Le 20 prairial An II (8 juin 1794), à Paris.
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Au club des Jacobins, Paris, 21 novembre 1793
L’évêque Gobel est allé à la barre de la Convention pour abjurer. Trois jours plus tard, ce sont les représentants du peuple qui sont allés à Notre-Dame, transformée en temple civique, pour célébrer la fête de la Raison [Athées et… Libres-penseurs/Cyniques]. Cette cérémonie du 20 brumaire (10 novembre 1793) peut être diversement interprétée. En inventant des cultes de substitution, la Révolution signifie-t-elle que le christianisme doit être prohibé, ou que la religion est irremplaçable ? On devine la réponse des athées : tout est bon pour favoriser l’éradication du fanatisme, même les solennités religieuses, pourvu qu’elles ne s’adressent pas au ciel ! Ce qui compte, pour eux, c’est que la civilisation chrétienne soit balayée, il y va, à leurs yeux, de la survie de la Révolution.
Robespierre pense le contraire. Fêter la Raison, c’est manifester l’attachement de la République à des principes sacrés, qui doivent avoir force de dogme pour les citoyens. La figure de l’homme nouveau a besoin d’une exposition religieuse, faute de quoi elle sera dévaluée dans l’esprit public. Et cette exposition religieuse est possible dans le cadre de la religion existante, un christianisme d’espérance et de charité peu éloigné des idéaux de la Révolution.
Robespierre a dénoncé fermement aujourd’hui, devant les Jacobins, ceux qui, Hébert en tête, veulent en découdre avec le christianisme. “On a supposé qu’en accueillant des offrandes civiques la Convention avait proscrit le culte catholique. Non, la Convention n’a point fait cette démarche téméraire : la Convention ne le fera jamais.” Pourquoi ?
• Parce que l’essentiel du christianisme est compatible avec la Révolution. “L’athéisme est aristocratique, l’idée d’un grand être qui veille sur l’innocence opprimée et qui punit le crime triomphant est toute populaire.”
• Parce que ce qui doit être évacué du christianisme ne doit pas l’être par la persécution, qui est le meilleur moyen de redonner vie à ce qu’on veut détruire. “On a dénoncé des prêtres pour avoir dit la messe : ils la diront plus longtemps, si on les empêche de la dire. Celui qui veut les empêcher est plus fanatique que celui qui dit la messe.”
• Parce que la République, prise en étau entre la guerre civile et la guerre étrangère, a d’autres chats à fouetter que les vêpres, les hosties et les carillons. “Je ne vois plus qu’un seul moyen de réveiller parmi nous le fanatisme, c’est d’affecter de croire à sa puissance.”
Bref, la déchristianisation : du pain bénit pour les ennemis de la Révolution.
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20 prairial an II (8 juin
1794) :
énorme succès populaire pour
la fête de l’Être suprême !
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Robespierre, “Sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains et les fêtes nationales”
“Qui donc t’a donné la mission d’annoncer au peuple que la Divinité n’existe pas, ô toi qui te passionnes pour cette aride doctrine, et qui ne te passionnas jamais pour la patrie ? Quel avantage trouves-tu à persuader l’homme qu’une force aveugle préside à ses destinées, et frappe au hasard le crime et la vertu ; que son âme n’est qu’un souffle léger qui s’éteint aux portes du tombeau ?
L’idée de son néant lui inspirera-t-elle des sentiments plus purs et plus élevés que celle de son immortalité ? lui inspirera-t-elle plus de respect pour ses semblables que pour lui-même, de dévouement pour la patrie, plus d’audace à braver la tyrannie, plus de mépris pour la mort ou pour la volupté ? Vous qui regrettez un ami vertueux, vous aimez à penser que la plus belle partie de lui-même a échappé au trépas ! Vous qui pleurez sur le cercueil d’un fils ou d’une épouse, êtes-vous consolé par celui qui vous dit qu’il ne reste plus d’eux qu’une vile poussière ? Malheureux qui expirez sous les coups d’un assassin, votre dernier soupir est un appel à la justice éternelle ! L’innocence sur l’échafaud fait pâlir le tyran sur son char de triomphe : aurait-elle cet ascendant, si le tombeau égalait l’oppresseur et l’opprimé ? Malheureux sophiste ! De quel droit viens-tu arracher à l’innocence le sceptre de la raison pour le remettre dans les mains du crime, jeter un voile funèbre sur la nature, désespérer le malheur, réjouir le vice, attrister la vertu, dégrader l’humanité ? (…) l’idée de l’Être suprême et de l’immortalité de l’âme est un rappel continuel à la justice ; elle est donc sociale et républicaine”.
Robespierre, 7 mai 1794
Voici le décret par lequel fut établi et organisé (18 floréal an II) le culte de l’Être suprême :
“- I. Le peuple français reconnaît l’existence de l’Être suprême et l’immortalité de l’âme.
- II. Il reconnaît que le culte digne de l’Être suprême est la pratique des devoirs de l’homme.
- III. Il met au premier rang de ces devoirs de détester la mauvaise foi et la tyrannie, de punir les tyrans et les traîtres, de secourir les malheureux, de respecter les faibles, de défendre les opprimés, de faire aux autres tout le bien que l’on peut et de n’être injuste envers personne.
- IV. Il sera institué des fêtes pour rappeler l’homme à la pensée de la Divinité et à la dignité de son être.
- V. Elles emprunteront leurs noms des événements glorieux de notre Révolution, des vertus les plus chères et les plus utiles à l’homme, des plus grands bienfaits de la nature.
- VI. La République française célébrera tous les ans les fêtes du 14 juillet 1789, du 10 août 1792, du 21 janvier 1793, du 31 mai 1793.
- VII. Elle célébrera aux jours de décades les fêtes dont l’énumération suit :
À l’Être suprême et à la Nature. – Au Genre humain. – Au Peuple français. – Aux Bienfaiteurs de l’humanité. – Aux Martyrs de la liberté. – À la Liberté et à l’Égalité. – À la République. – À la Liberté du monde. – À l’Amour de la patrie. – À la Haine des tyrans et des traîtres. – À la Vérité. – À la Justice. – À la Pudeur. – À la Gloire et à l’Immortalité. – À l’Amitié. – À la Frugalité. – Au Courage. -À la Bonne Foi. – À l’Héroïsme. – Au Désintéressement. – Au Stoïcisme. – À l’amour. – À l’Amour conjugal. – À l’amour paternel. – À la Tendresse maternelle. – À la Piété filiale. – À l’Enfance. – À la Jeunesse. – À l’Âge viril. – À la Vieillesse. – Au Malheur. – À l’Agriculture. – À l’Industrie. – À nos Aïeux. – À la Postérité. – Au Bonheur.
- VIII. Les Comités de salut public et d’instruction publique sont chargés de présenter un plan d’organisation de ces fêtes.
- IX. La Convention nationale appelle tous les talents dignes de servir la cause de l’humanité à l’honneur de concourir à leur établissement par des hymnes et par des chants civiques, et par tous les moyens qui peuvent contribuer à leur embellissement et à leur utilité.
- X. Le Comité de salut public distinguera les ouvrages qui lui paraîtront les plus propres à remplir ces objets et récompensera leurs auteurs.
- XI. La liberté des cultes est maintenue, conformément au décret du 18 frimaire.
- XII. Tout rassemblement aristocratique et contraire à l’ordre public sera réprimé.
- XIII. En cas de troubles dont un culte quelconque serait l’occasion ou le motif, ceux qui les exciteraient par des prédications fanatiques ou par des insinuations contre-révolutionnaires, ceux qui les provoqueraient par des violences injustes et gratuites, seront également punis selon la rigueur des lois.
- XIV. Il sera fait un rapport particulier sur les dispositions de détail relatives au présent décret.
- XV. Il sera célébré, le 20 prairial prochain, une fête en l’honneur de l’Être suprême. – David est chargé d’en présenter le plan à la Convention nationale.”
Le 23 floréal, le Comité de salut public prit l’arrêté suivant, où le discours de Robespierre fut présenté comme un texte sacré, comme l’Évangile de la religion nouvelle :
“Le Comité de salut public arrête qu’au frontispice des édifices ci-devant consacrés au culte on substituera à l’inscription : Temple de la Raison, ces mots de l’article 1er du décret de la Convention nationale du 18 floréal : Le peuple français reconnaît l’existence de l’Être suprême et l’immortalité de l’âme. – Le Comité arrête pareillement que le rapport et le décret du 18 floréal seront lus publiquement, les jours de décade, pendant un mois, dans ces édifices. – Les agents nationaux près les communes de la République sont chargés de l’exécution du présent arrêté ; ils en rendront compte sans délai au Comité”.
Aussitôt les agents du nouveau culte s’emparèrent des églises, sur les portes desquelles ils gravèrent en lettres d’or les paroles de leur maître. Ils provoquèrent un pétitionnement pour que ce culte fût salarié par l’État.
Robespierre désavoua et fit rejeter un passage de l’adresse où Jullien demandait, d’après Rousseau, qu’on bannit de la République tous ceux qui ne croiraient pas à la Divinité. “Ce principe, dit Robespierre, ne doit pas être adopté. Ce serait inspirer trop de frayeur à une multitude d’imbéciles ou d’hommes corrompus. Je ne suis pas d’avis qu’on les poursuive tous, mais seulement ceux qui conspirent contre la liberté. Je crois qu’il faut laisser cette vérité dans les écrits de Rousseau, et ne pas la mettre en pratique.”
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Nous vous rappelons que nous vivons en pays occupé :
"Les murs ont des oreilles...".