l'éducation des travailleurs, par William Dugdale, Hollywell Street, Strand", l'éditeur chartiste enragé qui vous le vend pour trois pence. Nous avons lu Marcus ; mais sa tristesse n'est pas divine. Nous espérions qu'il s'était arrangé pour être divertissant : eh non, c'est la tristesse garantie ; lugubre comme la mort elle-même. Marcus n'est pas un auteur démoniaque du tout : il est un bienfaiteur de l'espèce à sa façon ; il s'est penché intensément sur les malheurs du monde, depuis sa tour d'observation Benthamo-Malthusienne, sous un Ciel terne comme le fer ; et recommande maintenant, de façon tout-à-fait intarissable, d'une manière traînante, nasillarde, détournée, très triste, pourtant au fond expéditive et positive, que l'on extermine tous les enfants des travailleurs, après le troisième, au moyen d'une "mort sans souffrance". Les gaz de charbon et d'autres méthodes existent. Les mères devraient être consentantes, être amenées à l'être. Trois enfants seraient gardés en vie ; ou peut-être, les calculs de Marcus ne sont pas encore parfaits, deux et demi. Il y aurait de "beaux cimetières avec des colonnades et des parterres de fleurs", dans lesquels les matrones patriotes infanticides feraient le soir de délicieuses promenades contemplatives ; et montreraient combien elles furent patriotes, combien le monde est joyeux et fleuri.
Tel est le modèle de Marcus ; c'est ce qu'il pouvait, pour sa part, proposer pour panser les malheurs du monde. Un bienfaiteur de l'espèce, clairement identifiable comme tel : le scientifique le plus triste que nous ayons jamais rencontré dans ce monde ; plus triste même que le poète Dante. Sa douleur n'a rien de divine ; elle est plus triste. L'éditeur chartiste, aussi triste soit-il, l'appelle un auteur démoniaque, et un homme à la solde des Rapporteurs de la loi sur les Pauvres. Quel monde sombre, impie, inutile, pour notre joyeuse Angleterre, de tels pamphlets et de tels éditeurs laissent-ils présager ! Le Laissez-faire et Malthus, Malthus et le Laissez-faire : ces deux là ne devaient-ils pas se séparer finalement ? Ne pouvions-nous pas espérer que tous deux finissaient de délivrer leur message maintenant, et étaient prêts à suivre leurs chemins ?
Assez parlé de la "mort sans souffrance", d'autres sont dans un monde où les forêts canadiennes sont toujours debout, les prairies et les plaines sans limite n'ont pas été déchirées par la charrue ; l'ouest et l'est aux grands espaces verts incultes n'ont pas encore blondi sous le blé ; et à notre petit coin occidental surpeuplé, notre Planète Terre, dont les neuf dixième sont encore libres ou occupés par des nomades, crie encore, Venez et cultivez-moi, venez et récoltez ! Et dans une Angleterre avec des richesses, des moyens de transport, qu'aucune nation n'a jamais connus auparavant. Avec des navires ; avec des navires de guerre rouillant faute d'utilisation, qui, s'ils étaient invités à bouger et à ne pas rouiller, pourraient sillonner tous les océans. Avec des hommes qualifiés, instruits en théorie et en pratique, pour administrer et agir ; des Avocats sans cause, un Clergé sans service, des Savants désœuvrés, s'ennuyant dans tous les tribunaux, se cachant dans d'obscures mansardes, assiégeant toutes les antichambres, ayant le besoin véhément d'uns seule chose, de Travail ; - avec autant d'Employés de bureau à demi-salaire occupant deux postes, et s'épuisant à des occupations misérables, que pourrait en conduire une armée d'Émigrants plus grande que celle de Xerxès ! Le Laissez-faire et Malthus doivent vraiment se séparer. N'est-ce pas comme si notre Europe, enflant, bouillonnant, infatigable, allait, une fois de plus, connaître un développement sans précédent ; luttant, luttant comme un arbre majestueux à nouveau sur le point de s'épanouir sous l'étreinte de l'été, et d'étendre ses immenses rameaux feuillus pour couvrir toute la terre ? Une maladie ; mais la plus noble de toutes - comme la femme qui souffre des douleurs de l'enfantement, mais souffre pour être mère, et dit, Regardez, un nouvel homme est né !
"Bien vrai Gold-Hofrath", s'exclame un éloquent satiriste allemand de ma connaissance, dans son étrange livre[67], "Bien vrai Gold-Hofrath : vraiment trop peuplé ! Pourtant quelle portion de cet immense Globe Terrestre avez-vous réellement cultivée et creusée jusqu'à maintenant ? Quelle est la densité de la population dans les pampas et les savanes d'Amérique ; autour de l'ancienne Carthage, et dans l'intérieur de l'Afrique ; sur les pentes de la chaîne de l'Altaï, sur le plateau central d'Asie ; en Espagne, en Grèce, en Turquie, en Crimée tatare, dans le Curragh of Kildare ? Un homme, en un an, d'après ce qu'on dit, s'il dispose de la terre, se nourrira lui-même et neuf autres personnes. Hélas, où sont maintenant les Hengst et Alaric[68] de notre Europe encore rayonnante et en expansion ; quels sont ceux qui, leur demeure étant devenue trop petite, s'enrôleront et, comme des colonnes de feu, avanceront en guidant les masses innombrables d'une invincible force vitale ; armés, non pas d'arcs et de chariots de guerre cette foi-ci, mais de machines à vapeur et de socs de charrue ? Où sont-ils ? Ils sauvent leurs mises !"
Translated by Lady MIC, Février 2002
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apologie par P. Larousse - 1867
CARLYLE Thomas, célèbre philosophe et publiciste anglais, né près d'Ecclesechan, dans le Dumfriesshire, en 1795. Après avoir reçu les premiers éléments de l'instruction dans sa paroisse, il alla se préparer aux cours de l'université, à l'école de grammaire d'Annan. Il passa ensuite sept années scolaires à Edimbourg, et c'est là tout ce que l'on sait de sa vie universitaire. Nous devons croire, d'après l'étude de son caractère et de ses œuvres, qu'il prit de bonne heure l'habitude de vivre beaucoup avec ses propres pensées, et que son génie est plutôt né d'une grande concentration intellectuelle que des leçons qu'il reçut dans sa jeunesse. On sait cependant que Carlyle se distingua d'abord dans l'étude des mathématiques comme un fervent disciple de Leslie ; que, pendant les quelques années qui suivirent sa sortie de l'université, il fut nommé professeur de sciences exactes dans un collège du Fifeshire, et qu'en 1823 il devint gouverneur de M. Buller. On avait d'abord destiné le jeune Carlyle à l'état ecclésiastique ; mais ses vues touchant la religion se modifièrent considérablement pendant le cours de ses études, et ses goûts le portèrent de plus en plus vers l'étude de la littérature. Il débuta dans la carrière d'homme de lettres par un assez grand nombre d'articles qu'il fournit à Edinburgh Cyclopœdia de Brewster, principalement sur Montesquieu, Montaigne, Nelson et les deux Pitt, articles qui n'ont pas été réimprimés dans ses œuvres complètes. Vers la même époque, il traduisit la Géométrie de Legendre, à laquelle il ajouta un essai sur les proportions. La première partie de sa Vie de Schiller parut dans le London Magazine, en 1823 ; elle fut achevée en 1825, et publiée aussitôt en volume. Cette biographie fut, bientôt après, traduite en allemand, et Gœthe, dont les œuvres avaient exercé déjà une si grande influence sur celles du jeune auteur, lui fit l'honneur de la faire précéder d'une préface élogieuse. La traduction des Années d'apprentissage, de Wilhem Meister, fut publiée par Carlyle, en 1824 ; elle fut vivement attaquée dans le London Magazine par un écrivain célèbre, mais dont la critique n'a pas été toujours exempte de partialité ni même d'injustice ; nous avons nommé Jeffrey, qui fut cependant obligé, tout en attaquant le livre, de rendre justice à l'élégance et à la fidélité de la traduction. Carlyle se maria en 1825 et se retira vers cette époque à sa ferme de Craigenputtoch, dans le Dumfriesshire, où il s'occupa paisiblement, durant quelques années, de littérature et de philosophie. Nous trouvons d'intéressants détails sur le genre de vie qu'il menait alors, dans une lettre adressée à Gœthe, avec lequel il entretenait une amicale correspondance. "Rousseau eût été aussi heureux ici que Bernardin de Saint-Pierre sur son île. Mes amis de la ville attribuent mon séjour dans cette ferme à une semblable disposition d'esprit et n'en présagent rien de bon ; cependant je n'y suis venu que dans le but unique de simplifier ma vie et de m'assurer une indépendance qui me permît de ne jamais mentir à mon caractère. Ce coin de terre est le mien ; ici je puis vivre, écrire et penser à ma guise, Zoïle lui-même devînt-il l'autocrate de la littérature. Des fenêtres de ma demeure, je découvre, à une journée de marche vers l'ouest, l'éminence où sont les restes du camp d'Agricola. C'est au pied de cette colline que je suis né ; c'est là que mon père et ma mère m'entourèrent de leur tendre affection... La seule œuvre de quelque importance que j'aie écrite depuis que je suis ici, c'est un Essai sur Burns." Vers 1827, Carlyle devint collaborateur de la Revue d'Edimbourg, et son premier article fut consacré à J.-P. Richter. À partir de ce moment, il écrivit assidûment, pour cette revue, pour la Foreign Quarterly et le Fraser's Magazine, ces séries d'articles critiques, qui ont été réimprimés sous le titre de Miscellanées. Ceux qu'il a consacrés au comte de Cagliostro et à l'affaire du collier servent en quelque sorte de préface à sa Révolution française. Ce dernier ouvrage parut en 1837, et fit sortir de l'obscurité le nom jusqu'alors peu connu de Carlyle. Sartor resartus, tel est le titre de cette œuvre si originale, écrite en 1830 et refusée par tous les éditeurs, fut alors imprimé dans le Fraser's Magazine (1838), et plaça d'un seul coup son auteur au premier rang des penseurs modernes. Le Chartisme parut l'année suivante. Cependant Carlyle, qui venait de quitter pour Londres sa chère résidence, allait bientôt se distinguer d'une autre façon. En 1837, il fit une série de conférences sur la littérature allemande et sur l'histoire de la littérature en général ; ces leçons eurent un grand succès. En 1837, il fit un cours sur les Révolutions de l'Europe moderne, qui ne fut pas moins suivi, et qui détermina ses curieuses conférences sur le Culte des héros, depuis réunies en volume. Le Passé et le présent fut publié en 1843, et les Lettres et discours d'Olivier Cromwell en 1845. Ces deux ouvrages, souvent réimprimés, contribuèrent encore à augmenter la réputation de leur auteur. En 1850, parurent les Pamphlets du dernier jour, et, l'année suivante, la Vie de John Sterling. Enfin, les deux premiers volumes de son grand ouvrage sur Frédéric II, encore en cours de publication (1865), parurent en 1858. Les essais de Carlyle sur la littérature allemande ouvrent une ère nouvelle dans l'histoire de la critique. Les écrivains qui contribuèrent à la fondation de la Revue d'Edimbourg apportèrent dans leur tâche beaucoup de goût et de jugement, toutes les fois que les œuvres qu'ils eurent à critiquer leur permirent d'appliquer les règles qu'ils avaient posées pour critérium de leurs décisions ; mais leur critique fut insuffisante en face des œuvres d'une littérature nouvelle, parce qu'au lieu de s'efforcer d'en pénétrer l'esprit et d'en découvrir les beautés, ils préférèrent proscrire avec intolérance tout ce qui n'était pas conforme aux règles qu'ils s'étaient faites. En effet, c'est un des premiers principes du critique moderne de se mettre, autant que possible, aux lieu et place de l'auteur qu'il s'agit de juger. C'est surtout à l'influence exercée par les Miscellanées de Carlyle, dont les trois quarts sont consacrés à la littérature allemande, que l'Angleterre doit une connaissance plus approfondie des beautés de cette littérature. À la fin d'un de ces essais, Carlyle a donné quelques conseils que tout critique devrait graver dans son esprit, et qui étaient surtout utiles à l'époque où il les formulait. Son premier axiome est qu'il faut, avant tout, se livrer à une étude très attentive, pour arriver à comprendre parfaitement tout ouvrage qui mérite une critique. En effet, lorsqu'on étudie les œuvres de Carlyle, rien ne frappe davantage que le soin qu'il met à rendre sa pensée. On voit qu'il n'a commencé sa tâche qu'avec la résolution arrêtée d'y consacrer toute la puissance de son attention, et que, non content d'être parfaitement maître de son sujet, il veut encore faire passer dans l'esprit de ses lecteurs cette satisfaction intime, qui naît de la parfaite intelligence d'une œuvre quelconque. C'est là le secret de Carlyle en tant que critique, et c'est à ce mode de procéder qu'est principalement dû l'intérêt qu'il sait répandre sur les œuvres qu'il étudie. De plus, il possède toutes les qualités secondaires d'un bon critique : il sait distinguer l'essentiel de l'accidentel, ce qu'il faut laisser de côté et ce dont il faut se souvenir, ce qu'on peut dire et ce qu'il faut taire, où il faut commencer et quand on doit s'arrêter. Non seulement ses biographies de Schiller et de Sterling, mais ses moindres notices, sont plus complètes et plus intéressantes souvent que de volumineux mémoires. Il fait preuve, dans sa prose, de cette imagination pénétrante qui distingue les grands poètes, et, circum prœcordia ludens, sait mettre en relief les traits les plus ténus en apparence et les moins saillants des hommes dont il retrace la vie. Son désir intime et constant de trouver partout le bien le rend plus capable que tout autre d'apprécier ceux dont il diffère le plus par ses idées et par ses croyances. Cela nous explique comment un enfant des basses terres d'Ecosse, bercé par les vieilles ballades nationales, a pu écrire le meilleur essai que l'on possède sur Robert Burns, et comment son esprit affamé de liberté a si bien su peindre ses congénères dans Johnson, Luther, Mirabeau et Francia. Enfin, lorsqu'il porte le flambeau de sa critique sur des noms tels que Voltaire, Diderot et Novalis, nous n'admirons pas moins la flexibilité et la force de son génie. Carlyle nous révèle sa manière d'envisager l'histoire, lorsqu'il la définit : une mine inépuisable de biographies. Rien de plus caractéristique que cette tendance vers l'individualisme et cette aversion pour les abstractions politiques ou morales, qu'il tend toujours à ramener au concret, au simple et au défini. Les autres écrivains ont amalgamé des biographies dans leurs récits historiques ; Carlyle, au contraire, condense l'histoire dans des monographies. Sa Révolution française, que l'on a comparée à un poème épique, est la plus haute expression de ce système. Ce grand mouvement national y est en quelque sorte peint dans les figures de ses principaux chefs, que Carlyle a exhumées pour ainsi dire et rendues à la vie, en leur attribuant le caractère qui leur convient. Dans ces portraits, dont quelques-uns sont incomplets ou fautifs, par l'absence de documents sérieux, Carlyle se montre avant tout un artiste sublime, bien qu'inégal. Mais lorsqu'il traite un sujet national, dans son Cromwell, par exemple, il est inimitable dans sa manière de manifester le caractère de son héros, ne racontant des événements que ceux qui sont en connexion intime avec lui et laissant les autres à l'arrière-plan. Jamais oeuvre n'a plus complètement bouleversé les jugements de l'histoire que ce dernier livre. Les vieilles accusations d'hypocrisie, de fanatisme et d'ambition y sont réfutées par Cromwell lui-même, au moyen de ses lettres que la patience et le génie de son éditeur ont rassemblées, mises en ordre, et qui, opposées aux faits témérairement avancés, ont jeté un jour si nouveau sur cette grande figure du protecteur. L'Histoire de Frédéric II est encore une preuve de cette même puissance de revivification. Dans l'introduction, qui nous fait traverser les phases les plus embrouillées de l'ancienne histoire de la Prusse, Carlyle est parvenu a exciter l'intérêt en faisant défiler devant nos yeux toute une galerie d'illustres Germains. Dans la suite de l'œuvre, les portraits d'hommes, et de femmes sont frappants de vérité. On voit Frédéric à Sans-Souci, avec son chapeau retroussé, ses singuliers yeux gris et sa badine à la main ; on voit Sophie-Charlotte, avec sa grâce, son esprit, son goût pour la musique ; Wilhelmine et ses livres ; Seckehdorf et Grumkow ; George 1er et la chambre de Barbe-Bleue ; le vieux Dessauer ; Auguste, le faiseur de prouesses ; Voltaire ; Algerotti, etc. Toutes ces apparitions rétrospectives témoignent du respect de Carlyle pour la fidélité historique et de l'ardeur qu'il met à pénétrer dans les entrailles mêmes du sujet. Mais le style surtout de ce grand écrivain, bien qu'on ne puisse guère le proposer comme modèle, exerce sur le lecteur une étrange fascination. Dédaignant les règles de l'école, il procède par bonds, frappant l'esprit comme par des chocs électriques, par de soudains éclairs de génie. Ce qui lui est particulier, c'est que chez lui il y a une alliance tellement intime entre son style et la pensée du moment, que certaines pages du même volume sembleraient être écrites par des hommes différents, si l'on ne reconnaissait au fond un génie supérieur, ne s'écartant point du but auquel il tend, mais y arrivant par des moyens qui lui sont propres. Carlyle fait peu de cas des périodes arrondies et de la régularité des syllogismes ; il préfère les phrases courtes, vives, coupées, frappantes. De là son goût pour les répétitions, son abus de ce qu'en termes d'école on appelle epea pteroenta (paroles ailées). De toutes les qualités du génie de Carlyle, la plus insaisissable, la plus protéenne est son humour, aussi subtil que celui de Cervantes, plus humain que celui de Swift et non moins exubérant que celui de Jean-Paul Richter. C'est un mélange de rires et de larmes, un sentiment intime des contrastes et des contradictions du temps présent, une sorte de double vue, dont l'une perçoit le côté triste et amer des choses, l'autre le côté risible. Il emploie volontiers et avec succès cette ironie socratique qui consiste à forcer un adversaire à se réfuter lui-même, par une série de questions habilement posées. Enfin, en humour, il est l'égal de Sterne, qu'il surpasse par la sensibilité ; car la sensibilité est encore une des faces du véritable humour. Il y a autant de sympathie profonde dans son rire que dans ses larmes, et, par des transitions inattendues, il passe brusquement d'une moquerie à un accès d'attendrissement. Il a des railleries à l'emporte-pièce pour les vices et les sottises, une miséricordieuse compassion pour toutes les douleurs. Tel est le Teufelsdrockh, personnage énigmatique, incroyable mélange de haine et d'amour, dont les ricanements finissent dans un sanglot. Il nous reste à considérer Carlyle comme penseur et comme philosophe, et ce n'est pas la moindre partie de notre tâche, si l'on considère le rang qu'il a pris en Europe et l'influence que ses œuvres ont exercée, sans préjudice de l'avenir qui leur est réservé. Le propre de Carlyle, comme de tout esprit mystique, c'est de découvrir en toute chose un double sens. Pour lui, les textes comme les objets sont susceptibles de deux interprétations : l'une, matérielle, accessible à tous, bonne pour le courant de la vie ; l'autre, sublime, cachée au plus grand nombre, propre à la vie idéale. Quelques extraits significatifs le feront mieux connaître à cet égard que cent pages d'explications. "Aux yeux de la vulgaire logique, dit-il dans ce livre étrange qu'il intitule Sartor resartus, qu'est-ce que l'homme ? Un bipède omnivore qui porte des culottes. Aux yeux de la raison pure, qu'est-il ? Une âme, un esprit, une divine apparition. Il y a un moi mystérieux caché sous ce vêtement de chair." Pour Carlyle, le langage, la poésie, les arts, l'Église, l'État ne sont que des symboles. Qu'y a-t-il sous toutes ces vaines apparences ? Quelle notion de la divinité nous apportent-elles ? Nul ne le sait, répond-il ; la création s'étale devant nous comme un glorieux arc-en-ciel ; mais le soleil qui le fait reste derrière nous, hors de notre vue. Nous n'en avons que le sentiment, nous n'en avons pas l'idée. Nous sentons que cet univers est beau et terrible, mais son essence restera sans nom. D'où venons-nous ? où allons-nous ? Les sens ne répondent pas ; seulement nous savons que c'est d'un mystère à un autre mystère et de Dieu à Dieu. Nous découvrons en nous quelque chose de plus haut que l'amour du bonheur, l'amour du sacrifice ; voilà la partie divine de notre âme. Nous apercevons en elle et par elle le Dieu, qui, autrement, nous resterait toujours caché ; nous perçons par elle dans un monde inconnu et sublime. Il y a un état extraordinaire de l'âme par lequel elle sort de l'égoïsme, renonce au plaisir, ne se soucie plus d'elle-même, adore la douleur, comprend la sainteté. Cet obscur au delà que les sens n'atteignent point, que la raison ne peut définir, que l'imagination figure comme un roi et comme une personne, c'est la sainteté, c'est le sublime. Le héros y habite ; il y vit dans cette sphère intérieure des choses, dans le vrai, dans le divin, dans l'éternel, qui existe toujours, invisible à la foule, sous le temporaire et le trivial ; son être est là, sa vie est un fragment du cœur immortel de la nature." La vertu est une révélation, l'héroïsme est une lumière, la conscience une philosophie, et l'on expliquera en un mot ce mysticisme moral en disant que, pour Carlyle, la divinité, c'est un mystère dont le nom est : idéal. "Cette faculté d'apercevoir dans les choses le sens intérieur, dit M. Taine, et cette disposition à rechercher dans les choses le sens moral ont produit en lui toutes ses doctrines, et d'abord son christianisme. Ce christianisme est fort libre ; Carlyle prend la religion à l'allemande, d'une façon symbolique. C'est pourquoi on l'appelle panthéiste, ce qui, en bon français moderne, signifie fou ou scélérat [!]... Il considère le christianisme comme un mythe dont l'essence est l'adoration de la douleur." Voulez-vous connaître son sentiment sur les religions en général ? Il les accueille toutes. "La seule qui soit détestable est celle d'où le sentiment s'est retiré, qui ne consiste qu'en cérémonies apprises, en répétition machinale de prières, en profession décente de formules qu'on n'entend pas (attaque directe de l'hypocrisie religieuse de l'Angleterre). La vénération profonde d'un moine du XIIème siècle, prosterné devant les reliques de saint Edmond, valait mieux que la piété de convenance et la froide religion philosophique d'un protestant d'aujourd'hui. Quel que soit le culte, c'est le sentiment qui lui communique toute sa vertu, et ce sentiment est le sentiment moral... Toute religion est venue ici-bas pour nous rappeler plus ou moins bien ce que nous savons déjà plus ou moins bien, à savoir qu'il y a une différence absolument infinie entre un homme de bien et un homme méchant, pour nous ordonner d'aimer l'un infiniment, d'abhorrer et d'éviter l'autre indéfiniment, de nous efforcer indéfiniment d'être l'un et de n'être pas l'autre." Quelle est maintenant sa notion de l'histoire ? Elle repose tout entière sur la théorie des hommes providentiels, des héros, funeste doctrine, qui, individualisant, précisant cette pensée allemande, que chaque période de civilisation a son idée, son trait caractéristique, incarne cette idée, ce sentiment dans un héros. "L'histoire universelle, dit Carlyle, l'histoire de ce que l'homme a accompli dans le monde, est au fond l'histoire des grands hommes qui ont travaillé ici-bas... Toutes les choses que nous voyons debout dans le monde sont proprement le résultat matériel extérieur, l'accomplissement pratique des pensées qui ont habité dans les grands hommes envoyés au monde. L'âme de l'histoire entière du monde, ce serait leur histoire... C'est pour cela que le culte des héros est, à cette heure et à toutes les heures, la puissance vivifiante de la vie humaine ; la religion est fondée là-dessus ; toute société s'y appuie ; car qu'est-ce proprement que la loyauté, qui est le souffle vital de toute société, sinon une émanation du culte des héros, une admiration soumise pour ceux qui sont vraiment grands ?" - "De là, dit fort justement M. Taine, une façon nouvelle d'écrire l'histoire. Puisque le sentiment héroïque est la cause du reste, c'est à lui que l'historien doit s'attacher ; puisqu'il est la source de la civilisation, le moteur des révolutions, le maître et le régénérateur de la vie humaine, c'est en lui qu'il faut observer les révolutions et la vie humaine." De là au principe autoritaire, il n'y a pas loin. Aussi Carlyle, dans son Histoire de Cromwell, qui est son chef-d'œuvre, nous impose-t-il son héros pour modèle et ne juge-t-il le passé et le présent que d'après cette incarnation du puritanisme. "C'est pour cela, dit encore M. Taine, qu'il n'a vu que le mal dans la Révolution française... Il y cherche le sentiment puritain, et comme il ne l'y trouve pas, il nous condamne... Ce puritanisme outré, qui a révolté Carlyle contre la Révolution française, le révolte contre l'Angleterre moderne." En effet, il s'élève avec véhémence, dans ses divers pamphlets, contre cette tendance de son pays vers le mercantilisme et l'abandon de l'idéal, du sentiment moral. "Nous ne croyons qu'aux statistiques... Nous avons des richards, des industriels, des banquiers, qui prêchent l'Évangile de l'or, et nous avons des gentlemen, des dandys, des seigneurs qui prêchent l'Évangile du savoir-vivre... Notre enfer n'est plus, comme sous Cromwell, la terreur d'être trouvés coupables devant le juste juge, mais la crainte de faire de mauvaises affaires ou de manquer aux convenances... Notre gouvernement n'a autre ambition que de maintenir la paix publique et de faire rentrer l'impôt... Notre parlement est un grand moulin à paroles, où les intrigants s'époumonent pour arriver à faire du bruit." Carlyle menace l'Angleterre des quinze cent mille ouvriers qui resteront sans pain le jour où elle cessera de vendre le coton moins cher que les autres pays. Ce tableau est d'une vérité saisissante, et nous l'avons déjà tracé plus longuement dans notre article Angleterre ; mais quel est le remède préconisé par le penseur contre une pareille éventualité ? "Il faut, dit-il, que l'Angleterre découvre le moyen d'appeler au pouvoir les plus vertueux et les plus capables, qu'elle leur remette sa conduite, au lieu de leur imposer ses caprices ; qu'elle ait enfin reconnu son Luther et son Cromwell, son prêtre et son roi." Etrange remède que celui qui consiste à présenter comme issue à de semblables maux le fanatisme ou la tyrannie ! Telle est pourtant, en résumé, toute la doctrine politique de cet esprit étrange, sublime, maladif, génie tourmenté, produit hybride du puritanisme et de l'idéalisme allemand. Nous n'avons pu, dans cet article relativement long, qu'esquisser cette figure si importante par l'influence qu'elle exerce déjà dans les esprits ; mais nous renverrons le lecteur curieux, de l'approfondir aux œuvres mêmes du penseur, puis aux belles études de MM. Taine et John Nichol.
Translated by Lady M.
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[1] "Le Chartisme" fut écrit en 1839, époque de considérable agitation publique pour soutenir la Charte, en particulier le principe du suffrage universel. Carlyle proposa d'abord son ébauche d'essai à Mill, alors éditeur de la Westminster Review ; mais celui-ci la lui retourna et entra en négociation avec la Quarterly Review, le principal journal conservateur (tory). Carlyle prédit alors que son essai ne trouverait sa place dans aucune revue ; cela s'avéra juste puisque l'article dans sa forme définitive lui fut refusé par la Quarterly Review. "Le Chartisme" parut à compte d'auteur en décembre 1839 (daté de 1840).
[2] La Pétition Nationale pour la promulgation des six points de la Charte - suffrage universel masculin, circonscriptions électorales égales, suppression de la clause de propriété pour les membres, rémunération des parlementaires, scrutin secret et élections générales annuelles - fut présentée au Parlement en 1839, débattue et rejetée. La description donnée par Carlyle concernant le transport de la Pétition au Parlement est exacte, étant donné le grand nombre de signatures.
[3] Ministère de Réforme : Pendant neuf ans après la Loi de Réforme de 1832, les Whigs restèrent au pouvoir, sauf pendant quelques mois en 1834. La référence de Carlyle au Ministère de Réforme paraît s'appliquer à la période de la domination des Whigs, en particulier au second mandat de Lord Melbourne, qui gouverna de 1835 à 1841.
[4] Pègre de Glasgow : Carlyle fait référence ici aux révélations relatives aux pratiques des syndicats qui suivirent la grève des filatures de coton de Glasgow en 1837. Une Commission Spéciale, mise en place en 1838 après la grève, révéla de nombreux exemples d'intimidations secrètes de la part des syndicalistes.
[5] Les rassemblements et les défilés aux flambeaux étaient une méthode populaire dans le mouvement chartiste. Le 4 juillet 1839, le Maire de Birmingham, avec l'appui des forces de police de Londres, tenta de disperser une réunion chartiste au Bull Ring. Il fallut faire appel aux troupes pour renforcer le pouvoir civil. Les "émeutes de Swing" étaient le nom donné aux destructions de machines et aux incendies allumés par les travailleurs agricoles en 1830, "Captain Swing" étant la signature fréquemment utilisée dans les lettres de menace annonçant ces incidents.
[6] Sténographie des débats au parlement britannique.
[7] Hérodote. "Histoires", Livre IV.
[8] Adaptation selon Carlyle du proverbe, "quand le fou pense, la cloche sonne".
[9] "Essai sur les moyens de s'assurer contre les accidents…" Londres, Charles Knight et Cie, 1836. le Dr Heysham, médecin et philanthrope de Carlisle, a rassemblé les statistiques concernant les naissances, les mariages, les maladies et les décès à Carlisle de 1779 à 1788. Ces statistiques ont été publiées pour la première fois en 1797.
[10] L'Amendement de la Loi sur les Pauvres (1834) précisait que, sauf circonstances particulières, les sains de corps ne pouvaient pas recevoir de secours extérieur. Il mettait en place une nouvelle autorité centrale, les Rapporteurs de la Loi sur les Pauvres, vis-à-vis desquels les bureaux de Tuteurs nouvellement élus étaient responsables, retirant ainsi cette responsabilité aux membres des paroisses qui en avaient traditionnellement la charge. Les Rapporteurs publiaient une série de rapports d'activité annuels, mais les avantages d'un système plus cohérent et centralisé ont été compromis par l'application sans discernement des principes relatifs à l'attribution de l'aide sociale, qui ont plus ou moins transformé les bagnes ouvriers (workhouse) en prisons surpeuplées, appelés, par les occupants eux-mêmes, des "Bastilles".
[11] "La Révolution Française". L'Œil-de-Bœuf était une galerie de Versailles, fréquentée par les membres de la Cour.
[12] Les Targums sont des commentaires aramaïques de l'Ancien Testament ; Carlyle y fait évidemment référence avec ironie.
[13] La Loi 43 d'Élisabeth a servi de base à la Loi sur les Pauvres qu'elle a remplacée en 1834. Son principe de gouvernement était le "Droit au Travail", c'est-à-dire le droit, pour les chômeurs valides, à un travail, éventuellement financé par un impôt pour les pauvres. Seuls ceux qui refusaient de travailler étaient placés dans des établissements adéquats. Malheureusement, le système a dégénéré jusqu'à devenir un moyen de subventionner la loi sur les salaires agricoles ; de plus, le travail offert était souvent une formalité et le "Droit au Travail" s'est transformé en "Droit à l'Assistance".
[14] Robert Burns : poète écossais (1759-1796).
[15] Rapport de la Commission de la Loi sur les Pauvres.
[16] Strigul : Richard Strongbow, "Lord of Strigoil", qui fut invité en Irlande en 1170 par Dermot, Roi de Leinster. Lui succéda Henri II en 1171, et l'engagement politique anglais en Irlande peut être daté de ces événements.
[17] Les travailleurs irlandais, venus en Angleterre comme immigrants saisonniers au début, devinrent un phénomène social ordinaire qui prit de l'ampleur en 1830-1840. Ils servaient souvent de source de main d'œuvre bon marché, en particulier dans les villes industrielles, situation qui leur amena une hostilité considérable de la part de la classe laborieuse.
[18] Milesius : roi légendaire d'Irlande.
[19] Guillaume d'Orange, roi d'Angleterre de 1689 à 1702, connut de constantes difficultés en Irlande.
[20] Jelinger C. Symons publia en 1839 un livre intitulé "Arts et artisans : Aperçu sur le progrès des manufactures étrangères", dans lequel il parlait des différences des niveaux des salaires.
[21] Tophet : dans l'Ancien Testament, lieu des sacrifices à Moloch.
[22] Phalaris, tyran de Sicile (VIème siècle avant Jésus-Christ), faisait griller ses victimes vivantes dans un taureau de bronze.
[23] Chevalerie de Ste Vehme : système de tribunaux irréguliers et secrets se tenant en Allemagne, en particulier en Wesphalie, au XIVème et XVème siècles.
[24] Entrée des potences.
[25] Goethe. "Faust".
[26] Référence aux parcs aux biches de Versailles. "La Révolution Française".
[27] "Les plaisanteries de Joe Miller", recueil d'anecdotes publié pour la première fois en 1739.
[28] "La Révolution Française".
[29] "Hamlet", Acte 2, Scène II.
[30] En mai 1838, un fanatique religieux, J. N. Tom, ou, comme il préférait, "Sir William Courtenay, Roi de Jérusalem, Prince d'Arabie, Roi des Gitans", réunit derrière lui des travailleurs du Kent et, après avoir tué un milicien, engagea une bataille avec la milice près de Canterbury. Tom et quelques douzaines de ses partisans furent tués.
[31] Sauerteig, personnage imaginé par Carlyle.
[32] Membres raisonneurs de la Chambre des Communes.
[33] Peterloo : site historique d'agitation sociale. Le massacre de Peterloo se produisit à Manchester en 1819, lorsqu'une foule de plus de 50 000 personnes, assemblée pour écouter l'orateur radical, Henry Hunt, fut dispersée par la milice. Il y eu onze morts et plus de quatre cent blessés.
[34] La Bible. Daniel, V-5.
[35] R. Burns (1759-1796).
[36] Horace Walpole (1717-1797), membre du Parlement, dont les mémoires et la correspondance constituent une source inestimable pour les historiens de la politique du XVIIIème siècle.
[37] Samuel Johnson (1709-1784).
[38] Loi Talfourd sur le Copyright : loi proposée au parlement en 1837 par Sir Thomas Talfourd.
[39] Œuvre entièrement imaginaire, attribuée au mythique Sauerteig.
[40] Carlyle insiste sur les origines teutonnes des anciens Bretons (Britanniques).
[41] Teutons est librement employé ici comme un terme générique pour les habitants d'origine de l'Allemagne.
[42] Iles mentionnées par Hérodote comme lieux où les Phéniciens échangeaient l'étain ; il s'agit des Iles Sorlingues, de la côte de Cornouailles, les Iles Britanniques en général.
[43] Les sept royaumes qui composent l'Angleterre saxonne.
[44] Dernier Père de l'Église Latine (673-735).
[45] "Histoire de la Conquête de l'Angleterre par les Normands" (1825), par Augustin Thierry.
[46] Jean-Louis Delolme (1740-1806).
[47] William Prynne, pamphlétaire puritain, fut mis au piloris et perdit ses oreilles à cause de ses écrits sous Charles Ier.
[48] Le Mayflower est le bateau sur lequel les Pères Pèlerins voguèrent vers la Nouvelle Angleterre en 1620. On le compare ici à l'Argo, sur lequel navigua Jason à la recherche de la Toison d'Or.
[49] 1831 : première proposition de la Loi de Réforme, finalement adoptée en 1832.
[50] "La Révolution Française".
[51] Shakespeare. "La Tempête".
[52] Tubalcain était "instructeur des travailleurs du cuivre et de l'acier". Genèse, IV-22.
[53] Richard Arkwright (1732-1782), contribua à diffuser l'emploi de la mule-jenny, machine de filature semi-mécanique.
[54] Nosologie : catalogue complet des maladies.
[55] Histoire extraite des Mille et Une Nuits. Un sultan de la famille des Barmecide avait posé une série de plats vides devant un mendiant, en lui disant qu'ils contenaient de la nourriture. Le mendiant se soumit à la plaisanterie et fit semblant de manger le repas imaginaire.
[56] Second gouvernement conservateur de Melbourne.
[57] Le calcul des fluxions (Newton), devenu ensuite le calcul différentiel.
[58] Première traversée, par un navire à vapeur entre l'Angleterre et l'Amérique en quinze jours en avril 1838.
[59] Goethe.
[60] En 1833, la Chambre des Communes accorda une subvention de 20 000 livres pour la construction des écoles.
[61] Les Non-conformistes sont des protestants hors la religion d'état anglicane.
[62] Jean Paul Friedrich Richter (1763-1825).
[63] Oxford était soutenu par la religion traditionnelle, Hoxton par les Non-conformistes. Cette Université du XVIIIème siècle, située à Londres, fut fermée avant que Carlyle n'écrive "Le Chartisme".
[64] St François d'Assise, avant sa conversion, était réputé pour avoir mené une vie de débauche.
[65] La Bible. II-Chrono.20.
[66] Marcus est un Révérend Méthodiste révolutionnaire. J. R. Stephens, ministre partisan de Wesley (théologien méthodiste), fut limogé et devint un activiste chartiste.
[67] Carlyle. "Sartor Resartus", tome III, chapitre 4.
[68] Hengist : premier saxon à coloniser l'Angleterre. Alaric : Chef Visigoth.
Nous vous rappelons que nous vivons en pays occupé :
"Les murs ont des oreilles...".