L’Œuvre de Léon blum
(tome 1940-1945, pages 151 et 258 et suivantes)
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[Le régime de Vichy repproche à Blum d’avoir contribué à la défaite française de 1940 face à l’Allemagne, en nuisant à l’industrie de l’armement par l’intauration des “lois sociales” de 1936. Blum explique dans quelles circonstances, et dans quel but, il a pris ces mesures… Attention, ça décoiffe ! Sortez vos peignes !]
Interrogatoire de M. Blum,
le 4 novembre 1940 5
Je me suis expliqué sommairement sur toutes les questions qui m’étaient posées, mais je tiens à rappeler, en termes formels, que les lois sociales que j’ai fait voter ont été présentées, au nom du Gouvernement, à un Parlement qui les a votées à de très fortes majorités. Je tiens à rappeler qu’elles figuraient dans un programme sur lequel venait de se prononcer, dans sa majorité, le suffrage universel souverain. Je tiens à rappeler que la règle fondamentale du Gouvernement que je présidais a été précisément de montrer sa fidélité scrupuleuse aux engagements pris devant le corps électoral ; je tiens à rappeler que ma politique ouvrière a été maintes fois soumise à la discussion des Assemblées et couverte de son approbation. Je tiens à rappeler enfin que, dans ma profonde conviction, le vote rapide des lois sociales et la politique ouvrière que j’ai pratiquée – outre qu’ils m’étaient imposés par le respect des principes républicains – ont été l’unique moyen de prévenir, en France, les plus graves convulsions civiles.
Léon Blum, 4 novembre 1940
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Interrogatoire de M. Blum,
le 20 décembre 1940 6
En ce qui concerne les congés payés, il s’agit d’une réforme proposée et attendue, depuis de longues années, que le Parlement semblait s’excuser de n’avoir pas réalisée plus tôt, que toute l’opinion a approuvée sans la moindre réserve et, si je ne me trompe, qui a été votée à la majorité absolue.
Dans l’application, le Gouvernement n’est aucunement intervenu ; les périodes de congés ont été choisies par les organisations syndicales, après entente entre elles, sans aucune contestation et, d’ailleurs, selon la méthode qui, de toute évidence, pouvait le moins nuire à la production.
En ce qui concerne les loisirs, je ne saurais m’élever trop fermement, contre la confusion grossière qui semble s’établir dans certains esprits, entre, d’une part, la paresse et, d’autre part, le loisir, qui est le repos après le travail. Personne, j’imagine, n’osera soutenir que l’on nuise à l’activité laborieuse d’un peuple en protégeant la santé physique et morale de l’individu, en développant le goût et la pratique du sport, en laissant plus de place à l’existence familiale, en encourageant les habitudes de jeu collectif et de l’art populaire. C’est à cela que tendait l’organisation des loisirs et il en existe, d’ailleurs, d’analogues et même de plus amples dans les pays où la discipline du travail a été poussée le plus loin [régimes “fascistes”, Mussolini, etc. !!!].
En ce qui concerne ma prétendue faiblesse envers les meneurs extrémistes, c’est là une question de politique générale de mon Gouvernement sur laquelle je me suis déjà expliqué.
Je répète que, dans la situation qu’a trouvée mon Gouvernement, une autre manière d’agir aurait risqué de provoquer les pires convulsions civiles, encore infiniment plus redoutables pour la santé morale du pays, pour sa productivité industrielle et pour sa capacité éventuelle de défense contre l’ennemi. (…)
Il était inévitable qu’après une crise quasi révolutionnaire comme celle de mai juin 1936, l’effervescence se prolongeât pendant un certain temps, mais je reste convaincu que toute autre manière d’agir l’aurait prolongée et aggravée plutôt qu’apaisée, et j’ai conscience d’avoir rempli, honnêtement le premier des devoirs de ma charge, qui était de préserver la paix civile et de travailler à la concorde publique.
Léon Blum, 20 décembre 1940
Ou : Comment j’ai sauvé les patrons !
Audience de la cour de Riom, 10 mars 1942 :
Interrogatoire de M. Léon Blum
(…)
J’en viens maintenant à ce que j’ai appelé l’obligation de fait, celle qui est tirée des circonstances.
Je voudrais demander à chacun des membres de la Cour de faire encore une fois un effort de mémoire et de se reporter par la pensée à ce qu’était la situation quand j’ai présenté mes collaborateurs à M. Albert Lebrun, le jeudi 4 juin. Il y a dans certains documents de l’instruction une tendance visible à réduire, à atténuer après coup la gravité de la situation telle qu’elle se présentait à ce moment. Je vous demande, Messieurs, de vous souvenir. Rappelez-vous que les 4 et 5 juin, il y avait un million de grévistes. Rappelez-vous que toutes les usines de la région parisienne étaient occupées. Rappelez-vous que le mouvement gagnait d’heure en heure et de proche en proche dans la France entière.
Des témoins oculaires l’ont dit. M. Albert Sarraut l’a dit, M. Frossard l’a dit. La panique, la terreur étaient générales. Je n’étais pas sans rapports moi-même avec les représentants du grand patronat et je me souviens de ce qu’était leur état d’esprit à cette époque. Je me souviens de ce qu’on me disait ou me faisait dire par des amis communs : “Alors quoi? C’est la révolution ? Alors quoi ? Qu’est-ce qu’on va nous prendre ? Qu’est-ce qu’on va nous laisser ?”
Les ouvriers occupaient les usines. Et peut-être ce qui contribuait le plus à la terreur, c’était cette espèce de tranquillité, cette espèce de majesté calme avec laquelle ils s’étaient installés autour des machines, les surveillant, les entretenant, sans sortir dehors, sans aucune espèce de signe de violence extérieur.
Je suis arrivé à l’Élysée avec mes collaborateurs vers 7 heures du soir. Je les ai présentés au président de la République. Au moment où nous allions nous retirer, M. Albert Lebrun nous a dit : “J’ai une demande à vous transmettre de la part de M. Sarraut, président du Conseil, ministre de l’Intérieur et de la part de M. Frossard, ministre du Travail. Ils considèrent la situation comme si grave qu’ils vous demandent de ne pas attendre jusqu’à demain matin pour la transmission des pouvoirs. Ils vous prient avec instance de vous trouver l’un et l’autre au Ministère de l’Intérieur et au Ministère du Travail dès ce soir, 9 heures, pour qu’il n’y ait pas d’interruption dans le passage des services. Ils ne veulent pas plus longtemps demeurer chargés d’un intérim dans les circonstances actuelles.”
Il a été entendu que M. Lebas, ministre du Travail – qui est toujours prisonnier en Allemagne – et que M. Salengro, ministre de l’Intérieur, qui est mort dans les circonstances que vous savez, répondraient à cet appel, et la transmission des pouvoirs a eu lieu séance tenante. Mais après cet incident, M. Albert Lebrun m’a demandé de rester auprès de lui et m’a dit ceci : “La situation est terrible, quand comptez-vous vous présenter devant les Chambres ?” Je lui ai répondu : “Après-demain, samedi ; je ne vois pas le moyen d’aller plus vite.” Il me dit alors : “Vous allez attendre jusqu’à samedi ? Vous ne voyez donc pas ce qui se passe ? – Comment voulez-vous que j’aille plus vite ? ai-je repris. Il faut, malgré tout, que je rédige la déclaration ministérielle, que je convoque un Conseil de cabinet et un Conseil des ministres. D’ailleurs, matériellement, convoquer les Chambres pour demain serait impossible.”
M. Lebrun, me répondit alors : “Les ouvriers ont confiance en vous. Puisque vous ne pouvez convoquer les Chambres avant samedi et que certainement dans votre déclaration ministérielle vous allez leur promettre le vote immédiat des lois qu’ils réclament, alors, je vous en prie, dès demain, adressez-vous à eux par la voix de la radio. Dites-leur que le Parlement va se réunir, que dès qu’il sera réuni vous allez lui demander le vote rapide et sans délai des lois dont le vote figure sur leurs cahiers de revendications, en même temps que le relèvement des salaires. Ils vous croiront, ils auront confiance en vous, et alors peut-être ce mouvement s’arrêtera-t-il ?”
J’ai fait ce que me demandait M. le président de la République, et qui, au point de vue parlementaire était assez critiquable, car du point de vue de la stricte correction parlementaire et républicaine, je n’avais pas d’existence avant de m’être présenté devant les Chambres et d’avoir recueilli un vote de confiance. J’ai donc pris la parole à la radio le lendemain et j’ai dit aux ouvriers ce que m’avait dit à moi M. le président de la République : “Parmi les revendications que vous présentez dans toutes les usines, il y en a qui sont du domaine du législateur. Dès que le Parlement sera réuni, nous lui demanderons de voter, et cela dans le délai le plus bref possible, les lois que vous attendez. Je m’en porte garant près de vous…”
Je me suis alors présenté devant les Chambres le samedi avec cette déclaration ministérielle qui a, elle aussi, un caractère assez particulier et assez original. Le Gouvernement s’est en effet présenté devant les Chambres en leur disant : “Je suis ici l’expression d’une volonté populaire qui s’est manifestée par un programme, je n’ai pas d’autre programme que celui sur lequel cette volonté du suffrage universel s’est prononcée et que nous avons tous pris l’engagement de réaliser…” Et en me présentant ainsi devant les Chambres, je leur ai demandé de placer à leur ordre du jour de la semaine suivante une première série de lois parmi lesquelles figuraient la loi de 40 heures, la loi sur les congés payés et celle sur les contrats collectifs.
Ce qui était l’état d’esprit du Chef de l’État, était aussi l’état d’esprit du grand patronat. La conversation avec M. Albert Lebrun est du jeudi soir. Dès le vendredi matin, M. Lambert-Ribot, qui avait été mon camarade pendant de longues années au Conseil d’État avant d’entrer, comme un trop grand nombre de membres des grandes administrations publiques ou de l’université, au service d’organismes patronaux, M. Lambert-Ribot, avec qui j’avais toujours entretenu des relations amicales, m’a fait toucher par deux amis communs, par deux intermédiaires différents afin que, le plus tôt possible, sans perdre une minute, je m’efforce d’établir un contact entre les organisations patronales suprêmes, comme le Comité des Forges et la Confédération générale de la Production, et d’autre part, la Confédération Générale du Travail. Sans nul doute, j’aurais tenté moi-même ce qu’on a appelé l’accord Matignon. Mais je dois à la vérité de dire que l’initiative première est venue du grand patronat.
Donc, je vous le répète, dès le vendredi matin, par deux amis communs, – il y en a un que je peux nommer, c’était M. Grunebaum-Ballin, président de section honoraire du Conseil d’État – M. Lambert-Ribot me faisait toucher pour me demander de provoquer au plus vite le contact sur la base de relèvement général des salaires, avec l’évacuation des usines en contrepartie. Dès le vendredi soir – M. Duchemin l’a relaté dans un récit très sobre, très simple, mais d’un ton très ému, qui a paru dans la Revue de Paris MM. Lambert-Ribot, Duchemin, Dalbouze, ancien président de la Chambre de Commerce de Paris, étaient chez moi et nous réglions ensemble une conversation avec la C.G.T. déjà acquise du côté patronal. Dans la journée du lendemain samedi, Roger Salengro est allé négocier, rue Lafayette, avec les représentants de la C.G.T. dont il a obtenu l’assentiment. Voilà d’où est venu l’accord Matignon [tout est réglé en coulisse !].
À ce moment, mes engagements vis-à-vis de la classe ouvrière étaient pris. J’avais parlé à la radio. Tout le monde savait que j’allais faire voter par la Chambre la loi de 4o heures. Personne n’y faisait objection ni résistance. Tout le monde considérait cela comme une chose naturelle, nécessaire, inévitable dans les circonstances où l’on se trouvait. On ne demandait qu’une chose aux Chambres : aller vite, voter vite, afin de liquider cette situation redoutable, cette situation que j’ai qualifiée, non pas de révolutionnaire, mais de quasi révolutionnaire et qui l’était en effet.
Les usines étaient occupées. Est-ce qu’on avait demandé à mon prédécesseur, est-ce qu’on me demandait à moi de les faire évacuer par la force ? Je vous le répète, on m’a demandé à moi de provoquer une reprise de contact – car il y avait déjà eu un essai sous le Gouvernement précédent – avec les organisations corporatives, les organisations centrales et la classe ouvrière pour arriver à un accord.
On ne m’a même pas, comme on l’a fait plus tard, à partir d’octobre et novembre, posé, comme condition sine qua non à l’ouverture des conversations entre ouvriers et patrons, l’évacuation des usines.
Dans les conversations de Matignon, il est clair qu’il n’appartenait pas aux patrons et ouvriers réunis de voter sous mon arbitrage la loi de 4o heures. C’était l’affaire du Parlement. Mais il n’y avait pas le moindre doute qu’au cours de ces conversations, le vote de la loi de 4o heures ait été escompté. Le sujet de ces conversations était bien simple. Parmi les revendications ouvrières, il y en avait qui dépendaient du Parlement, et les patrons s’y soumettaient d’avance loyalement. Il y en avait d’autres qui regardaient les patrons seuls, à savoir les revendications qui touchaient le taux des salaires.
Je vous assure qu’à ce moment-là, il n’était pas question de diminuer l’importance du mouvement. Si vous aviez vu le visage des hommes avec qui je discutais ce soir-là, vous ne penseriez pas sur la foi de certains témoins que ce mouvement n’était rien et qu’il aurait suffi d’un peu d’énergie, d’autorité ou de poigne pour faire rentrer toute cette “racaille” dans l’ordre ! Non ! Ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées et personne n’a jamais demandé qu’on fît usage de la force. Les patrons – M. Sarraut a rappelé leur langage – non seulement ne lui ont pas demandé d’en faire usage, mais ils l’ont adjuré de n’en pas faire usage. Ils lui ont dit : “Dans l’état présent des choses, cela ne pourrait qu’aboutir à un conflit sanglant. Or, nous ne voulons pas reprendre le travail dans des usines ensanglantées, avec des ouvriers dressés contre nous. Nous ne voulons pas non plus courir le risque de la destruction d’un outillage nécessaire à la production nationale.” Je me rappelle tous les incidents de cette soirée et de cette nuit du 7 juin. J’entends encore Benoît Frachon, secrétaire général adjoint de la C.G.T. ; quand on discutait les augmentations de salaires, M. LambertRibot disait : “Comment, vous ne vous contentez pas de tels taux, mais quand donc les ouvriers en France ont-ils jamais eu une augmentation générale des salaires de cette importance ?” Et Benoît Frachon, lui répondit : “Et quand donc en France avez-vous eu un mouvement ouvrier de cette ampleur et de cette importance ?” À propos du relèvement des salaires anormalement bas, j’ai entendu M. Duchemin dire à M. Richemont, tandis qu’on lui mettait sous les yeux le taux de certains salaires, de salaires effroyables par leur modicité : “Comment est-ce possible ? Comment avons-nous pu laisser faire cela ? Nous avons manqué à notre devoir en laissant les choses aller ainsi.” Et cela, M. Duchemin l’a rappelé en termes voilés, mais nets tout de même, dans cet article auquel j’ai fait allusion tout à l’heure.
La contrepartie, c’était l’évacuation des usines. Dès ce jour-là, les représentants de la C.G.T. ont dit aux représentants du grand patronat, qui étaient à Matignon, MM. Duchemin, Lambert-Ribot, Dalbouze, Richemont, président du syndicat de la métallurgie de la région parisienne : “Nous nous engageons à faire tout ce que nous pourrons, et nous le ferons. Mais nous vous en avertissons tout de suite, nous ne sommes pas sûrs d’aboutir. Quand on a affaire à un mouvement comme celui-là, à une marée comme celle-là, il faut lui laisser le temps de s’étaler. Et puis, c’est maintenant que vous allez peut-être regretter d’avoir systématiquement profité des années de déflation et de chômage pour exclure de vos usines tous les militants syndicalistes. Ils n’y sont plus. Ils ne sont plus là pour exercer sur leurs camarades l’autorité qui serait nécessaire pour faire exécuter nos ordres.” Et je vois encore M. Richemont, qui était assis à ma gauche, baisser la tête en disant : “C’est vrai, nous avons eu tort.”
Voilà quel était l’état d’esprit de la réunion Matignon en ce qui concerne Paris et la banlieue parisienne, au moment où j’ai pris le pouvoir. Qu’est-ce que je devais faire ? (…)
Des témoins viennent dire : “Non ! ce n’était rien, avec un tout petit peu de poigne, on en serait venu à bout.” Mais ce langage, je l’affirme, personne ne me l’a tenu le 6 juin, personne n’est venu me dire : il faut user de la force. À la Chambre, le 6 juin, lors de la discussion des interpellations d’occupations, j’ai dit à propos des occupations d’usines comment je comptais agir. J’ai montré que je ne croyais pas possible d’user de la force. J’ai dit que si l’on voulait me demander de faire cesser les occupations coûte que coûte et par n’importe quel moyen, c’était un engagement que je ne prendrais pas. J’ai parlé avec franchise, car je n’ai jamais manqué de franchise. La Chambre m’a répondu par un vote écrasant. Personne n’a osé monter à la tribune pour dire : “Que devient le droit de propriété ? Il faut avant tout que force reste à la loi et au droit de propriété.” Personne n’a tenu ce langage. Quand je me suis présenté devant le Sénat, en septembre, à propos de la loi de dévaluation, l’opposition sénatoriale, latente depuis le début, commençait à prendre conscience d’elle-même. Elle avait trouvé à ce moment-là une occasion favorable. À propos de la dévaluation, on m’a attaqué sur la question des occupations d’usines. J’ai rappelé ce qui c’était passé en juin et j’ai mis les membres de l’Assemblée au défi de me citer un seul cas, un seul fait prouvant que personne m’eût demandé d’user de la force. Personne dans l’Assemblée ne s’est levé pour me contredire.
Cela a peut-être l’air singulier de parler ainsi aujourd’hui, de la place où je suis et dans une situation comme celle-là. Mais je dois vous dire qu’à ce moment, dans la bourgeoisie et en particulier dans le monde patronal, on me considérait, on m’attendait, on m’espérait comme un sauveur. Les circonstances étaient si angoissantes, on était si près de quelque chose qui ressemblait à la guerre civile, qu’on n’espérait plus que dans une sorte d’intervention providentielle : je veux dire, l’arrivée au pouvoir d’un homme auquel on attribuait sur la classe ouvrière un pouvoir suffisant de persuasion, un ascendant suffisant pour qu’il lui fît entendre raison et qu’il la décidât à ne pas user, à ne pas abuser de sa force. Il n’y a aucun doute possible : personne ne m’a jamais demandé d’user de la force à ce moment-là. Et si je l’avais fait, si j’avais jeté alors la France dans une guerre civile, est-ce que ce n’est pas à ce moment que j’eusse trahi les devoirs de ma charge ?
Ma politique, vous l’envisagez – vous l’avez dit et je dois le rappeler – sous un angle nettement déterminé, à savoir sa répercussion possible sur l’armement de la France. Mais qu’est-ce que cela donnait pour l’armement de la France, la guerre civile ? Et même les bagarres ouvrières sanglantes, se prolongeant durant des semaines et entraînant des incendies, des bris de machines, qu’est-ce que cela donnait pour l’exécution des programmes d’armement ? Et si vous voulez vous placer au point de vue “des faits qui ont concouru au passage de l’état de paix à l’état de guerre”, la guerre civile en France, n’était-ce pas la plus redoutable des circonstances qui pussent amener une éventualité, un danger de guerre étrangère ?
Alors, qu’est-ce que je devais faire pour apaiser les ouvriers ? Leur faire des promesses et, ensuite ne pas les tenir ? C’était sur la foi de ma parole, sur la foi des engagements pris vis-à-vis d’eux et du Parlement républicain que petit à petit le mouvement s’est apaisé. Il n’y a aucun doute, en effet, qu’à partir de Matignon la décrudescence ait commencé. Il y avait 1 million de grévistes à ce moment-là, et trois semaines après 100 000. À la fin de juillet, on pouvait considérer que le mouvement était terminé. Alors que devais-je faire ? Des promesses pour décider les ouvriers à quitter les usines, quitte ensuite à biaiser, différer, lanterner, mentir ?… C’était donc là mon devoir de ministre républicain ? Et si j’avais agi ainsi, aurais-je rempli les devoirs de ma charge, ou les aurais-je trahi ?
Messieurs, je vous demande pardon… je parle de moi, mais de quoi voulez-vous que je parle ? C’est bien de moi qu’il s’agit. Je suis entré, vous le savez dans la vie politique assez tard, alors que ma vie personnelle, à d’autres égards, était déjà formée, fixée. J’y suis entré, je peux le dire, dans des conditions un peu insolites, en ce sens que je ne suis pas un homme politique qui s’est mis à faire un beau jour du socialisme, je suis un socialiste ayant depuis longtemps, depuis qu’il a l’âge d’homme, une conviction socialiste et que les circonstances ont jeté dans la vie publique, que son Parti a chargé de faire de la politique. Voilà ce que je suis. Quand je suis entré au Parlement, quand j’ai eu la chance de débuter, avec quelque succès, dès ce moment s’est organisé autour de moi, des années durant, une espèce de longue entreprise de séduction et de corruption. On me disait volontiers : “Ce n’est pas sérieux, ce n’est pas possible, un homme comme vous, un homme qui a rempli les fonctions que vous avez remplies, un homme de votre valeur, un homme de votre mérite”… on ajoutait quelquefois même “un homme de votre richesse”, car la légende n’est pas d’hier, celle qui représente comme un dilettante fastueux, un homme qui a travaillé toute sa vie et qui, depuis de longues années ne vit plus que du produit de son travail. On m’a dit cela sur tous les tons : “Ce n’est pas possible, ce n’est pas sérieux”… On a espéré de moi une de ces évolutions dont l’histoire parlementaire de la France offre un certain nombre d’exemples, généralement heureux pour ceux qui en ont été les auteurs. J’ai très bien senti plus d’une fois, que pour gagner la sorte de considération qui me manquait, pour devenir un “véritable homme d’État”, pour recevoir même la consécration suprême d’une académie, il m’aurait suffi de peu de temps, le temps d’une trahison envers ceux qui m’avaient toujours fait confiance : il n’aurait pas fallu d’effort long.
On a peut-être attendu cela de moi dans les débuts de juin. Songez donc, quelle aubaine ! une saignée ! pratiquée par un représentant du Parti socialiste au pouvoir ! Ou bien une duperie, une duperie cruelle vis-à-vis de la classe ouvrière pratiquée par l’homme en qui elle avait mis sa confiance, l’homme qu’elle avait voulu au Gouvernement ! Je n’ai rien fait de tout cela. J’ai rempli le premier devoir de ma charge qui était de maintenir ce que j’ai appelé l’ordre civique, l’ordre républicain, d’éviter l’effusion de sang, d’éviter la guerre civile et puis de tenir loyalement, publiquement la promesse que j’avais donnée.
Voilà, Messieurs, dans quelles conditions ont été votées les lois sociales dont l’accusation extrait la loi des 40 heures.
Léon Blum, 1942
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Audience de la cour de Riom, 11 mars 1942 :
Interrogatoire de M. Léon Blum
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M. LE PRÉSIDENT. – Le troisième élément relevé contre vous par l’acte d’accusation, c’est d’avoir, par votre faiblesse devant l’agitation révolutionnaire, spécialement en tolérant des occupations et des neutralisations d’usines, amené une diminution considérable de la production : le tout évidemment en ce qui concerne les produits utiles à la défense nationale.
M. LÉON BLUM. – Les explications que j’ai à donner à la Cour se trouveront très abrégées par celles que je lui ai déjà fournies hier sur les mouvements de mai et juin 1936. La Cour sait dans quelles conditions, sous quelle forme, avec quelle généralité s’est produit le mouvement d’occupation d’usines, ce que M. Lucien Romier, dans un article du Figaro de cette époque appelait l’explosion sociale qui est venue frapper le Ministère Blum au moment même de sa formation. Ce mouvement a commencé à décroître à compter de l’accord Matignon. La C.G.T., au cours des conversations de Matignon, s’était engagée à y mettre fin dans la mesure du possible. Elle s’y est efforcée. Un appel a été lancé le soir même par M. Léon Jouhaux. Il a été renouvelé. J’ai indiqué ailleurs une partie des raisons qui ont rendu plus lente la décrudescence de cette énorme marée humaine ; mais en fait, dès le mois de juillet, on pouvait considérer que le mouvement n’avait plus qu’un caractère local. Il y a eu en septembre une petite rechute qui a été de courte durée. Ensuite, on ne s’est plus trouvé qu’en présence de cas d’espèce tout à fait particuliers sur lesquels j’aurai, dans un instant, à revenir succinctement.
Ce mot d’occupation n’était pas rigoureusement exact, bien que maintenant il soit passé dans la langue courante. Jamais une usine n’a été occupée du dehors : jamais les ouvriers venus de leur maison ne sont allés occuper l’usine. Ce qui se passait, c’est qu’à l’heure du débrayage, quand les sirènes sifflaient le repos et le départ pour l’équipe, les ouvriers, au lieu de s’en aller, restaient. L’expression populaire qui a été employée dans la région du Nord, où cette forme de grève avait pris naissance, est beaucoup plus juste. En langage ouvrier, on appelle cela la grève sur le tas. C’est une expression très caractéristique, saisissante et qui rend mieux compte de la réalité.
Il faut noter qu’au point de vue de l’ordre public, cette forme de grève a d’incontestables avantages. Les ouvriers occupent l’usine, mais il est vrai que l’usine occupait les ouvriers. Les ouvriers étaient là et pas ailleurs. Ils n’étaient pas dans la rue. Au moment ou ils étaient tous groupés dans l’usine, ils ne formaient pas ces cortèges avec des chants, des drapeaux rouges, qui viennent se heurter aux barrages de police, ce qui produit des incidents violents et quelquefois sanglants de toutes les grèves connues. Pas de contact direct sur la voie publique avec la force publique. Il y avait violation du droit de propriété, cela ne fait aucun doute. Je n’ai jamais fait de difficulté de le reconnaître. Je l’ai déjà dit à la Chambre le 6 juin. Je l’ai répété toujours avec la même franchise dans les très nombreuses discussions auxquelles, dans les deux Chambres, les incidents de cette nature ont donné lieu. Il y a violation du droit de propriété, d’un droit de propriété – remarquons-le – abstrait, théorique, puisque la grève est légale et qu’en réalité le propriétaire de l’usine n’était privé d’aucun droit utile. Mais enfin, il y avait, sans nul doute, violation d’un droit. C’est le premier devoir du Gouvernement de faire exécuter les décisions de justice qu’un certain nombre de patrons ont provoquées en introduisant par exemple des référés. Aucune espèce de doute et de restriction là-dessus.
Seulement voilà – nous allons encore parler politique, je m’en excuse – un gouvernement n’a pas qu’un devoir à la fois. Il n’en est pas des gouvernements autrement que des individus. Il y a pour les gouvernements comme pour les individus des contradictions et quelquefois des incompatibilités entre les devoirs différents. Il y a pour le chef du Gouvernement des situations qui ressemblent à ce que l’on appelle dans la vie privée des cas de conscience. On est pris entre des devoirs différents et, en apparence ou en réalité, opposés, et on est obligé, chef de Gouvernement ou homme privé, d’établir une certaine hiérarchie entre des devoirs tous certains, comme de faire respecter le droit de propriété et comme d’autre part de préserver la paix publique. C’est sous sa responsabilité politique dont les assemblées sont juges qu’un chef de Gouvernement choisit.
Je suis pénétré encore aujourd’hui, et plus que jamais, de cette conviction qu’à cette heure, dans la hiérarchie des devoirs, celui qui primait les autres, qui devait s’imposer, avant tout autre à moi, c’était de préserver l’ordre civique, c’était de préserver ce que j’appelais à la tribune du Parlement la paix civile. Je vous ai rappelé, et je défie encore sur ce point toute contradiction, que personne ne m’a jamais demandé autre chose, que, à ce moment, quand on était devant la réalité et non pas à six ans de distance, personne ne m’a proposé d’agir autrement que je ne l’ai fait. D’ailleurs, Messieurs, vous pourrez apprécier, d’après l’ensemble des documents du dossier, par exemple d’après le texte que je citais hier : la déclaration de M. Sarraus au Sénat, reproduisant le langage que lui tenaient les patrons eux-mêmes quand ils parlaient d’un “potentiel de force et de passion qui animait en ce moment la multitude ouvrière” et qui aurait donné un caractère de luttes violentes ou de guerre sanglante à tout effort pour chasser les ouvriers par la force des usines. Vous n’avez qu’à vous reporter à des documents comme celui-là pour vous demander si vraiment, en conscience, tel n’était pas le premier devoir de ma charge. (…)
Carence du Gouvernement ? (…) moi, je vais vous demander qu’elles auraient été les conséquences morales de la politique contraire. Voilà la question que je voudrais poser. C’est en effet le choix qui se posait à un chef de Gouvernement. Je vois bien d’un côté un certain nombre d’heures perdues dont j’ai essayé de mesurer l’effet positif direct. De l’autre, si dans des circonstances pareilles aussi périlleuses, aussi dramatiques j’avais pris, ou si M. Sarraut, – mon prédécesseur puisque j’ai trouvé cette politique déjà entièrement engagée – huit jours auparavant, avait pris l’initiative contraire, nous serions allés au plus grave des conflits sociaux, à la guerre civile. C’était plus grave que ce qu’annonce M. de l’Escaille comme conséquence au point de vue rendement. Le ressentiment qu’aurait laissé dans la classe ouvrière, même vaincue, une politique de sanctions impitoyables et de répression n’aurait pas été moins grave, je suppose.
Il ne suffit pas de dire à un homme : “Vous avez trahi les devoirs de votre charge”, il faut lui dire quels étaient ces devoirs. J’espère qu’on me les dira. J’espère qu’il existe dans l’esprit de la Cour ou du Parquet une sorte de Code des devoirs d’un homme politique. Quand vous jugez un meurtrier, c’est tout simple, vous avez l’article du Code. Il a tué. Le Code dit : “On ne doit pas tuer.” Il n’y a pas de Code écrit pour les hommes politiques, les ministres, les anciens ministres. Il faut que vous en établissiez un dans votre esprit avant de l’appliquer. Il ne me suffit pas de me dire à moi ou à l’un de ceux qui sont sur ces bancs : “Vous avez trahi les devoirs de votre charge.” Il faudra me dire auquel de ces devoirs j’ai manqué. Il faudra définir mon devoir. Il faudra que vous m’affirmiez qu’à cette heure-là, dans une situation à laquelle je ne peux encore aujourd’hui penser sans angoisse, mon devoir était de jeter la France dans de tels risques, dans de tels périls, car je n’exagère pas, je ne grossis pas, je ne crois pas vous donner l’impression d’un homme qui travestit la vérité pour sa défense personnelle. Si je m’étais trompé, qui m’empêcherait de le dire ? De quoi aurai-je peur ? Personne ne me suppose de mobile bas, intéressé. Si je m’étais trompé, ce serait par excès de confiance, d’idéalisme, d’attachement à la classe ouvrière. Il n’y a dans tout cela rien de déshonorant pour un homme. Si je m’étais trompé, qui m’empêcherait, je vous en prie, de vous en faire l’aveu ? J’ai eu le temps de réfléchir, je vous l’assure. Non, je ne me suis pas trompé. Mon devoir était clair, impérieux. Il était d’épargner à la France, à la suite de la guerre civile, la guerre étrangère, de ne pas provoquer entre patrons et ouvriers ce que les patrons redoutaient alors le plus, cette espèce de division morale qui est plus grave et plus pernicieuse que tout, dans un pays et dans une démocratie.
Mon devoir était de ne pas provoquer de semblables convulsions civiles. En tout cas, que j’aie eu tort ou raison, mon parti était pris : je n’aurais pas, moi, employé la force ; je n’aurais pas fait marcher la garde mobile et ensuite l’armée, dont ce n’était pas la mission. Je n’aurais pas fait cela. Si je n’avais pas pu, par la persuasion et la conciliation entre ouvriers et patrons, ramener ce que j’ai appelé l’ordre civique, l’ordre républicain, j’aurais renoncé à mon mandat et peut-être à ma vie d’homme politique.
(…)
On a entendu quelques-uns des patrons du Nord. Ils viendront peut-être déposer à la barre ; ce sont des patrons parfois très durs. Je me rappelle des pourparlers d’arbitrage auxquels nous procédions M. Camille Chautemps et moi. M. Chautemps est d’une très grande affabilité naturelle. Il était entré dans cette négociation avec un préjugé favorable à leur égard. Je me rappelle leur dureté et tout ce que cette dureté recouvrait d’âpreté autoritaire, de vieil esprit de patronat de droit divin. En les entendant, M. Chautemps fut soulevé d’une colère vraiment furieuse. Voilà vis-à-vis de quels hommes nous avons décidé les neutralisations d’usines.
Mais que faisions-nous en même temps. Nous préparions l’arbitrage. Nous faisions évacuer les usines dès que le principe de l’arbitrage était accepté et c’est ainsi que les grèves se sont terminées. Je ne sais plus si c’est M. Chautemps et moi qui avons arbitré – j’en ai arbitré tant – le conflit lillois ou si nous nous étions seulement chargés de la négociation préalable qui aboutit à l’acceptation de l’arbitrage par un patronat longtemps récalcitrant.
Dans la Sambre, j’ai eu la bonne fortune de trouver l’aide – car c’est bien, j’en suis à peu près sûr, dans ce conflit-là qu’il a offert un si précieux concours – d’un homme qui était mon ami, que quelques-uns d’entre vous ont connu et que tous ceux qui l’ont connu ont respecté. Le premier président Paul Matter. C’est lui qui a arbitré ce conflit. Il m’a prêté le concours de son amitié dans cette circonstance, sans se laisser offusquer par le scandale des mesures de neutralisation.
La neutralisation était une sorte de mise sous séquestre, de mise sous scellés durant laquelle les droits de part et d’autre étaient réservés. Pendant ce temps nous maintenions l’ordre dans la rue. Nous arrivions pratiquement au même résultat que celui qu’envisageaient M. Waldeck-Rousseau et M. Millerand par leur loi sur l’organisation de la grève. Nous amenions les parties à l’arbitrage. Si une des parties se refusait à l’arbitrage, c’est contre elle que nous usions de la pression dont un gouvernement peut disposer. C’est ainsi que nous sommes parvenus à résoudre ces conflits. Ils étaient encore en cours – car il a fallu une disposition transitoire de la loi pour les régler – quand nous faisions voter par les Chambres un texte sur la conciliation et sur l’arbitrage obligatoire qui interdisait la grève aussi bien que le lock-out, avant que des tentatives de conciliation et d’arbitrage eussent suivi leurs cours. Je constituai en même temps cette cour d’arbitrage dont un autre de mes amis d’autrefois, mon camarade Georges Pichat, avait bien voulu accepter la présidence. Aussitôt cette Cour fonctionnait et une jurisprudence de l’arbitrage s’introduisait petit à petit dans les mœurs.
Voilà comment, selon l’expression du Conseil de justice politique, je transformais des réformes sociales en instrument de division entre patrons et ouvriers. C’est par la conciliation, c’est par l’accord, c’est par l’entente, que j’ai essayé de régler toutes les difficultés de cette “explosion sociale” qui était venue frapper au visage le gouvernement dés son arrivée. Et en cela, du terrain sur lequel la Cour se place, je pense que j’ai adopté la politique qui pouvait le moins nuire à la France et qui pouvait le mieux profiter à la production et au rendement du matériel.
Vous m’aviez cité des témoignages. Vous m’en citerez d’autres. Il ne sera pas difficile de faire défiler 50, 100, 150 patrons qui viendront vous dire : “Il est arrivé ceci dans mon usine ; j’ai eu tel ennui, telle difficulté.” Qu’est-ce que cela prouvera ? Cela prouvera qu’il y a eu des difficultés pendant cette époque. Qui le nie ? Tout le monde le sait. Croyez-vous que je discute sur la matérialité de ces difficultés ouvrières ? il y en a eu à ces moments-là ; il y en a toujours en France, avec une gravité variable. La question n’est pas là. La question est de savoir si c’est moi qui les ai créées, ou si, au contraire, c’est moi qui les ai apaisées. Voilà le vrai problème. Et puis, c’est aussi de savoir si, apaisées par moi, elles ont eu cependant un retentissement sur le problème que vous avez spécialement à étudier et à régler. Mais en quoi est-ce un grief contre moi que venir me dire : “Telle usine a été occupée de tel à tel jour.” Et puis après ? Je le sais, je vous assure ; ces difficultés-là, personne ne les a vécues d’aussi près que moi, aussi péniblement que moi. Mais quel a été mon rôle ? Ai-je eu un rôle d’excitateur ? d’aggraveur ? J’ai eu un rôle de conciliateur. Je l’ai eu obstinément. Je n’ai pas essayé autre chose, et j’y ai réussi, peut-être mieux qu’un autre n’aurait pu le faire à ma place. C’est tout le problème [en effet !].
J’ai encore quelques mots à ajouter. Je ne crois pas avoir éludé en rien l’accusation. Mais je voudrais faire un dernier effort pour la toucher dans ce que je sens bien être son réduit intime, dans ce que je sens bien être son intention, son inspiration profonde.
Pour mon usage personnel, quand je prends des notes pour mon travail, c’est ce que j’appelle “l’argument du venin”. L’accusation semble convaincue – et c’est ce dont elle voudrait convaincre l’opinion – que ma politique a injecté dans la société française, et spécialement dans la classe ouvrière, un venin, un poison, un élément toxique, tellement toxique que ses effets délétères se sont poursuivis indéfiniment et durent peut-être encore aujourd’hui.
Je crois que c’est bien cela le fond de l’accusation, je crois que c’est bien le fond que l’on retrouve sous les divers griefs, sous les divers chefs d’accusation, sous les questions de tout ordre qui m’ont été posées au cours de l’instruction. Je ne veux pas dire que cela soit articulé d’une façon bien précise nulle part, mais je ne crois pas me tromper en affirmant qu’on sent partout cette idée latente et présente. J’ai empoisonné le pays et je l’ai intoxiqué par ce qu’on appelle ma faiblesse et ma complaisance vis-à-vis des menées subversives et, premièrement, j’imagine, vis-à-vis du Parti communiste.
En quelques mots, sans embarras, je voudrais m’expliquer sur mes rapports avec le Parti communiste. C’est entendu, le Parti communiste était entré dans la coalition de “Front Populaire”. C’est entendu aussi, l’année précédente, à la fin de 1935, un pacte dit “d’unité d’action” avait été conclu entre le Parti communiste et celui auquel j’appartenais moi-même, le Parti socialiste. La raison d’être de ce pacte d’unité d’action, comme la raison d’être de la coalition de “Front Populaire”, je vous l’ai déjà indiquée : c’était un réflexe de défense instinctive contre les menaces, contre les dangers dont étaient menacées, en France, les institutions républicaines et la liberté elle-même [“danger fasciste”].
Mais le pacte d’unité d’action et la coalition de “Front Populaire” n’ont été conclus qu’après une certaine date, après la date où M. Laval, ministre des Affaires étrangères du cabinet Flandin, était parti pour la Russie, avait signé un pacte avec M. Staline et où M. Staline, par une manifestation publique et retentissante, avait approuvé, avalisé, les efforts qui étaient faits en France pour augmenter la puissance défensive du pays. Ce n’est qu’après cette déclaration, après que les communistes, conformément à la déclaration de Staline, eurent abandonné, en matière de défense nationale, la position dite de défaitisme révolutionnaire que Thorez affirmait encore contre moi à la tribune dans le débat du 15 mars 1935, ce n’est qu’après qu’ils eurent renoncé explicitement à leur campagne autonomiste en Alsace-Lorraine, c’est seulement après cela, qu’ont pu être conclus d’une part, le pacte d’unité d’action et, d’autre part la coalition de “Front Populaire”.
Je ne crois pas que les dirigeants du Parti communiste eussent pour moi des sentiments de prédilection particulière. J’avais été, dans le Parti socialiste, l’homme qui, au moment de notre scission, avait le plus efficacement résisté à une adhésion globale du Parti socialiste français à la IIIème Internationale au Komintern. J’étais l’homme qui, contre le Parti communiste, avait marqué le plus fortement la distinction ou même la contradiction des deux doctrines. Malgré tout, j’ai été partisan de l’unité d’action et de l’entrée des communistes dans le “Front Populaire”, à partir du moment où ces obstacles ont été levés : question de défense nationale et question d’Alsace-Lorraine.
Je suis devenu chef du Gouvernement. Je ne crois pas que dans une seule occasion, dans une seule circonstance, je leur ai cédé ; je ne crois pas que jamais, jamais sous leur pression, j’ai abdiqué un seul des devoirs que me dictait ma mission de chef de Gouvernement. Dans une circonstance à laquelle j’ai fait allusion tout à l’heure, à propos de cette entrevue dont j’ai fait revivre certains aspects devant la Cour, le Parti communiste s’était prononcé d’avance contre moi, de la façon la plus menaçante ; mon attitude n’a pas été modifiée. Dans la politique dite de non-iimmixtion en Espagne, j’ai rencontré son opposition déclarée ; je n’en ai pas moins persisté dans ce que, toutes les données du problème étant posées, je considérais comme l’intérêt de la France. À aucun moment je n’ai cédé. Il est possible qu’il n’ait pas désiré que mon Gouvernement se prolongeât, qu’il ne m’ait pas toujours servi, si je puis dire, sans arrière-pensée, mais j’étais convaincu et je suis encore convaincu qu’il est impossible de défendre en France les libertés républicaines en excluant de cet effort les masses ouvrières et la fraction de l’élite ouvrière encore groupées autour de la conception communiste. Et je pensais surtout que c’était un immense résultat et un immense service rendu que d’avoir ramené ces masses et cette élite à l’amour et au sentiment du devoir envers la patrie.
Cela dit, qu’il y ait eu entre eux et moi telles ou telles difficultés, cela n’a plus d’importance et pour ma part, je les efface entièrement de ma pensée. Je n’oublie pas qu’à l’heure où je parle l’Union Soviétique est engagée dans la guerre, dans la même guerre que nous, il y a deux ans, contre les mêmes adversaires. Je n’oublie pas que, dans la zone occupée, le Parti communiste fournit sa large, sa très large part d’otages et de victimes. J’ai lu l’autre jour, dans une liste d’otages donnée par un journal, le nom du petit Timbaud. J’ai très bien connu le petit Timbaud : c’était un secrétaire de l’Union des Syndicats métallurgiques de la région parisienne. Il était à la conversation du 15 mars. Je l’ai vu souvent et j’ai été bien souvent en bataille avec lui. Seulement, il a été fusillé et il est mort en chantant la Marseillaise, cette Marseillaise que, malgré tout, nous avions réapprise aux ouvriers à chanter, peut-être pas la Marseillaise officielle, peut-être pas la Marseillaise des cortèges officiels et des quais de gare, mais la Marseillaise de Rouget de l’Isle et des volontaires de l’an II, la Marseillaise du groupe de Rude, la Marseillaise de Hugo “ailée et volant dans les balles”. C’est comme cela qu’est mort le petit Timbaud et que sont morts beaucoup d’autres. Par conséquent, pour ma part, en ce qui concerne le Parti communiste, je n’ajouterai rien.
Est-ce que j’ai été plus complaisant envers mon propre Parti, envers le Parti auquel j’appartenais et que je représentais au Gouvernement ? Je suis toujours demeuré avec lui dans le contact le plus étroit, mais je vous ai dit hier, à une autre occasion, quelle avait été mon attitude. J’ai joué un rôle un peu singulier, un peu original dans la vie publique, en ce sens que je n’ai jamais recherché le pouvoir, que j’ai même mis à m’en écarter autant d’application et de soin que d’autres pouvaient mettre à s’en rapprocher et que j’en ai détourné mon Parti aussi longtemps que cela m’a paru possible. Mais à partir du jour où les circonstances le lui ont imposé et me l’ont imposé, je n’ai jamais agi que comme chef responsable du Gouvernement républicain. Si je m’étais trouvé en désaccord avec mon Parti, je vous ai dit hier ce que j’aurais fait. Mais j’ai eu cette bonne fortune, tout au contraire, de le rallier à moi dans toutes les conjonctures difficiles de mon Gouvernement, bien que ses premières inspirations, ses premiers mouvements fussent peut-être contraires. Il en a été ainsi dans l’affaire de la guerre d’Espagne, il en a été ainsi dans l’affaire de la “Pause”, il en a été ainsi, lorsqu’il s’est agi en 1938, de former un gouvernement d’unité française. Toujours, j’ai eu cette chance de pouvoir rallier autour de moi la masse de mes amis. Ce n’est pas moi qui me suis plié devant une volonté de Parti, c’est moi qui ai gagné le Parti auquel j’appartenais à la conception politique que je jugeais nécessaire en fonction des intérêts dont j’avais la charge. Je ne me suis pas soumis à un Parti, j’ai persuadé le Parti de se soumettre à ce que je croyais être l’intérêt collectif, l’intérêt de la nation. Vous pouvez, je le répète, lire tous les discours que j’ai prononcés dans toute cette période, toujours la même notion du “bien public”, toujours l’appel aux mêmes sentiments : l’entente, la conciliation, la concorde. Le discours de Luna-Park dont je parlais hier, s’achève par un rappel de la définition sublime que Hugo a donnée de la patrie : “O patrie ! O concorde entre les citoyens.”
Par conséquent, je ne trouve rien dans tout cela qui peut justifier cette accusation latente et constante. Je vois, excusez-moi, le bien que j’ai pu faire, je vois que j’ai apaisé de grands conflits sociaux, je vois que, pour la première fois, j’ai groupé l’unanimité autour des crédits d’armement ; je vois que j’ai préparé les esprits en France à cette conception de l’unité française qui aurait pu, qui aurait dû être aussi belle qu’elle l’a été dans les premiers mois de la guerre de 1914, car c’est un spectacle qui laisse à tous ceux qui l’ont connu un souvenir inoubliable [souvenir inoubliable de l’Union sacrée chauvine !]. Je vois ce que j’ai fait, je vois le bien que j’ai pu faire, que j’ai été assez heureux pour faire. Quel est le mal que même involontairement, même malgré une bonne volonté et un désir de bien, dont personne ne doute, je crois, quel est le mal que j’aurais commis ? Est-ce que mon crime d’empoisonneur et de traître, c’est d’avoir – on l’a dit – ruiné l’autorité patronale, détruit les cadres de la discipline ? Je ne le crois pas, car s’il en était ainsi, on aurait incriminé ma loi sur les contrats collectifs. Cette loi sur les contrats collectifs, c’est elle qui a introduit la démocratie dans l’usine, celle qui frustre le patron de son droit, peut-être essentiel, lié dans une certaine mesure à son droit de propriété : le droit de discuter en tête à tête avec chacun de ses ouvriers, les conditions de travail. C’est elle qui fait du contrat de travail la matière d’une discussion égale, paritaire entre ouvriers et patrons, entre collectivité ouvrière et collectivité patronale.
S’il y a eu une loi qui a modifié le principe de l’autorité patronale, c’est bien celle-là. Pourtant, elle est en dehors du débat. Je ne suis pas de ceux qui ont jamais essayé de ruiner l’autorité du chef d’industrie. Trop souvent, hélas ! les patrons s’en chargent eux-mêmes. Je crois que, dans une démocratie ouvrière comme dans une démocratie politique, l’autorité est nécessaire, un chef la conquiert quand il donne à la fois l’exemple de la compétence, du labeur, de la justice et de la bonté. Mais en revanche, je crois qu’il y a une forme de l’autorité patronale qui a disparu et qu’on ne reverra plus ; celle dont helas ! pendant cette période difficile, certains patrons semblaient entretenir la réminiscence un peu douloureuse.
Le patronat de droit divin est mort. L’autorité patronale analogue au commandement hiérarchique, analogue au commandement totalitaire, c’est fini, c’est mort. On ne donnera plus à des masses ouvrières le sentiment qu’elles sont asservies au travail par le lien d’une hiérarchie qu’elles n’ont pas eu le droit de discuter et auquel elles n’ont pas volontairement consenti.
Tout cela est d’un autre temps. Sous quelque forme qu’on la conçoive, même quand on la conçoit, comme on le fait aujourd’hui, l’organisation du travail ne sera plus et ne peut plus être qu’un système plus ou moins complexe de coopération, embrassant tous les personnels de l’entreprise, depuis le patron jusqu’au dernier manœuvre. On ne mènera plus la multitude ouvrière par la contrainte, on n’asservira plus les masses ouvrières au travail.
Je cherche donc quel peut être le contenu tangible, concret de cette accusation dont personne ne pourrait dire qu’elle n’est pas présente sous toutes les charges dirigées contre moi. Et quand je cherche, quand j’examine à quoi répondent ces griefs de faiblesse et de complaisance par quoi l’âme de ce pays aurait été altérée, j’en reviens toujours en dernière analyse, à cette éternelle occupation des usines dont je vous ai tant parlé. (…)
Léon Blum, 1942
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5 Au château de Chazeron où il était détenu.
6 Au domaine de Bourassol, commune de Ménétrol, où il était détenu.
Nous vous rappelons que nous vivons en pays occupé :
"Les murs ont des oreilles...".