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Document – Losovsky : Les Syndicats et la guerre 14-18

Le Mouvement Syndical International
avant, pendant,
et après la Guerre.

Extraits de la Conférence de A. Losovsky,
Chef de l’Internationale Syndicale Rouge – 1926

________

“Nous savons que la guerre provoquée par les antagonismes impérialistes avait pour but fondamental non seulement de supprimer la concurrence allemande, mais aussi de tuer la possibilité même d’une révolution.”

A. Losovsky

Le Mouvement Syndical avant et pendant la Guerre

Géographie du mouvement syndical

Afin de comprendre le développement et les voies du mouvement syndical dans la période d’après-guerre, il nous faudra donner une rapide esquisse de son état avant et pendant la guerre.

Avant la guerre, le mouvement syndical pouvait être caractérisé par le trait suivant : avant tout, du point de vue géographique, il n’avait pas encore une étendue mondiale s’étendant seulement en Europe aux pays anglo-saxons, aux États-Unis et aux colonies anglaises (Canada, Australie, Afrique du Sud). Toute l’Asie, sans parler de l’Afrique, tout ce monde si important par le nombre de travailleurs qu’il contient et qui dépasse de beaucoup celui des nations dites civilisées, était absent, aussi bien du mouvement socialiste que du mouvement syndical mondial, pour la très simple raison que le mouvement ouvrier lui-même n’a commencé à prendre corps dans ces pays que vers la fin de la guerre, et principalement dans la période d’après-guerre.

C’est ainsi qu’au point de vue géographique, nous étions en présence d’un mouvement syndical limité par des cadres territoriaux, et il s’en fallait de beaucoup qu’il ait pu être appelé mouvement syndical mondial.

Les effectifs du mouvement syndical

Il y avait, à la veille de la guerre, dans le monde entier, près de 16.000.000 d’ouvriers organisés, et il faut remarquer que dans ce nombre entraient les ouvriers groupés par les organisations syndicales de toutes tendances, de toutes nuances politiques, à commencer par les anarcho-syndicalistes jusqu’aux syndicats catholiques, démocrates, protestants, etc. La grande masse de ces ouvriers organisés se trouvait en Europe. Si l’on prend les pays les plus importants à la veille de la guerre, on voit le tableau suivant : en Grande Bretagne, près de 4 millions d’ouvriers organisés ; en Allemagne, approximativement 3 millions 1/2 ; aux États-Unis, 2.700.000 ; en France, près d’un million ; en Italie, 900.000 ; en Belgique, 200.000 ; en Hollande, 260.000, etc. Nous nous arrêterons à ces chiffres pour montrer leur valeur réelle, leur contenu. Prenons deux exemples.

La France, à la veille de la guerre, accuse un million de syndiqués, mais la C.G.T., qui peut prétendre au titre d’organisation de classe, n’en ralliait pas plus de 500.000 ; le reste s’était groupé dans des unions d’ouvriers agricoles complètement à l’écart du mouvement général du syndicalisme, dans les syndicats de fonctionnaires, qui adoptaient une position hostile à l’égard de la C.G.T., et enfin dans un certain nombre de petits syndicats jaunes. Bref, la statistique officielle comptait comme syndicat toute organisation qui, aux termes de la loi de 1884, ayant déposé ou non ses statuts, tombait sous le jeu de cette loi. Il est clair que ces chiffres ne peuvent nous fournir un tableau réel du mouvement syndical, que nous ne pourrons nous représenter que si nous connaissons non seulement la quantité, mais la qualité, autrement dit, la composition et les tendances politique des organisations ouvrières examinées.

Même chose pour l’Allemagne, où nous trouvons 3.500.000 syndiqués, tandis que les syndicats réformistes n’en comprennent que 2.500.000.

Même chose encore pour l’Angleterre : mais, au lieu des quatre millions officiels, on ne peut sérieusement parler que de trois millions d’ouvriers qui, sans adopter peut-être le point de vue de lutte de classe, s’en rapprochaient plus ou moins.

Dix millions d’ouvriers organisés, qu’est-ce que représentait cette armée quantitativement si grande ? Dix millions, c’est quelque chose, nous pouvons nous en rendre compte d’après les données de la dernière guerre. Dix millions d’hommes bien organisés, sachant ce qu’ils veulent et dispersés par le monde, constitueraient une force énorme et nous pouvons dire sans exagérer que si ces dix millions d’ouvriers organisés avaient eu un état d’esprit révolutionnaire, une essence révolutionnaire, la guerre mondiale n’aurait pas pu éclater. Vous verrez plus loin que ce nombre énorme d’ouvriers, au point de vue qualitatif était assez hétérogène.

Les groupements dans le mouvement syndical

Si nous nous proposions de fixer les lignes principales du mouvement professionnel d’alors, il nous faudrait avant tout partager les syndicats en deux catégories : syndicats lutte de classe, et les autres. Comme syndicats lutte de classe, il nous faudrait comprendre toutes les organisations allemandes, anglaises, françaises, italiennes, scandinaves qui, ne fût-ce qu’en principe, possédaient dans leurs programmes, résolutions, etc., l’idée de lutte de classe et se prononçaient contre la collaboration des classes.

Les autres, ce sont les syndicats qui, dans leurs programmes, propageaient l’idée de la collaboration des classes et la paix sociale : tels étaient les syndicats catholiques, démocrates, protestants et autres. On peut comprendre également dans cette catégorie les syndicats jaunes qui, théoriquement, reconnaissaient la paix de classe et la paix sociale, mais, pratiquement, poursuivaient la lutte de classe, non au profit du prolétariat, mais à celui de la bourgeoisie.

Cette première démarcation sépare en deux toute cette masse énorme d’ouvriers organisés et nous donne une certaine classification de tous les syndicats de l’époque. Mais cette division grosso modo est insuffisante par elle-même, si nous n’approfondissons pas ce qu’étaient alors les syndicats lutte de classe.

Si nous examinons les syndicats qui, à la veille de la guerre, groupaient près des trois quarts du nombre total des ouvriers organisés, nous trouverons trois groupements politiques, trois courants formés au cours d’une longue période historique.

Ce sont, d’une part, le trade-unionisme (nous prenons ici le trade-unionisme comme une tendance politique idéologique), puis l’anarcho-syndicalisme, et enfin, en troisième lieu, le mouvement syndical social-démocrate. Voilà les trois subdivisions purement politiques cette fois, des syndicats et du mouvement syndical que, dès le début, nous avons appelés syndicats de lutte de classe.

Passons maintenant au contenu de chacune de ces tendances.

Le Trade-Unionisme

Qu’entendons-nous dans la littérature syndicale et politique par le mot “trade-unionisme”. La traduction exacte du mot trade-unionisme veut dire syndicat professionnel. Mais cette appellation, empruntée par nous aux pays anglo-saxons, est devenue, dans le courant d’une assez longue période de développement du mouvement syndical anglais et américain, non seulement la formule extérieure désignant les syndicats de ces pays, mais un terme définissant des idées politiques.

Par trade-unionisme, nous désignons une forme du mouvement ouvrier et syndical qui se propose des tâches exclusivement et étroitement économiques : amélioration des conditions du travail, augmentation des salaires et autres questions concernant la position économique de la classe ouvrière. Le trade-unionisme est une théorie issue de la pratique du mouvement ouvrier anglo-saxon et dont l’essence consiste en ceci qu’il ne se propose ni théoriquement, ni pratiquement de travailler au reversement du capitalisme, mais seulement à une amélioration du système bourgeois. Nous voyons donc que la seule raison d’existence du trade-unionisme (et cela caractérise également le réformisme qui est un concept plus vaste, dépassant les bornes des pays anglo-saxons), c’est la lutte dans le cadre du régime capitaliste. Pour les trade-unions, ce régime est un système immuable, dans les limites duquel il faut lutter pour hausser, le niveau de vie de la classe ouvrière.

Certains des praticiens et des théoriciens du mouvement anglo-saxon se sont précisément contentés de formuler les objectifs des syndicats comme étant d’améliorer la situation de la classe ouvrière ; ils ont même érigé en principe l’existence de trois facteurs essentiels : le travail, le capital et la société. Ce qu’ils entendaient par société me rappelle, dans une certaine mesure notre terme de “troisième élément”. Nos “zemstvos” contenaient ce troisième élément : “l’intelligenzia” (les intellectuels) qui était estimée être objectivement révolutionnaire et jouer un rôle particulier entre les deux classes en lutte. Par “société” ils entendent cette partie de la bourgeoisie qui, sous la pression de la classe ouvrière, est gagnée à l’idée de l’utilité d’une amélioration graduelle de la situation des ouvriers dans l’intérêt même du capital.

Autre particularité de la forme trade-unioniste du mouvement ouvrier : sa dissémination organique et la prédominance des intérêts corporatifs sur les intérêts généraux de classe. Cette organisation corporative, qui s’est formée des siècles durant, est restée en vigueur jusqu’à nos jours, bien que les conditions objectives poussent le mouvement ouvrier vers la réunion des particules disséminées, vers l’amalgamation, vers la fusion des syndicats de métiers dans des organes plus vastes, groupant tous les ouvriers de telle ou telle industrie. Il en résulte de cette hégémonie des principes corporatifs sur l’idée de classe, une prédominance des tâches étroitement économiques et un oubli des intérêts généraux de la classe ouvrière.

D’autre part, le trade-unionisme était tout à fait pénétré par les intérêts de son pays, et il était aussi Impérialiste que la bourgeoisie anglaise. Dans sa politique esclavagiste, la bourgeoisie anglaise était parfois passivement, mais souvent activement, soutenue par les trade-unions qui, inconsciemment, considéraient la conquête et l’oppression des peuples du point de vue d’épanouissement de l’industrie nationale. Les trade-unions voyaient dans l’impérialisme les possibilités d’augmentation des salaires, grâce au développement de l’industrie et grâce à la réalisation avantageuse des marchandises produites.

Pratiquement, le trade-unionisme participait à la politique impérialiste des classes dominantes. Le trade-unionisme n’est que l’idéologie de couches déterminées de la classe ouvrière qui, mieux rétribuées, se trouvent par ce fait sous l’influence idéologique de leur bourgeoisie. Le trade-unionisme, c’est la théorie et la pratique, ou même la philosophie, de l’aristocratie ouvrière.

Tel est le trade-unionisme anglais.

L’Anarcho-Syndicalisme

La deuxième tendance, qui est l’antipode du trade-unionisme est connue sous le nom d’anarcho-syndicalisme. Si le trade-unionisme est lié aux pays anglo-saxons, l’anarcho-syndicalisme l’est aux pays latins. En France, patrie de l’anarcho-syndicalisme, il a pris son développement maximum et c’est là qu’a surgi sa théorie, qui a rallié dans les pays latins les sympathies d’un nombre important d’ouvriers.

Quels sont les traits essentiels de l’anarcho-syndicalisme ? Les trade-unionistes, comme on l’a vu, se préoccupent exclusivement des intérêts étroitement corporatifs, des intérêts de telle ou telle catégorie du travail. L’anarcho-syndicalisme (et c’est ce qui représente, certainement, le progrès qu’il a réalisé), envisage des intérêts généraux de la classe ouvrière. Ce fut jadis une réaction très saine d’une certaine partie du prolétariat contre l’opportunisme et le réformisme régnant dans les organisations syndicales et politiques. Ainsi, le premier trait distinctif de l’anarcho-syndicalisme, c’est qu’il a posé des problèmes concernant l’ensemble de la classe ouvrière et la lutte, non pour l’amélioration du système capitaliste, mais pour la destruction de ce système.

Un second trait qui caractérise les tendances anarcho-syndicalistes dans le mouvement ouvrier international, c’est son caractère antipolitique. Les anarcho-syndicalistes mettent au premier plan, dans la lutte sociale, les syndicats. Sauf les syndicats, il n’y a, selon eux, aucune organisation capable de vaincre le capitalisme. Tous les partis politiques, affirment les anarcho-syndicalistes, des partis bourgeois jusqu’aux socialistes, ou même communistes, sont au point de vue social, des organisations mixtes, cependant que les syndicats sont des organisations purement ouvrières. Le parti est une union de citoyens, le syndicat est une union de producteurs. Le parti peut grouper aussi bien des ouvriers et des individus issus d’autres classes ; le syndicat, lui, n’englobe que des ouvriers. Les anarcho-syndicalistes en tirent ce principe que le syndicat doit avoir la priorité sur le parti.

Le syndicat devient ainsi l’instrument principal de la révolution sociale. D’autre part, selon les théoriciens et les praticiens de l’anarcho-syndicalisme, tels que Sorel, Lagardelle, Griffuelhes, les syndicats sont pour la classe ouvrière, non seulement un point d’appui dans la lutte pour la destruction de la société capitaliste, mais aussi la cellule d’où sortira la société future.

Selon les anarcho-syndicalistes, non seulement le syndicat fera la révolution, mais encore il réalisera l’édification de la société nouvelle, il se chargera d’organiser la production, il la réglera dans toutes les branches d’industrie, il administrera toutes les branches de l’économie nationale. Telle est la philosophie sociale de l’anarcho-syndicalisme. Mais ce n’est pas tout.

Une autre particularité de l’anarcho-syndicalisme, c’est qu’il a intégralement hérité de l’anarchisme sa théorie de l’État : l’État quelle que soit sa forme et son contenu, est un mal. La structure organique de l’État, par elle-même, est un instrument d’exploitation de l’homme par l’homme, et cette exploitation a toujours pour victime les travailleurs.

C’est pourquoi, dès la veille de la guerre, quand la question de la dictature du prolétariat était posée d’une façon abstraite et théorique, les anarcho-syndicalistes se prononçaient contre cette dictature qui, selon eux, devait perpétuer le régime de l’exploitation du travail. Les anarcho-syndicalistes sont antiétatistes ; en revendiquant la destruction de l’État, ils se figurent la nouvelle société, après la révolution sociale comme un corps où les syndicats joueront un rôle directeur ; cette société “anarchique” (c’est-à-dire sans État), sera réglée uniquement par les syndicats, elle ne se préoccupera que des problèmes concernant la production, la répartition, etc. Mais allons plus loin.

 

Tout ce qui a été dit concerne l’avenir. Mais, dans le présent, par quoi se distinguent les anarcho-syndicalistes des autres théoriciens et praticiens syndicaux, que proposent-ils ?

L’anarcho-syndicalisme a mis en avant, en cours de lutte, certaines méthodes qui l’ont distingué des autres tendances. Avant tout, il accorde une grande importance aux minorités agissantes et, au fond, selon les anarcho-syndicalistes, cette minorité agissante doit, dans beaucoup de cas, remplacer la masse. L’anarcho-syndicalisme, en somme, se défie des masses, autant que les anarchistes. C’est l’individu qui joue le rôle prépondérant ; non seulement la minorité agissante assume l’initiative et entraîne à sa suite la masse, mais peut accomplir l’œuvre d’édification sans le concours des masses : ce remplacement de la masse par une minorité agissante est l’une des particularités caractéristiques de la philosophie anarcho-syndicaliste.

C’est en partant de ce principe qu’il faisait figurer dans la lutte de tous les jours des éléments que nous ne rencontrons chez aucune autre tendance. Les anarcho-syndicalistes introduisent dans la lutte un élément d’aventurisme, ce qui apparaît surtout dans le rôle exagéré qu’ils attribuent aux grèves. Organisant des grèves le plus souvent possible, ils ont même formé ce terme spécial de “gymnastique révolutionnaire” ; ils estiment que la grève est toujours un “bien”. Ils affirment que la grève profite toujours à la classe ouvrière, car elle entraîne un certain nombre d’ouvriers dans le mouvement et exacerbe les relations sociales et la lutte entre les classes.

Les anarcho-syndicalistes ne connaissent ni les longs et minutieux travaux de préparation, ni l’étude des conditions objectives où doit se dérouler la grève, ni l’appréciation réaliste des forces en présence et du rôle de la masse, ainsi que des rapports entre la masse et la minorité agissante. Ils se figurent que la révolution sociale surgira soudainement en l’absence même des prémisses d’organisation politique, ou autres.

C’est là l’origine de la théorie de la grève libératrice qui peut éclater à n’importe quel moment et pour n’importe quelle raison. Les théoriciens de l’anarcho-syndicalisme prêtaient une importance décisive à l’initiative de proclamer la grève générale. Le reste devait s’accomplir par le mouvement spontané des masses. L’expérience de plusieurs grèves organisées en France, d’après la recette anarcho-syndicaliste, conduisit à des défaites cuisantes et obligea les leaders à se préoccuper des nombreux et graves problèmes du mouvement ouvrier.

Enfin, ils mettent en avant l’idée du sabotage ou de ce que nous appelons la terreur économique en tant que moyen d’action sur les entrepreneurs. Ils se prononcent également contre les caisses syndicales fortes, en se plaçant à ce point de vue que les syndicats sont, sous ce rapport, semblables aux hommes : qui a beaucoup d’argent n’est guère disposé à la lutte. Si le syndicat a beaucoup d’argent dans sa caisse, il aura peur de le perdre et cessera d’être combatif, cessera d’être prêt aux grèves.

Tels sont les traits sommaires de ce qu’on peut appeler la tendance anarcho-syndicaliste du mouvement syndical mondial, tendance qui caractérise les pays latins et surtout la France, l’Espagne, le Portugal, l’Argentine, le Mexique, etc.

En Italie, cet autre pays latin, le mouvement syndical a évolué selon un type différent.

Nous avons présenté plus haut le mouvement anarcho-syndical pur. Mais, en réalité, des tendances différentes se heurtaient dans son sein. Une partie se rapprochait des théories de Marx ; ses partisans n’acceptaient pas l’idéologie anarchiste et ils se nommaient syndicalistes-révolutionnaires. Elle se rapprochait par le fait, sinon théoriquement, à l’aile gauche du mouvement ouvrier. Le syndicalisme de ce type n’était pas homogène. Il avait plusieurs théories qui se rapprochaient plus ou moins de l’idéologie anarchiste.

Le mouvement syndical Social-Démocrate

Enfin, un troisième groupe, ou une troisième tendance est formée par le mouvement syndical social-démocrate, dont le type le plus achevé et le plus frappant est offert par le mouvement syndical d’Allemagne et d’Autriche.

Quels sont les traits distinctifs de ce type de mouvement syndical ? Il occupe jusqu’à une certaine mesure, une position médiane entre le trade-unionisme et l’anarcho-syndicalisme. En théorie, le mouvement syndical social-démocrate partait, autrefois, de la nécessité de créer un régime nouveau. Il se distinguait donc du trade-unionisme pur en ce qu’il se proposait la création d’une société nouvelle, c’est-à-dire l’abolition, dans des conditions déterminées, du capital. Il était socialiste en ce sens que son idéal était socialiste.

Mais nous nous tromperions fort si nous confondions l’idéal socialiste, ou autrement dit, la théorie socialiste, les résolutions socialistes, avec la pratique journalière, avec la préparation du socialisme. La particularité du mouvement syndical social-démocrate d’avant-guerre consistait à affirmer la possibilité de venir à une société nouvelle au moyen de transitions graduelles, de conquêtes partielles, de modifications de détail de la société existante. Ainsi, ce n’était pas le renversement du capitalisme, mais sa modification et son remplacement progressif qui servaient d’objectif à ces syndicats.

Comment croyaient-ils pouvoir atteindre le socialisme sans rompre avec le capitalisme ? En déployant le front de la démocratie, en déployant la société démocratique qui étendrait son démocratisme jusqu’au maximum, c’est-à-dire deviendrait de démocratie politique, petit à petit, démocratie économique et sociale.

Nous retrouvons ici la fameuse théorie de l’évolution que les réformistes de tous les pays opposent à la solution révolutionnaire du problème, des contradictions et des antagonismes sociaux.

Voilà l’essentiel de ce que nous offre la théorie du mouvement syndical social-démocrate. Le socialisme, d’après elle, est le fils légitime de la démocratie, c’est-à-dire qu’il doit peu à peu sortir du développement des formes démocratiques.

Comment créer ces formes démocratiques ? Il y a pour cela des méthodes différentes : révolutionnaire et évolutionniste. Le trait distinctif du mouvement syndical social-démocrate consiste à préconiser le passage lent, l’évolution graduelle d’une forme à l’autre. Cette idée porte des appellations différentes dans les différents pays. Mais c’est le mot réformisme qui rend le mieux son contenu, réformisme du mot réforme, c’est-à-dire amendement progressif de la société existante au moyen de réformes. En France, cette tendance a porté à un certain moment le nom de possibilisme, en Angleterre celui de fabianisme, de Fabius Cunctator, le général romain fameux par ses hésitations. Tous ces termes sont appliqués à ces soi-disant socialistes, partisans d’un passage progressif et lent du système capitaliste au régime socialiste.

Le mouvement syndical social-démocrate doit être distingué du parti social-démocrate.

Il se place au point de vue d’une certaine division des fonctions : le parti s’occupe de politique, les syndicats d’économie. Les problèmes généraux du mouvement ouvrier sont du ressort du parti, les syndicats ne doivent s’occuper que des questions économiques. Et, fait curieux, un certain nombre de cas se sont produits en Allemagne, où les syndicats se sont refusés à examiner la question de grève générale sous prétexte d’incompétence, cette question devant être tranchée par le parti.

Mais chaque fois que le Parti jugeait la grève générale nécessaire et opportune, chaque fois qu’il voulait employer des méthodes de lutte révolutionnaire, il se heurtait à l’opposition acharnée des syndiqués réformistes.

Le mouvement syndical mondial nous offre, par conséquent, trois courants d’idées qui, dés avant la guerre, se heurtaient. Ces tendances se manifestaient à l’intérieur du mouvement ouvrier de chaque pays, mais souvent elles acquéraient aussi le caractère de luttes entre représentants de différents pays. En Allemagne, où le mouvement social-démocrate était prépondérant, les tendances anarcho-syndicalistes étaient représentées assez faiblement, dans les syndicats dits “localistes” ; en France, où la prédominance appartient à l’anarcho-syndicalisme, existait à ses côtés un mouvement syndical réformiste assez puissant, du même type qu’en Allemagne, en Angleterre et en Amérique, où le mouvement syndical a pris des formes très spécifiques ; les autres formes subsistaient cependant à l’état embryonnaire.

Le neutralisme dans le mouvement syndical

Nous voyons, par ce qui précède, que la question fondamentale du mouvement syndical était celle des rapports entre les organisations politiques et économiques de la classe ouvrière. On peut distinguer quatre points de vue différents sur cette question. Le premier établit la suprématie des syndicats sur les organisations politiques (l’anarcho-syndicalisme) ; le second professe l’égalité des droits (les organisations syndicales et politiques (le mouvement syndical social-démocrate) ; le troisième ignore la lutte politique pour les organisations syndicales et l’organisation politique de la classe ouvrière (le trade-unionisme) ; le quatrième préconise la suprématie des partis politiques sur les organisations syndicales (le marxisme révolutionnaire).

Dans la littérature syndicale et politique d’avant-guerre, toutes les tendances en opposition contre l’organisation ouvrière politique trouvaient leur expression dans la théorie du neutralisme.

Quelle est la substance de cette théorie ?

Les syndicats, en tant qu’organisations ouvrières de masses, ne sont pas des organisations politiques. Ils ne doivent faire preuve de sympathie particulière à l’égard d’aucun parti. Ce n’est qu’à cette condition que les ouvriers de toute tendance pourront participer aux organisations syndicales. Le neutralisme trouve sous cet aspect son expression la plus nette dans le mouvement syndical américain et anglais, où les leaders soutenaient tel ou tel autre parti bourgeois, en faisant ainsi de la politique réaliste. Le neutralisme pur n’a pas pu s’implanter dans les pays au mouvement syndical social-démocrate. Dans ces pays, les rapports entre les syndicats et les partis bourgeois ne pouvaient pas être les mêmes qu’entre les syndicats et les partis politiques ouvriers. La tendance de se libérer du contrôle du parti trouve donc son expression dans la théorie d’égalité des droits du parti et des syndicats et de séparation du terrain de lutte de la classe ouvrière en deux zones parallèles. Est-il nécessaire de prodiguer des preuves pour montrer que le neutralisme dans la lutte politique est équivalent à la renonciation à la politique ouvrière, à la politique de classe, donc au soutien de la bourgeoisie ? Quant à la théorie d’égalité des droits des organisations politiques et syndicales, il est évident que cette théorie, aussi bien que celle du neutralisme, est d’origine nettement bourgeoise. Sous prétexte d’indépendance et d’égalité des droits, cette théorie tend à soustraire les syndicats ouvriers aux tâches qui leur incombent et qui leur sont imposées par les buts communs de la classe ouvrière. Nous approchons ici la question des rapports entre le parti et les syndicats, question dont nous avons encore à nous occuper.

Le Marxisme révolutionnaire dans le mouvement syndical

Même à l’époque qui précédait la guerre mondiale, il existait une aile gauche dans les partis social-démocrates qui luttaient avec acharnement contre les déviations réformistes dans la question du syndicalisme. En Allemagne, cette lutte était menée par les radicaux (Rosa Luxembourg, Mering et Kautsky). En Russie également, cette lutte a eu lieu au cours de l’épanouissement peu durable du mouvement syndical. La question des rapports entre les partis politiques et les syndicats était l’objet de vives discussions. Officiellement, la question fut résolue au Congrès International de Stuttgart, en 1907, qui adopta une résolution condamnant le neutralisme. Le réformisme syndical, officiellement vaincu, continua néanmoins, et c’est lui qui conduisit la classe ouvrière à la faillite idéologique et politique de 1914.

Le bolchevisme russe prit une position bien nette, par rapport aux syndicats. On sait que la lutte entre le bolchevisme et le menchévisme était particulièrement acharnée sur la question des rapports entre le parti et les organisations syndicales. Le bolchevisme se prononça catégoriquement contre le neutralisme, contre la théorie d’égalité des droits des organisations syndicales et politiques. Par contre, il préconisait toujours la direction des syndicats par le parti. Les conditions politiques en Russie ne permettaient pas l’existence durable des syndicats ouvriers ni l’existence légale du parti, ce qui mettait un cachet particulier sur toutes les questions politiques et syndicales.

Le marxisme révolutionnaire n’a pas pu marquer le mouvement syndical de plusieurs pays à l’époque d’avant-guerre. Il n’y avait donc pas de type marxiste et révolutionnaire, du mouvement syndical, et nous ne pouvons qu’exposer le point de vue marxiste révolutionnaire sur les problèmes et sur les tâches du mouvement syndical.

Le type révolutionnaire et marxiste du mouvement syndical, le type communiste, est bien plus récent et ne date, que de l’époque qui commence avec la fin de la guerre mondiale.

La création des internationales syndicales

Les luttes de tendances que nous avons relevées plus haut dans le mouvement syndical ont trouvé leur écho dans la lutte au sujet des questions d’organisation qui, à son tour, a eu sa répercussion sur l’Internationale fondée dès avant la guerre. L’étude détaillée de ces diverses tendances du mouvement syndical nous expliquera pourquoi le début de la guerre s’est trouvé être en même temps le début de la faillite de l’ensemble du mouvement syndical et du mouvement socialiste international.

Par quoi se distingue le mouvement ouvrier des autres formes du mouvement social ? Avant tout, par ceci que le mouvement ouvrier est international, ce qui est dû en grande partie an capitalisme qui a créé sinon des conditions uniformes de travail, du moins des méthodes similaires d’exploitation, lesquelles ont déterminé la création des organisations internationales de la classe ouvrière. Ainsi, la nécessité de créer des internationales se faisait sentir de plus en plus instamment à mesure que le capitalisme conquérait des régions nouvelles, des pays nouveaux. Le capitalisme devenant de jour en jour plus international provoquait l’apparition de forces opposées et correspondantes d’organisations ouvrières internationales.

 En quoi consistent les traits distinctifs du 19ème et du début du 20ème siècle ? En ceci que le capitalisme a créé de nouvelles organisations pour perfectionner l’exploitation de l’homme par l’homme, de nouveaux groupes, des trusts, des consortiums, des syndicats, etc. En ceci qu’il a concentré sa puissance, grâce à quoi il a pu multiplier sa pression sur les masses ouvrières. D’autre part, l’exploitation capitaliste s’était étendue au delà du cadre national. Tous ces points ont amené les masses à rechercher des formes d’union dépassant les frontières nationales et groupant les ouvriers indépendamment de leur nationalité ou de leur classement.

Ainsi, le développement du capitalisme, des formes et des méthodes d’exploitation capitaliste, la croissance de l’État centralisé, le progrès de la technique, des moyens de communication, etc., tout cet ensemble de faits a amené la classe ouvrière à trouver des formes nouvelles de liaison pour faire pression sur les patrons par une lutte commune et simultanée.

Mais, en dépit de l’extrême nécessité de la lutte sur un front unique et international, le mouvement syndical international de la période d’avant-guerre, pas plus que le mouvement politique, ne sont parvenus à l’échelon des mouvements internationaux simultanés, bien que des internationales politiques et syndicales eussent été créées.

Secrétariat syndical international

Dans le domaine syndical, nous trouvons, avant la guerre, le Secrétariat Syndical International, créé en 1902 et dont les conférences coïncidaient le plus souvent avec les congrès internationaux socialistes ; or, les syndicats envoyaient également leurs délégués à ces congrès. Ce Secrétariat International n’était pas une organisation internationale dans le sens actuel

de ce terme, ni surtout dans le sens que lui attribuent les communistes. Ce n’était, pas une organisation

de lutte ; ce n’était qu’une organisation internationale d’information mutuelle. On aurait dû plutôt l’appeler : “Bureau International d’Information”, “Bureau International pour échange de données statistiques”, “Boite aux lettres internationale” ou d’un autre nom quelconque ; en tout cas, elle n’avait pas le caractère essentiel que doit posséder une internationale ouvrière, la priorité des intérêts de l’ensemble de la classe prolétarienne sur ceux de ses différents éléments constitutifs, pas plus que la tendance de mener la lutte contre le capitalisme sur une échelle internationale.

Les internationales d’industrie

Outre le Secrétariat Syndical International, il y avait aussi des internationales d’industrie : du Textile, des Métaux, du Bois, des Coiffeurs, des Chapeliers, de l’Aiguille, etc., au total plus de vingt groupements internationaux qu’on aurait mieux fait d’appeler “symboles de groupements internationaux”, car ce n’étaient pas des groupements réels.

La pratique du mouvement ouvrier international d’avant-guerre ne connaît pas de cas où l’une de ces internationales d’industrie ait joué un rôle directeur dans la lutte internationale, où il y ait eu un mouvement simultané des ouvriers d’une même industrie dans différents pays.

Si nous considérons ces internationales du point de vue des objectifs qui incombent en général à une Internationale, il nous faudra dire qu’en somme, il n’y avait pas d’internationales. Il y avait des organisations qui portaient le titre d’internationales, qui mettaient sur leurs papiers l’estampille de l’Internationale, mais qui, en réalité, ne faisaient que symboliser le besoin de la classe ouvrière d’avoir des internationales combatives. D’autre part, la faiblesse des soi-disant internationales était caractéristique de l’insuffisance des relations nationales et de la débilité du mouvement ouvrier de tous les pays.

Si nous voulons nous faire une idée complète des causes de l’effondrement du mouvement ouvrier mondial au début de la guerre, il nous faut regarder attentivement ce qu’étaient ces organisations ouvrières et quelles étaient leurs relations réciproques.

Ce n’est qu’après avoir étudié soigneusement la substance de ces organisations que nous nous rendrons compte pourquoi l’année 1914 fut l’année de décomposition complète, de désorganisation et de démoralisation du mouvement ouvrier international.

Dès avant la guerre, les rivalités nationales des bourgeoisies avaient leur contre-coup dans ces internationales d’industrie sous une forme plus ou moins cachée. Avec elles s’accentuèrent et ont acquis une forme moins voilée les premiers coups de feu. Après le Congrès international des Métaux, en 1914, Merrheim, délégué à ce congrès (il était alors syndicaliste révolutionnaire), écrivit dans un article que ce congrès avait vu se manifester la rivalité de la métallurgie anglaise et allemande.

Le mouvement ouvrier de cette période était officiellement unifié par un groupement international, mais il n’en était pas moins, dans son essence et dans son entier, pénétré de préjugés nationaux, de particularités nationales, d’un enchevêtrement d’intérêts industriels nationaux. Les questions de patrie étaient au premier plan et dominaient les intérêts de l’ensemble du prolétariat ; la défense nationale était un principe indiscutable pour tout le mouvement ouvrier.

L’influence de la guerre sur les organisations syndicales

Telle était la situation du mouvement syndical international au moment où la guerre éclata. Les syndicats de tous les pays ont commencé, dès les premières années de la guerre, à contracter leurs effectifs. Les mobilisations de masse qui atteignaient toute la population adulte, arrachaient des rangs ouvriers des centaines de milliers et des millions d’hommes. Dans ces conditions, cette diminution de la force numérique des syndicats était chose naturelle.

En Allemagne, par exemple, où à la veille de la guerre les syndicats comptaient 3.500.000 membres, il n’y avait plus, en 1915, que 1.500.000 syndiqués. Et dans les syndicats réformistes : au lieu de 2.500.000, 1.000.000 seulement. Dans la C.G.T. française qui, avant la guerre, comptait 500.000 membres, il n’en restait, en 1915, pas plus de 150.000. Des modifications numériques non moins profondes se sont produites dans les autres pays, de sorte que la guerre a vidé un grand nombre de syndicats.

L’idéologie syndicale pendant la guerre

Mais ce n’était pas là le seul fait important ; l’influence de la guerre n’est pas seulement caractérisée par une diminution d’effectif. Le fait le plus grave, c’est le changement radical de la vieille idéologie, la naissance d’une nouvelle orientation guerrière. Cette idéologie qui, dans différents pays, porte des appellations différentes, est désignée communément sous le nom de socialisme de guerre. En quoi consiste cette idéologie créée par les chefs du mouvement syndical et politique pendant la guerre ?

On peut la caractériser par cette brève formule : la patrie avant tout. Au début de la guerre, l’un des plus bavards socialistes français de gauche, Gustave Hervé, ayant tourné casaque en faveur du social-patriotisme avec une rapidité extraordinaire, décrivait ainsi cette évolution : “Les ouvriers saisis au collet par la guerre, soulevés et jetés contre le sol, ont senti avant tout qu’ils étaient nés de lui : chaque ouvrier entraîné par la tempête des événements est retombé sur sa terre natale.”

Il faut dire que les réformistes de tous les pays, adeptes de l’évolution, suivirent, en cette circonstance, dans le domaine de leurs opinions, un chemin étranger à l’évolution ; car leurs opinions changèrent littéralement dans l’espace d’une nuit. D’ailleurs, cela ne se rapporte pas aux seuls réformistes, mais aussi à un grand nombre d’anarcho-syndicalistes, qui, eux aussi, se sont sentis tout à coup un cœur de patriotes, bien que jadis l’antipatriotisme ait été leur marotte préférée.

La division selon les coalitions militaires et diplomatiques

L’idéologie de guerre du mouvement ouvrier a introduit des modifications énormes dans la corrélation des forces en présence. La guerre contemporaine n’est pas une guerre de petits groupes et de petites armées, elle est une guerre de masse, une guerre des peuples dans le sens littéral de ce mot. C’est une guerre de concurrence industrielle.

La tactique de la classe ouvrière pendant cette guerre, la tactique des syndicats, leurs méthodes de lutte, jouent un rôle décisif dans la guerre contemporaine. Ce n’est pas pour rien qu’en 1916, dans l’un de ses multiples discours, le loquace Lloyd George a dit, en s’adressant à des métallurgistes : Dans la victoire que nous avons remportée sur le front occidental, que les troupes anglaises ont forcé, vous, les ouvriers des métaux, avez pris une part énorme et décisive. Oui, l’industrie a joué un rôle décisif dans la guerre et la croissance de l’industrie de guerre explique les modifications quantitatives survenues au sein des syndicats à partir de 1916-1917.

Mais d’un autre côté, cet accroissement explique aussi la diminution qualitative du niveau du mouvement ouvrier, car dans l’industrie de guerre, qui était à la base de la guerre et qui concentrait tous les ouvriers restés à l’arrière, les conditions de travail étaient telles que ceux qui travaillaient étaient somme toute des participants actifs de la guerre, idéologiquement et politiquement.

Lorsque nous parlons de la guerre entre la France et l’Angleterre, d’une part, et l’Allemagne de l’autre, il nous faut parler de la guerre non seulement entre bourgeois, mais aussi entre socialistes, et syndicats des pays en guerre. Il y avait guerre non seulement en ce sens que des syndiqués étaient envoyés au front pour mitrailler leurs camarades, mais la guerre commencée en 1914 marque aussi le début des hostilités entre les syndicats de l’Entente et les syndicats des Empires Centraux. Une polémique s’entama, une lutte d’idées, au cours de laquelle les représentants de l’une des parties, à savoir de l’Entente, affirmèrent que les syndicats allemands étaient en train de trahir les principes du socialisme international, en soutenant le kaiser ; de son côté, Legien démontrait que les traîtres étaient précisément les syndicats de l’Entente, car ils soutenaient la bourgeoisie liée au tsar de Russie.

C’est précisément cette guerre entre dirigeants de syndicats qui est la plus typique pour la période de 1914-1918 : plus typique même que la conduite des chefs syndicaux de chaque pays et que leur abandon, au nom de la patrie, des conquêtes réalisées au cours de longues années de lutte contre leur bourgeoisie. En Angleterre, après un accord entre le ministre et les syndicats, furent abolis les règlements intérieurs protégeant et défendant le travail ; en Allemagne et dans les autres pays, après entente préalable avec les syndicats, les limitations de la journée de travail furent supprimées. Bref, les syndicats furent pendant la guerre les fondements même de la lutte ; ils avaient une active participation idéologique politique et même militaire, à la boucherie internationale.

La division par coalitions militaires a abouti à la tentative des chefs syndicaux des pays de l’Entente d’organiser, en 1916, une conférence à Leeds, en Angleterre, afin de fonder une nouvelle Internationale Syndicale ententiste. Chaque fois que des représentants des pays neutres (Suède, Norvège, Hollande, Suisse), proposaient de convoquer une conférence internationale pour rassembler les membres d’une internationale professionnelle, les représentants de la “démocratie” et de la “civilisation” de France, d’Angleterre, etc., refusaient brutalement, parce qu’ils ne voulaient pas s’asseoir à une même table avec les représentants des puissances centrales.

Par quoi était motivé ce refus ? Pourquoi ne voulaient-ils pas se rencontrer avec les représentants des syndicats allemands pour délibérer sur les méthodes à employer pour faire cesser la boucherie. C’est qu’ils avaient partie liée avec leurs bourgeoisies respectives et leur rencontre aurait équivalu à celle des représentants de la bourgeoisie. Or, la guerre ayant pour objet de détruire les pays ennemis, de ruiner, d’épuiser économiquement les nations, rien de plus naturel que ce refus des syndicats français, anglais et américains de se rencontrer avec les syndicats allemands. Les Allemands se disaient prêts à délibérer, mais les Français et les Belges avaient cette conviction d’être citoyens de pays offensés, menant la lutte pour le droit et la civilisation. Le mouvement syndical était morcelé en coalitions, selon l’indice diplomatique, et c’est peut-être bien le niveau le plus bas de dégradation auquel soit jamais tombé le mouvement ouvrier et syndical international.

La création des organisations syndicales révolutionnaires

Nul rayon de lumière, semble-t-il, dans le tableau brossé plus haut. Tout est teint de noir ou de jaune, tout est sous l’emprise des couleurs nationales ; le rouge écarlate a disparu. Comment, de ces ténèbres, a pu naître l’élément nouveau dont il sera parlé plus loin ?

Simultanément à ce processus d’adaptation du mouvement ouvrier à la guerre, s’est poursuivie l’accumulation de haine contre la guerre elle-même.

Quelles sont les racines du réformisme, quelles sont les, racines du communisme ? Comment une seule et même classe ouvrière peut-elle donner naissance à deux courants d’opinion complètement opposés ?

C’est que la classe ouvrière bâtit et nie tout à la fois la société capitaliste. Deux tendances s’affirment simultanément ; l’une qui s’adapte à la société existante, l’autre qui veut l’abolir. Ainsi le communisme et le réformisme, prenant leur source dans la classe ouvrière, reflètent respectivement les diverses phases de son développement, dont les tendances hostiles à la société bourgeoise se manifestent de façon toujours plus accentuée.

Il serait erroné d’examiner la période de guerre sous cet angle ; puisque Legien et Jouhaux trahissaient la classe ouvrière, celle-ci était forcément tout entière pénétrée de l’idéologie de guerre. Ces messieurs ont trahi leurs principes, il n’y a pas de doute à cet égard. Mais comment se fait-il que des millions de prolétaires, dans tous les pays, leur aient emboîté le pas ? Pourquoi ? La racine du problème est là.

Nous abordons ici une question qui n’était pas suffisamment claire à la veille de la guerre. À cette époque, nous sous-estimions l’influence bourgeoise au sein de la classe ouvrière. Nous avons combattu le réformisme et la bourgeoisie dès avant la guerre. Mais nous ne pensions pas (et cela, chaque bolchévik peut le dire en toute conscience) que les relations bourgeoises, l’idéologie bourgeoise, la littérature, l’Église, la philosophie bourgeoises, et en général tout ce qu’a créé la bourgeoisie, puisse à tel point subjuguer la classe ouvrière. Et pour nous, pour l’aile gauche du mouvement ouvrier, pour nous qui avons été cette aile gauche avant et pendant la guerre, cet effondrement fut complètement inattendu.

Nous sous-estimons l’influence de la société bourgeoise sur le mouvement ouvrier, nous sous-estimons la soudure organique qui existe entre le mouvement ouvrier et la société bourgeoise, dans laquelle le mouvement ouvrier vit et se développe.

Toutefois, au cours de la guerre, simultanément à un accroissement maximum de l’influence de la société bourgeoise sur la classe ouvrière, une tendance se fit jour qui vivait à l’état latent au sein de la classe ouvrière, tendance consistant dans la négation du régime bourgeois. Cette tendance, extrêmement faible au début, tout à fait insignifiante dans certains pays, se manifesta d’abord par des actes isolés comme celui de Liebknecht en Allemagne. Rappelons, d’ailleurs, que Liebknecht a commencé par voter les crédits de guerre. Il ne vota contre que lors de l’examen du second budget de guerre. Cette même tendance s’est révélée dans le syndicalisme français. J’ai eu à participer directement à la création du premier noyau international au sein de la C.G.T., avec Monatte, Rosmer et Merrheim, devenu depuis un « cadavre vivant ». C’était la première cellule d’où devaient sortir les conférences de Zimmerwald et Kienthal. Des profondeurs cachées du mouvement ouvrier commencèrent à surgir des courants nouveaux, des forces nouvelles. Et l’ensemble du mouvement d’après-guerre ne peut être compris qu’à condition d’envisager les organisations prolétariennes au cours de la guerre non seulement sous l’angle de la trahison des chefs, mais aussi au point de vue des forces objectives déterminant l’évolution politique et morale de la classe ouvrière. Et il faut tenir compte aussi des nouveaux courants apparaissant au sein des groupements antipatriotiques qui ont pris corps à la fin de la guerre et qui ont abouti, après la guerre, à la création de l’internationale Communiste et de l’Internationale Syndicale Rouge.

Le mouvement syndical d’après-guerre, et d’ailleurs le mouvement ouvrier en général, ne peut être compris, qu’après une étude minutieuse du mouvement ouvrier de l’époque de guerre ; il faut tenir compte des antagonismes qui existent dans la société capitaliste. Ces antagonismes déterminent des luttes de tendances et produisent des organisations qui inscrivent sur leurs bannières le renversement du régime capitaliste.

Nous nous sommes rendu compte des principaux jalons qui marquent le développement syndical avant et pendant la guerre. Bien entendu, ces grandes lignes ne pourront être bien comprises qu’à condition d’être étayées sur une abondante documentation concernant la situation du mouvement ouvrier dans chaque pays. C’est seulement en étudiant toutes les particularités du mouvement ouvrier de notre époque que nous pourrons saisir, non seulement les causes primordiales qui sont à l’origine des nouvelles formes du mouvement ouvrier, mais les aspects organiques et autres pris par les nouvelles organisations nationales et internationales et la tactique proclamée par ces organisations dans les masses ouvrières pour la lutte contre la bourgeoisie et contre ses “lieutenants”.

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Le Mouvement Syndical mondial à la fin de la Guerre

Répercussion de la victoire des alliés sur le mouvement syndical mondial

La guerre se termina par la victoire de la “démocratie” sur la “barbarie” ; il en résulta les fameux traités de Versailles, de Trianon et de Sèvres, à la suite desquels on s’attendait à l’établissement de la paix et d’un bien-être général. On se tromperait fort en considérant cette victoire uniquement comme celle d’une bourgeoisie sur une autre bourgeoisie. Non, elle n’était pas seulement une victoire de la bourgeoisie des pays de l’Entente sur celle d’Allemagne et d’Autriche, pire : c’était la victoire des syndicats ententistes sur ceux d’Allemagne et d’Autriche. C’était la victoire d’une partie des ouvriers sur l’autre. Et l’hégémonie qui appartenait au mouvement syndical allemand avant la guerre fut abolie par cette victoire de l’Entente. La domination passa aux syndicats anglais, comme l’hégémonie économique était passée à la bourgeoisie anglaise. Ainsi, le développement du mouvement ouvrier et des organisations internationales ouvrières s’est confondu avec les destinées du capitalisme ; cela est clair dés les premières conférences internationales convoquées après-guerre, et ce fait met son empreinte sur toute la période d’après-guerre.

L’influence de la Révolution russe sur le mouvement ouvrier international

Avant de caractériser le mouvement syndical d’après-guerre, il faut relever deux faits.

Le premier, c’est l’influence exercée par la Résolution russe sur le mouvement ouvrier international. On sait que, même la Révolution de février 1917, a introduit un élément nouveau dans la guerre, et surtout dans le mouvement ouvrier international ; avec elle un rayon de lumière traversa les ténèbres enveloppant le monde dit “civilisé”, un rayon d’espoir pour les opprimés et les déshérités. Le fait même de la Révolution russe contribua à intensifier au sein du mouvement ouvrier international les tendances aspirant à la paix.

Il faut remarquer que l’accueil fait à la Révolution russe par les dirigeants du mouvement international socialiste et syndical, a différé suivant la proximité territoriale géographique et diplomatique de tel ou tel pays par rapport à la Russie. Ainsi, le noyau directeur des syndicats allemands et autrichiens vit dans la Révolution russe le prodrome de la chute des Alliés. Pour des raisons d’ordre pratique, sans trop se réjouir, au fond, de la Révolution russe, les syndicats allemands étaient heureux de pouvoir se dire que la Russie avait cessé de menacer leur “chère patrie”. De leur côté, les dirigeants syndicaux des pays alliés considéraient la Révolution russe comme une force nouvelle destinée à renforcer le front démocratique créé par les Alliés contre l’Allemagne. Ainsi, dès son début, la Révolution russe fut envisagée par les milieux syndicaux au point de vue de ses conséquences militaires.

Cette attitude des chefs officiels était heurtée par le nouveau courant émanant de la Révolution russe.

Pour les social-patriotes de l’Europe Centrale et aussi, et surtout, pour les chefs syndicaux qui ont joué pendant la guerre un rôle directeur, la lutte contre le tsarisme était un atout de grande importance pour l’exaltation guerrière des masses. Le tsarisme tombé, les social-patriotes d’Europe Centrale n’eurent plus contre qui exciter les masses, le monstre tsariste n’étant plus là pour menacer la patrie. D’un autre côté, la Révolution russe, dans sa première phase, a favorisé la situation des social-patriotes des pays alliés. Les social-patriotes, défenseurs de la culture et de la civilisation, étaient un peu gênés de combattre aux côtés du tsarisme, pour le “triomphe de la démocratie”. Pendant la guerre, à Paris, j’ai eu plus d’une fois l’occasion de discuter avec les social-patriotes au sujet du “tsar, défenseur de la démocratie”. Ayant poussé Bracke à bout, dans une discussion, il me répondit : “Nous savons que le tsarisme est un chien féroce, et nous l’utilisons comme chien de garde de la démocratie”.

D’ailleurs, au début, la Révolution paraissait vouloir aider les “Alliés”, non pas les leaders politiques des Puissances alliées, bien entendu, mais les militants syndicaux de ces pays. Les militants croyaient pouvoir puiser dans notre Révolution une certaine dose de consolation et un certain profit, en ce sens que la France libérale serait désormais liée non plus avec le tsarisme, mais avec une Russie aussi libérale, sinon plus, que la France ; avec une République dirigée par Kerenski.

Mais ces avantages, dès qu’on voulut les réaliser, se montrèrent illusoires : dans les milieux directeurs du mouvement ouvrier et principalement du mouvement syndical, on enregistrait avec une angoisse croissante l’extension de “l’anarchie”, comme on appelait alors le bolchévisme, et qui, on s’en souvient, commença à se manifester avec assez de force dès le mois de juin.

Inutile de rappeler que des ambassadeurs socialistes furent envoyés en Russie, que Lafont, Moutet et Cachin (actuellement Cachin est communiste, alors il ne l’était pas) cherchèrent à réduire la Révolution russe au système démocratique, autrement dit, à entraîner de nouveau la Russie dans la guerre. Nous ne nous arrêterons pas à décrire les beaux discours des orateurs que nous déléguèrent les Belges, ni les faits et gestes des Anglais, que tout le monde connaît. Le mouvement ouvrier, les organisations professionnelles des pays alliés essayèrent d’influencer la Révolution russe, de l’attirer vers les Alliés en lui rappelant la foi jurée.

Il faut dire que l’impérialisme français, – rendons cet hommage à nos ennemis –, a mené avec une grande habileté sa propagande politique destinée à duper les masses. On voulait envoyer en Russie, en qualité de représentant officieux, nanti de vastes pouvoirs, le chef de la Fédération des Métaux, Merrheim, qui passait même pour être zimmerwaldien. La question avait été débattue dans les milieux gouvernementaux ; mais cette belle entreprise avorta par notre faute : à l’improviste, nous administrâmes à ces messieurs la Révolution de Novembre.

Dans tous les cas, les milieux ouvriers dirigeants de tous les pays d’Europe abordaient tous la Révolution russe au point de vue des résultats qu’elle aurait pour la continuation et l’issue de la guerre. Mais, par ailleurs, la Révolution russe et, plus tard, les événements de novembre 1917, agirent directement sur les masses ouvrières. La Révolution les anime, les transporte d’enthousiasme. À partir de la Révolution de Novembre, un revirement a lieu, une nouvelle époque commence, aussi bien dans la guerre que dans le mouvement ouvrier international.

Par conséquent, pour bien saisir le développement ultérieur du mouvement ouvrier en Europe occidentale, il faut tenir compte d’un facteur nouveau, d’une force nouvelle : de la Révolution russe en octobre 1917 et de l’influence de cette révolution dans la période qui suit la prise du pouvoir par le prolétariat révolutionnaire de Russie.

La Révolution de Novembre bouleversa tout le mouvement ouvrier international : la question de la cessation des hostilités se posa brutalement. Comme c’était une question centrale dans les préoccupations des ouvriers de tous les pays, elle devait plus tard apporter également des modifications profondes dans les organisations syndicales de tous les pays.

Quelle fut l’impression causée par la Révolution de Novembre sur le mouvement syndical d’Europe Occidentale ? Très diverse, suivant les coalitions diplomatiques. Les réformistes se prononçaient contre les bolchéviks “bachi-bouzoukcs”, violateurs des “principes démocratiques” du “droit”, etc., mais cette attitude hostile changeait de forme selon qu’elle était manifestée dans les Empires Centraux ou chez les Alliés.

En Europe Centrale, on vit dans la Révolution de Novembre et, par la suite, dans la paix de Brest, la liquidation définitive d’une force ennemie. Les syndicats d’Europe Centrale, tout en détestant la Révolution de Novembre, voyaient en elle une source inattendue de secours, car elle permettait aux Empires Centraux de jeter sur le front occidental des forces désormais libres.

Bien entendu, une appréciation tout autre était faite de la Révolution de Novembre chez les Alliés. Le fait que la Russie était sortie du jeu leur semblait une violation inouïe de toutes les lois humaines et divines ; on nous taxait de parjure, contre l’évidence ; car nous n’avions jamais assumé aucune obligation vis-à-vis des pays de l’Entente, ces obligations ayant été contractées par Nicolas II, puis par Kerenski, et non par nous.

D’ailleurs, l’attitude à l’égard des Soviets se modifiait selon la formation de nouveaux groupes, ou à la suite du changement de la proportion des forces en présence.

La lutte de la Russie soviétique contre la bourgeoisie mondiale aiguillonnait l’énergie révolutionnaire des masses ouvrières de tous les pays.

C’est ce qui explique la formation de nouvelles tendances et de nouveaux groupes dans l’ensemble du mouvement ouvrier, et en particulier dans le mouvement syndical.

Le regroupement des forces

Nous avons dit plus haut que la cessation de la guerre n’était pas pour les Soviets une théorie, mais bien une question tout ce qu’il y a de pratique. Les masses furent saisies par un événement historique ne pouvant être caché par aucune censure militaire. Il était impossible de dissimuler aux masses que la Russie était sortie de la guerre.

Pour les réformistes, il s’agissait d’utiliser cette cessation définitive des opérations russes pour continuer à mobiliser moralement les masses, et d’autre part pour les dresser contre la Révolution.

Tandis que les leaders syndicaux réformistes essayaient de remplir cette tâche, les masses ouvrières de France, d’Allemagne et d’Angleterre se sentaient pénétrées pour nous d’une sympathie spontanée, avec un désir irrésistible de suivre notre exemple.

Ainsi, la fin de la guerre a modifié le contenu des forces en présence : l’internationalisme s’accentua en s’alliant à ce qui, pendant la guerre, se dessinait assez vaguement sous le nom de pacifisme. La Révolution russe, et le fait que nous nous étions retirés de la guerre, firent croître le désir de paix qui était général, et en particulier le pacifisme ouvrier où s’exprimait la volonté ouvrière de voir la guerre terminée.

La lutte pour la paix

Brest-Litovsk fut le point culminant autour duquel se concentra la lutte des masses ouvrières pour la paix. En parcourant la littérature syndicale allemande, française et anglaise pour cette période, on se rend compte que la conclusion de la paix de Brest était interprétée par chacun selon la coalition à laquelle il appartenait.

J’ai eu l’occasion de prononcer en 1920, au Congrès central des Comités d’usine d’Allemagne, dont la majorité était social-démocrate, une allocution. La coutume s’est établie chez nous de mêler à nos salutations des vérités désagréables. Aussi ne me suis-je pas gêné pour citer en l’occurrence quelques passages du Korrespondenz Blatt, organe central de la C.G.T. allemande, dans lequel les leaders syndicaux d’Allemagne avaient écrit sur la paix de Brest. Ils avaient dit, entre autres, en 1918 : “L’Allemagne n’a pas à se préoccuper de sauvegarder l’intégrité de la Russie”. C’était l’organe central du mouvement syndical allemand qui osait le dire au moment où le général Hoffmann frappait du poing sur la table pour imposer aux Soviets une paix selon la formule du commandement allemand.

Mais ce n’est pas tout. Le même Korrespondenz Blatt avait publié des assertions de ce goût : “Bien sûr, la paix signée ne nous satisfait pas complètement, mais c’est tout de même un grand progrès vers l’établissement des principes démocratiques dans les pays sur lesquels a pesé jadis le joug tsariste”.

Il y aurait encore beaucoup de passages suggestifs à citer. Quand je l’ai fait, en 1920, au cours de ce Congrès, auquel assistaient prés de mille personnes dont les trois quarts étaient social-démocrates, j’entendis ces paroles, derrière moi, à la table où siégeait le bureau : “Quel phénoménal toupet !”, C’était Umbrecht qui parlait, pendant que les congressistes baissaient la tête. Mes citations faites, j’ai dit :

“Vous pouvez à présent juger par vous-même, d’après la paix de Versailles, qui est une réédition aggravée de celle de Brest, du sentiment pénible que devaient éprouver les ouvriers russes en lisant de pareilles choses à une pareille époque”.

La paix de Brest-Litovsk, aussi bien que toute la Révolution russe, n’était considérée par les réformistes que sous un seul angle, à savoir si le traité de paix en question était ou n’était pas favorable aux intérêts de leur “chère patrie”.

Considérons tout ce qui a été écrit dans les pays alliés au sujet de la paix de Brest, tout ce qui a été publié par les leaders syndicaux de France, d’Angleterre, de Belgique, etc., sans parler de l’Amérique, où Gompers continuait à élucubrer des insanités témoignant avec évidence du détraquement de sa cervelle. Les militants syndicaux voyaient dans cette paix une violation manifeste des intérêts de leurs patries.

Les causes de la paix de Brest sont bien connues. Cependant, je ne puis me refuser le plaisir de citer un fait intéressant qui se rapporte à la lutte et aux discussions à l’intérieur du P.C.R. en relation avec la paix de Brest. Vous savez qu’à cette époque le Parti faillit se scinder : Illich [Lénine] voulait la paix à tout prix et le C.C. était divisé à peu prés par moitié. Un jour, raconte Radek, au beau milieu de ces grands débats, Illich dit : “Les paysans ont déjà voté pour la paix”. Radek, étonné, demande : “Quand cela ?”

Illich répond : “Ils l’ont voté avec leurs pieds, parce qu’ils se sauvent des tranchées, et il n’y a rien à y faire”.

En somme, la cause première de la paix de Brest est précisément ce “vote avec les pieds” ; il faut dire, d’ailleurs, que cette cause, cachée même pour certains d’entre nous, l’était encore plus pour les masses ouvrières d’Europe. Pendant longtemps, la paix de Brest et les difficultés énormes auxquelles la Révolution dut faire face ensuite, furent entre les mains de nos adversaires réformistes un puissant instrument de lutte contre le communisme. Mais par ailleurs, cette paix apporta un élément tout à fait nouveau dans l’ensemble du mouvement ouvrier mondial, pour la masse des syndiqués de tous les pays en Alaska ou en Australie, peu importe, le seul fait que toute la presse du monde nous injuriait et nous reprochait l’expropriation des banques, des fabriques et des usines, éveillait pour nous des sympathies, quoique assez vagues, peut-être, au début.

On peut donc risquer ce paradoxe que la première agitation en faveur du bolchévisme fut menée par la presse bourgeoise : en effet, il n’y avait pas à l’étranger de journaux communistes au lendemain de la Révolution de Novembre. Mais plus la presse bourgeoise nous calomniait, et plus les sympathies dont nous jouissions étaient vives. Tous ces faits contribuèrent à créer une tendance d’où se développa, avec une extrême lenteur il est vrai, à l’intérieur du mouvement ouvrier mondial, une aile gauche. Plus tard, cette tendance aboutit à grouper le mouvement syndical révolutionnaire et à donner naissance aux organisations universelles connues sous le nom de Comintern et de l’I.S.R.

C’est ce qu’il faut bien comprendre pour se rendre compte du caractère de la lutte ultérieurement menée dans le mouvement ouvrier mondial.

Un quatrième type de mouvement syndical

Il y a encore un événement d’extrême importance qui a contribué à modifier l’aspect du mouvement syndical mondial : c’est la naissance, la formation et le développement du mouvement syndical russe. Lorsque, plus haut, j’ai donné le tableau schématique du mouvement syndical mondial, je n’ai rien dit au sujet de la Russie. Ce n’est pas que la Russie n’ait possédé avant la guerre des syndicats ; ils existaient, mais ils ne jouaient qu’un rôle insignifiant et un rôle moindre encore à l’étranger. Les syndicats surgis chez nous en 1905, grandis en 1906, furent ruinés par le triomphe du stolypinisme ; ils commencèrent à renaître lors de la reprise économique de 1912-1913, pour être définitivement réduits â néant au début de la guerre.

La situation change après la guerre. Avec la Révolution de Février, et surtout celle de Novembre, les syndicats russes se forment, apportant avec eux un quatrième type d’orientation syndicale, orientation révolutionnaire par excellence, orientation communiste, incarnant le meilleur de ce que nous a donné le mouvement ouvrier de tous les pays.

Nous avons examiné plus haut trois types de mouvement syndical : anglo-saxon, latin et germanique, et au point de vue politique : trade unionisme, anarcho-syndicalisme et mouvement syndical réformiste ou social-démocrate.

Quelles sont les particularités du quatrième type syndical ? J’ai dit plus haut qu’il était communiste. Mais un mouvement syndical communiste, n’est-ce pas la même chose qu’un mouvement politique de parti ? Avant tout, il est communiste par son contenu, par sa tactique, par ses buts et par ses méthodes de lutte, tout en étant, au point de vue des formes, en marge des partis. Car le parti n’aspire

qu’à la direction idéologique du mouvement syndical. Ce quatrième type de mouvement syndical, qui peut, sans exagération, être appelé type russe, désignation géographique significative, se distingue du trade-unionisme en ceci qu’il ne fut jamais un mouvement purement économique ni purement corporatiste. Toujours l’esprit de classe l’inspire. Même en poursuivant des objectifs immédiats et quotidiens il les aborde toujours au point de vue des buts et des tâches de l’ensemble de la classe.

Il se distingue du mouvement syndical réformiste en ceci qu’il ne s’est jamais proposé pour but la transition graduelle du capitalisme au socialisme. Il se distingue du mouvement anarcho-syndicaliste en ceci qu’il n’a jamais été antiétatique, métaphysiquement et abstraitement parlant. S’il est contre l’État, c’est seulement contre l’État bourgeois.

En présence d’un État, nous nous demandons quelle est la classe qu’il représente, quelle est celle qu’il opprime. Notre point de vue est toujours historiquement concret. Autrement dit, pour le quatrième type du mouvement syndical, l’important n’est pas la forme, mais le contenu social de l’État. On le voit, ce type du mouvement syndical possède des principes qui le différencient nettement.

Nous n’allons pas nous appesantir longuement sur ce point, cela nous obligerait à examiner la structure des syndicats russes et leur activité dans des domaines multiples. Contentons-nous de relever l’essentiel, le fond qui distingue nettement notre mouvement syndical entre tous et lui réserve une place à part. Nous pouvons dire sans exagération que le mouvement syndical russe a fait sien ce qu’il y avait de plus fort, de plus authentiquement révolutionnaire dans les autres tendances syndicales. Ainsi, nos opinions coïncident parfaitement avec celles des anarcho-syndicalistes quand il s’agit des tâches communes à l’ensemble de la classe ouvrière de la lutte révolutionnaire, de l’action directe.

Mais nous avons également des points de contact avec les réformistes de l’Allemagne en ce qui concerne le centralisme et la concentration maxima des forces. Le mouvement trade-unioniste présente des points de ressemblance moindres, mais l’opiniâtreté des trade-unionistes à poursuivre la lutte économique, nous la faisons nôtre. La différence entre eux et nous, c’est que toute leur action a pour objet des tâches du jour et ne va point au delà, tandis que nous employons notre énergie à atteindre des objectifs plus vastes.

…Et nous luttons pour la libération définitive de la classe ouvrière du joug capitaliste.

Nous voyons ainsi que le quatrième type du mouvement syndical a adopté dans sa théorie tout ce qu’il y avait de révolutionnaire dans le mouvement syndical mondial.

La poussée tumultueuse du mouvement syndical

Ce qui caractérise avant tout le mouvement syndical d’après-guerre, c’est sa croissance tumultueuse. L’histoire ne connaît peut-être aucun autre exemple de si subite extension des syndicats et autres organisations ouvrières. Prenons quelques chiffres pour nous arrêter ensuite sur les causes de progrès si rapides. Examinons les données pour 1919 ; nous aurons ensuite à parler de celles de 1920, etc.

D’après la statistique officielle de 1913, il y avait en Grande-Bretagne, à cette époque, quatre millions de syndiqués ; en 1919, huit millions. En Allemagne : 1913, 3.500.000 ; 1920, douze millions. Aux États-Unis, où l’accroissement n’est pas aussi accusé : 1913, 2.700.000 ; en 1919, 5.600.000. En France : 1913, un million ; 1919, 2.500.000. Même phénomène en Italie et en Belgique, et, fait extrêmement caractéristique, dans les pays neutres.

Ainsi, nous constatons que de larges masses d’ouvriers adhèrent aux organisations syndicales.

Mais ce qui est le plus remarquable dans le mouvement ouvrier de la période qui suit la guerre mondiale, c’est l’apparition des organisations syndicales en Russie soviétique et dans les pays du Proche et Extrême-Orient. Dans les Indes, en Chine, au Japon, dans l’Indochine, en Turquie, etc., partout, les ouvriers se sont éveillés après l’orage de la guerre mondiale, et partout ils se sont mis à créer leurs organisations de classe. Les organisations syndicales comptaient avant la guerre près de 10 millions d’ouvriers organisés dans des syndicats. Les statistiques officielles de 1920 nous montrent qu’il existait déjà à ce moment 50 millions de syndiqués. Là encore, la guerre mondiale conduisit à des résultats opposés à ceux qu’escomptait la bourgeoisie, qui se flattait d’avoir noyé le mouvement syndical dans le sang au cours de la guerre impérialiste.

Les causes de cet accroissement

Par quoi fut causé cet accroissement inouï des syndicats ? Par ce fait, d’abord que les masses ouvrières, la guerre finie, étaient incertaines de leur avenir. La démobilisation posa devant la classe ouvrière des problèmes extrêmement complexes ; les grandes masses eurent à se demander comment elles défendraient leurs intérêts. Les ouvriers isolés avaient eu, avant la guerre, une situation beaucoup plus assurée. Des plus conscients entraient aux syndicats, mais la masse restait à l’écart. La guerre finie, l’incertitude, l’instabilité générale, déterminèrent les individus à chercher L’appui d’une organisation pour agir collectivement.

Les isolés se sentirent soudain beaucoup plus faibles qu’avant. Les événements formidables qu’ils avaient traversés en y participant, les firent réfléchir.

Nous savons que la guerre provoquée par les antagonismes impérialistes avait pour but fondamental non seulement de supprimer la concurrence allemande, mais aussi de tuer la possibilité même d’une révolution. Telle était, tout au moins, la pensée de nombreux représentants de la bourgeoisie. Les premières années de guerre semblaient avoir tué tous les éléments d’opposition dans la classe ouvrière. Mais la guerre finie, en dépit de la monstrueuse saignée, une vague puissante de mécontentement secoua les masses, et ce mécontentement prit des formes organisées.

L’incertitude pour l’avenir, le mécontentement général obligèrent les ouvriers de rechercher un refuge dans la famille commune des organisations ouvrières et créèrent la tendance de sortir de l’isolement où les ouvriers se complaisaient auparavant. Les masses sont entrées dans les syndicats dans la recherche de meilleures conditions de travail et pour obtenir la solution des questions provoquées par la guerre.

Ce flot énorme entraîna dans les syndicats, à côté d’éléments conscients, d’autres qui l’étaient moins : à côté d’hommes qui avaient déjà résolu dans leur esprit les questions de guerre, des hommes qui cherchaient encore une réponse à ces questions. Avant et pendant la guerre, les syndicats ne groupaient que la fraction la plus consciente du prolétariat au lendemain de la guerre, nous assistons à l’entrée dans les syndicats des grandes masses ouvrières. Il ne faut pas perdre de vue cette particularité du mouvement syndical d’après-guerre si l’on veut comprendre notre tactique de conquête des syndicats, notre attitude négative vis-à-vis du scissionnisme, notre aspiration à nous emparer de l’ensemble des organisations. Pour nous, une organisation syndicale est non pas le groupement d’une élite, mais un cadre ralliant le plus grand nombre possible d’ouvriers travaillant dans telle ou telle branche d’industrie.

L’épanouissement des illusions réformistes

Simultanément à cet accroissement du mouvement syndical, nous observons, au lendemain de la guerre, l’épanouissement des illusions réformistes. Cet épanouissement est la seconde particularité du mouvement syndical d’après-guerre. Nous avons caractérisé plus haut le réformisme et fait ressortir ses traits saillants. Après la guerre, il semble que le réformisme reçoit la possibilité de réaliser son idéal et de montrer au moyen de réformes l’efficacité de son point de vue, opposé à celui de l’aile révolutionnaire du mouvement ouvrier.

En quoi consiste cet épanouissement des illusions réformistes ?

La collaboration des classes en Allemagne

On sait que, dans les Empires Centraux, la cessation des hostilités a coïncidé avec la Révolution allemande, officiellement datée du 9 novembre. Cette révolution a montré qu’au moment d’une secousse sociale, d’une collision révolutionnaire des classes en présence, les seules forces organisées sont le prolétariat et le patronat. Le pouvoir des hobereaux allemands s’effondra sous les coups des défaites militaires. La révolte gronda et le prolétariat fut le plus fort. Ce n’est pas étonnant puisqu’en Allemagne le poids spécifique de la classe ouvrière est beaucoup plus important que dans les autres pays et son rôle dans la Révolution en découle naturellement.

Comparons l’importance relative des prolétariats russe et allemand. En Allemagne, sur 65.000.000 d’habitants, il y a 22.000.000 de salariés.

En Russie, sur 150.000.000 d’habitants, il y a au maximum, y compris les ouvriers agricoles, de 8 à 9 millions de prolétaires. La comparaison de ces deux chiffres incite à penser qu’un rôle directeur doit appartenir au prolétariat dans la Révolution allemande. Si le prolétariat russe, dans un pays paysan, avec un faible pourcentage de population urbaine, a su jouer un rôle directeur d’une importance exclusive, quel n’aurait pas dû être celui du prolétariat allemand. Mais il adopta une ligne de conduite erronée, et c’est ce qui fait encore, à l’heure actuelle, la tragédie de la Révolution allemande.

Quelques jours avant la Révolution, des conversations s’engagèrent entre les représentants des syndicats ouvriers et patronaux, en Allemagne ; elles se terminèrent le 15 novembre par un accord entré dans l’histoire sous le nom de “Arbeitsgemeinschaft”. Ce mot allemand est difficile à traduire, mais on peut le rendre à peu près par le terme “collaboration des classes”. Sous ce titre fut créée une organisation paritaire composée de patrons et d’ouvriers pour le règlement de toutes les questions sociales. Cette commission devait, au moment de la désagrégation générale de l’Empire d’Allemagne, conserver tous ses fondements.

Les réformistes accordaient une extrême importance à cet accord et, selon la coutume allemande, ils ne manquèrent pas de lui donner des bases philosophiques. Une philosophie paritaire surgit, une philosophie préconisant la gestion paritaire de toute la vie politique et économique du pays, une participation égale des ouvriers et des patrons à l’administration. Mais la philosophie est une chose, la vie en est une autre ; il est impossible d’instituer une gestion paritaire sur l’industrie. Toutes ces commissions paritaires n’étant que l’expression politique du déplacement des forces qui s’est effectué au sein de la masse ouvrière au moment de la Révolution, ont joué d’abord un rôle conservateur. Conservateur parce que, ayant saisi la situation à un moment donné, elles l’ont fixée comme définitive, excluant toute modification ultérieure dans le rapport des forces.

Cela revenait à paralyser le développement ultérieur de la Révolution. Or, en quoi consiste le sens d’une révolution ? Prenez la Révolution russe : elle montre un rapide changement du rapport des forces de classe, une lutte extrêmement acharnée, des progrès rapides de la conscience de classe. Ainsi, augmente la vitesse de chute d’une pierre à mesure qu’elle s’approche du sol. La cohésion de classe est réalisée avec une intensité à chaque instant multipliée.

Au cours des périodes révolutionnaires, les masses prolétariennes s’instruisent rapidement ; elles apprennent rapidement les principes de lutte de classes et de ce point de vue un jour de révolution équivaut à plusieurs années de développement méthodique dans les organisations ouvrières. Les antagonismes de classes se multiplient et grandissent avec une intensité de plus en plus élevée et ils conduisent à la concentration des forces de classe.

Le rapport des forces en lutte est constamment modifié. Mais, si l’on s’en tient à l’état de choses enregistré dans la première phase de la Révolution, cela équivaut à piétiner sur place.

Or, piétiner sur place, c’est précisément ce qu’ont fait les réformistes avec tant de brio que la classe ouvrière allemande n’arrive pas, jusqu’à présent, à se tirer de la brillante situation où ils l’ont mise.

Les commissions paritaires reçurent l’approbation des entrepreneurs. L’un des employeurs les plus en vue, le Docteur Reinhardt qui dirige la plus importante union patronale de Rhénano-Westphalie, groupant les syndicats du charbon et du fer, a expliqué comme suit, dans une assemblée d’employeurs, les motifs de la signature de cet accord paritaire : “Si nous n’avions conclu cet accord, tous les piliers de la société se seraient effondrés ; cet accord nous permet de maintenir les forces spontanées qui, certainement, sont capables de détruire la production et l’ordre.”

Que veulent-elles dire ces paroles du chef d’une grande organisation patronale ? Rappelons-nous des déclarations analogues, faites par les leaders des syndicats patronaux du textile et des métaux en Russie, à la veille des journées de novembre 1917, et tirons-en la conclusion qui s’impose. On peut dire, et telle est bien la conviction des patrons, que les syndicats ont sauvé l’ordre et la production, la plus-value et tout le système capitaliste. Mais les militants syndicaux réformistes ont vu dans tout cela une victoire de la classe ouvrière. Bien entendu, comparée à ce qui était avant le 9 novembre, lorsque la poigne de fer de Ludendorf et Hindenbourg réduisait à l’impuissance toute tentative de résistance ouvrière, la nouvelle situation pouvait être en effet interprétée comme une victoire ; mais, si l’on considère les possibilités objectives de la puissante classe ouvrière allemande, cet accord avait pour résultat de pétrifier tout le mouvement à un moment de la Révolution.

On sait que la Révolution allemande a débuté par un gouvernement ouvrier, revendication que nous posons actuellement dans tous les pays. Le gouvernement fut constitué par des social-démocrates et des indépendants, les partis bourgeois ayant été tenus à l’écart. Mais il “gouverna” tant et si bien qu’il ne tarda pas à transmettre ses pouvoirs à la bourgeoisie. Il n’est plus désormais qu’un appendice des partis bourgeois.

Les réformistes comptaient pouvoir se consolider à l’aide d’un certain nombre de réformes, utiliser les talents organisateurs et les autres forces de la bourgeoisie pour élever la structure économique et politique du pays à un degré supérieur, puis faire encore un pas en avant, et ainsi de suite. Telles étaient les illusions du mouvement politique et syndical en Allemagne : il se représentait les modifications du régime social comme une espèce d’ascension, par degrés, le long d’un escalier. Sur le plan économique : commissions paritaires ; dans le domaine politique : gouvernement de coalition.

Au cours d’une polémique livrée aux social-démocrates pendant la Conférence de Francfort (mars 1923), j’ai comparé la tactique communiste et la tactique réformiste au moyen de deux exemples en posant la question du point de vue des intérêts des social-démocrates eux-mêmes. Je leur disais : “Si la social-démocratie allemande avait occupé, au début de la guerre, une position internationaliste, quelles conséquences en seraient découlées au point de vue national ?

“Oublions, pour un moment, le point de vue international. Si même la guerre avait éclaté, elle eût été rapidement liquidée, car, contre la volonté des syndicats, Guillaume II n’aurait pas pu la mener. Sans la guerre, naturellement, le traité de Versailles n’existerait pas. Et donc, au point de vue de la conformité du but, votre position internationaliste, d’une part, aurait sauvé des millions d’hommes, et, d’autre part, aurait exclu la possibilité même du traité de Versailles.”

Autre exemple, posé également du point de vue national : “À supposer qu’au moment de la paix de Brest, la social-démocratie allemande et les syndicats allemands se fussent conduits, non pas en esclaves de Hindenbourg et Ludendorf, mais énergiquement (grèves, sabotage pour protester contre la paix de brigandage imposée aux Soviets) et qu’ils eussent forcé leur gouvernement à conclure une paix véritablement démocratique, le front des Alliés aurait été immédiatement et totalement désagrégé : l’Allemagne était sauvée du traité de Versailles”.

 

Ainsi, les social-patriotes sont, en fin de compte, les pires ennemis de leur patrie, même au point de vue purement pratique, la tactique des réformistes, loin de donner les résultats qu’ils en attendaient, a abouti à l’inverse, ruinant le pays et l’industrie et poussant la classe ouvrière à la détresse.

Les événements historiques ont d’ailleurs pleinement justifié notre tactique. Tandis qu’après la conférence de Londres et avec l’acceptation du plan Dawes, l’Allemagne a complètement perdu son indépendance économique et politique, la tactique du gouvernement bolcheviste de la Russie soviétique, ayant effectivement transformé la guerre impérialiste en une guerre civile, a par ce fait sauvé le pays de la ruine, de la décomposition et de l’exploitation capitaliste. La bourgeoisie anglo-américaine et la bourgeoisie française, qui traitent le peuple allemand avec la mène désinvolture que les sauvages de l’Afrique centrale, sont impuissantes pour imposer leurs lois à la Russie soviétique, sont obligées de reconnaître le gouvernement bolchevique et de le traiter sur le pied d’égalité.

La tactique des réformistes dans les pays de l’Entente

La tactique réformiste fut appliquée aussi dans les pays alliés, mais les réformistes de ces pays prirent une voie différente. Les alliés disaient lutter pour “les principes éternels”. “la paix éternelle”. Ils le criaient sur tous les toits.

Quelle paix éternelle ? En effet, les dix millions de tués à la guerre ont reçu la paix éternelle.

En ce qui concerne les vivants, jamais le monde n’a connu une telle fièvre militariste et impérialiste qu’après la victoire du “droit” sur la “force”.

Au lendemain de la guerre, cette même “paix éternelle” inaugure la plus curieuse, la plus intéressante page du réformisme ententiste. Les syndicats réformistes, comme il a déjà été dit, étaient la base, les fondements de la guerre. Ils attendaient avec une grande impatience la fin des hostilités. “La guerre finie, tout est à nous”. Or, la guerre étant terminée, il fallut élaborer le traité de paix. Les chefs syndicaux auraient bien voulu, eux aussi, prendre part à ce travail ; mais on leur fit comprendre que l’époque où ils avaient le droit d’entrer par la grande porte était finie, une fois pour toutes, et désormais ils devaient prendre l’escalier de service.

Les hommes au pouvoir se rendaient parfaitement compte du danger d’un mouvement syndical de plus en plus fort.

La proclamation des “Principes éternels”

On avait beaucoup parlé pendant la guerre de la “Société des Nations”, d’une véritable Société des Nations. Wilson publia ses quatorze paragraphes, qui devinrent quelque chose comme les quatorze commandements pour les nigauds réformistes et pacifistes.

La possibilité fut donnée aux réformistes, sinon de prendre part aux conférences diplomatiques, tout au moins de travailler en même temps que ces conférences à l’étude de certaines parties du traité. Des chefs syndicaux comme Gompers, Jouhaux, Appleton, furent adjoints à la Commission qui s’occupa des problèmes internationaux du travail et de la création d’un organe destiné à réglementer toutes les question touchant le travail. Un chapitre spécial fut réservé a ces questions dans le traité de paix.

Le traité de Versailles entrera dans l’histoire comme l’un des documents les plus curieux forgés par la fantaisie humaine. Son chapitre XIII commence par ces mots : “Le travail ne doit pas être une marchandise”. Vous serez sans doute étonnés de trouver dans le traité de Versailles une clause nettement socialiste et vous vous demanderez comment Clemenceau, Lloyd George et Orlando ont pu souscrire à ces mots. C’est que les hommes politiques européens n’ont pas peur des mots et sont prêts à signer n’importe quoi. Quant aux auteurs de ce fameux chapitre XIII, ce sont naturellement nos nigauds réformistes. Ils ont saupoudré le traité de ce sucre, mais Lloyd George et Clemenceau comprenaient parfaitement que le centre de gravité n’était pas là : l’exécution du traité de Versailles dépendait des hommes disposant de la force armée.

En même temps que le traité de Versailles était signé, Clemenceau, son principal inspirateur, lança cette phrase qui ne manque pas d’intérêt et que Poincaré est en train d’appliquer : “Il y a en Europe vingt millions d’Allemands qui sont de trop”. Cela veut dire qu’il faut réduire la population allemande de 65 à 45 millions d’habitants. Il y a bien des façons d’y arriver. La paix de Versailles avait donc pour objectif d’enlever à l’Allemagne vingt millions d’habitants, mais par ailleurs, elle proclamait des “principes éternels”, tels que : “Le travail ne doit pas être une marchandise”, “l’équité doit triompher”.

Résultat de ce chapitre XIII, qui est “la meilleure partie du traité de Versailles”, selon l’expression d’un réformiste, surgit, auprès de la Société des Nations, le Bureau International du Travail. La Société des Nations, c’est le trust des pays vainqueurs où l’influence prépondérante appartient au plus fort. Dans la politique internationale, le verbe ne joue aucun rôle : la force est tout. Le trust vainqueur estima indispensable la création d’un Bureau International du Travail ayant pour but l’établissement de “la justice” entre le travail et le capital.

La Conférence de Washington

Le Bureau International du Travail fut organisé de la façon suivante : en octobre 1919 fut convoquée, à Washington une conférence. Y furent invités les représentants des syndicats, des unions patronales et des gouvernements qui, comme on sait, sont “neutres" vis-à-vis des ouvriers et des patrons. La bourgeoisie et les réformistes aiment fort à parler d’une législation étrangère à tout esprit de classe, etc., et répandre avec une louable persévérance la légende de la neutralité des gouvernements. Les comptes rendus de l’Internationale d’Amsterdam contiennent maintes pages où sont racontées les victoires remportées par Amsterdam à la Conférence de Washington.

La Conférence de Washington adopta tout un programme de réformes sociales et, en particulier, la journée de huit heures obligatoire. Fait curieux : au cours du vote de ce programme, les représentants des gouvernements “neutres” lui donnèrent bien volontiers leur suffrage. Les organisations des pays où la journée de huit heures avait déjà été conquise par les ouvriers insistaient sur son introduction obligatoire dans tous les pays. Et naturellement, elles fournissaient à l’appui quantité de considérations humanitaires ; car de tout temps, n’est-ce pas, la philanthropie fut à la base de l’action sociale des patrons et des gouvernements. La concurrence et le problème du coût de la vie furent aussi examinés en détail. Une longue discussion fut soutenue avec les représentants du gouvernement japonais qui voulaient prouver que des particularités propres au seul Japon exigent que les ouvriers y travaillent douze heures par jour. En l’occurrence, les plus chaleureux partisans de la journée de huit heures furent non pas les représentants des organisations ouvrières, mais les entrepreneurs anglais et français, pris au vif par la question de la concurrence.

En général, les représentants du patronat et des gouvernements bourgeois à la conférence de Washington se sont montrés complaisants aux tendances réformistes. Les leaders réformistes expliquaient ce fait par l’effet de leur éloquence et de leur tactique particulièrement fine et appropriée aux circonstances. Cette explication montre une fais de plus leur ignorance absolue de la dynamique de la lutte sociale. La bourgeoisie montrait de la complaisance, non pas parce qu’elle était convaincue de la nécessité des réformes sociales, mais par crainte de perdre davantage par l’intransigeance. Les succès apparents du social-réformisme s’expliquent ainsi par la crainte de la Révolution qui hantait la bourgeoisie.

Le Bureau International du Travail

Le programme de réformes sociales adopté, la Conférence de Washington créa le Bureau International du Travail, composé de six représentants ouvriers, de six représentants patronaux (à qui, entre parenthèses, la Conférence de Washington donna l’occasion de créer leur Internationale), et de douze représentants des gouvernements anglais, français, tchécoslovaque, polonais et autres. On peut juger de la brillante victoire des réformistes : sur vingt-quatre représentants, les organisations ouvrières n’en délèguent que six. Albert Thomas, poussé par les réformistes, fut nommé directeur de cette remarquable institution. La classe ouvrière du monde entier peut être tranquille : le Bureau International du Travail veillera aux intérêts du prolétariat, car il a à sa tète Albert Thomas, champion révolutionnaire éprouvé !

Deux questions se posent à propos de ce Bureau International du Travail. Premièrement, pourquoi la bourgeoisie a-t-elle trouvé nécessaire de mettre en scène cette comédie ? Deuxième question : quelle fut l’attitude de la masse ouvrière à l’égard de cette réalisation “révolutionnaire” ? La bourgeoisie tenait à se ménager une soupape de sûreté. Il faut toujours laisser une issue à la vapeur, pour qu’elle ne fasse pas éclater la chaudière. La bourgeoisie a parfaitement compris la nécessité, après la guerre. de ménager un certain nombre de soupapes sociales : autrement, l’énergie ouvrière accumulée faisait sauter tout le système capitaliste. Déjà l’explosion avait grondé en Orient : la Révolution russe était un fait significatif dont les stratèges bourgeois devaient faire état.

Ainsi, la bourgeoisie dut faire des concessions. Les réformistes purent dire aux ouvriers : “Vous voyez, grâce à notre tactique, ils sont forcés de nous faire des concessions ; nous obtenons des choses qui, sans nous, auraient coûté d’énormes sacrifices”. La bourgeoisie, de son côté, cédait en se disant qu’il valait mieux sacrifier un peu que de perdre le tout. La perspective qui s’ouvrait devant les représentants de la bourgeoisie était à peu prés celle-ci : “Si nous conservons le pouvoir politique et économique, rien ne nous sera plus facile que de reprendre plus tard, quand les masses se seront tranquillisées, tout ce que nous donnons maintenant”. Il faut dire que Clemenceau, dans l’espace de quelques mois, avec une rapidité remarquable, avait fait ratifier la loi des huit heures par la Chambre et par le Sénat. Car il fallait montrer qua la France victorieuse offrait des avantages réels à la classe ouvrière en récompense des pertes immenses subies pendant la guerre.

Cela permit aux réformistes de dire aux ouvriers :

“Vous voyez bien, c’est grâce à notre tactique que la bourgeoisie nous fait des concessions. À présent, nous arrivons à des résultats que dans d’autres conditions on n’aurait pu obtenir que par la lutte qui nous coterait fort cher et nous ferait de nombreuses victimes”.

Quelle répercussion eurent ces “réalisations” réformistes sur les masses ? Et pourquoi, dans la première phase d’après-guerre, les masses ont-elles emboîté le pas aux réformistes ? Les hostilités finies, la classe ouvrière était pleine de haine et d’énergie, mais elle n’avait pas le désir de la lutte. La guerre avait provoqué une immense lassitude ; or la révolution est une guerre civile, elle exige une tension nouvelle de l’énergie, une nouvelle effusion de sang. Cela effrayait les grandes masses ; elles espérèrent la réalisation des promesses reçues et crurent pouvoir arriver à quelque chose d’effectif sans de nouveaux sacrifices. Tout cet ensemble de faits poussait les masses dans la voie montrée par la bourgeoisie et les réformistes.

Au lendemain de la guerre, la bourgeoisie avait tout intérêt à cultiver les illusions réformistes des masses, et celles-ci se sentaient enclines à éviter tout conflit. “Que ce calice nous soit épargné”, disaient les réformistes aux ouvriers en leur montrant du doigt la Russie ou la révolution avait entraîné une longue suite de souffrances et de luttes.

Telles sont les causes qui, au début, déterminèrent cet épanouissement de la politique réformiste, et gagnèrent dans une certaine mesure les sympathies des masses ouvrières aux organes créés par la bourgeoisie libérale de concert avec les dirigeants réformistes.

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La Fédération Syndicale Internationale (Internationale d’Amsterdam)

Les organisations syndicales internationales

Passons à l’examen des tendances actuelles au sein du mouvement syndical international. Pour étudier la lutte livrée dans le mouvement syndical mondial, nous examinerons les organisations internationales existantes et les particularités distinctives des différents types du mouvement syndical international.

Nous y trouvons les organisations internationales suivantes : la Fédération Syndicale Internationale (siège à Amsterdam), 29 Fédérations Internationales de métier et d’industrie (Métaux, Textile, Miment, Habillement Coiffeurs, Chapeliers, etc.) qui, au point de vue politique, adhérent à l’Internationale d’Amsterdam. D’autre part, il y a l’Internationale Syndicale Rouge et quinze Comités internationaux de propagande.

Outre ces organismes internationaux, Amsterdam et l’I.S.R. groupant le mouvement syndical horizontalement et verticalement par les Fédérations Internationales d’industrie et les Comités Internationaux de Propagande, il existe encore une “Association Internationale des Travailleurs”. À juger par cette appellation, on pourrait croire qu’il s’agit de quelque chose de sérieux. En réalité, cette Internationale ne comprend que des groupes minuscules anarcho-syndicalistes en France, en Italie et en Allemagne.

En plus de ces Internationales qui, en somme, unissent tous les courants qui se font jour dans le mouvement ouvrier, une tentative se manifeste de créer une “Internationale des Ouvriers Catholiques”. Des conférences internationales catholiques ont été tenues. Elles ont délibéré sur certaines questions intéressant les ouvriers catholiques de tous les pays. Tous les groupements internationaux refluent les divisions politiques et syndicales du mouvement ouvrier international.

La formation de l’Internationale d’Amsterdam

Commençons par examiner toutes les organisations précitées dans l’ordre où nous les avons nommées. Nous avons envisagé leurs forces, leur constitution, leur tactique et les méthodes qu’elles emploient pour résoudre tel ou tel problème.

L’Internationale d’Amsterdam s’est formée après la fin de la guerre. Des essais de convoquer une Conférence internationale avaient été faits pendant la guerre : les syndicats hollandais et suisses en assumèrent l’initiative. Mais chaque fois ils se sont heurtés à la résistance des syndicats des pays belligérants, et cette conférence n’eut pas lieu.

Toutefois, en 1917, à Berne, s’était réunie une conférence convoquée par les syndicats neutres. Les représentants des syndicats des pays alliés n’y participèrent pas, la guerre durant encore. Après la cessation des hostilités, de nouveau avec l’aide des syndicats des pays neutres, une conférence internationale fut réunie, en février 1919, à Berne. Elle laissa peu de traces, mais ce qui en subsiste prouve que sa préoccupation principale fut d’établir les responsabilités de la guerre. Les représentants des pays “alliés” se sentaient dans le rôle de diplomates nationaux et voulaient à toute force arracher aux représentants syndicaux d’Allemagne et d’Autriche l’aveu de la culpabilité de ces deux pays, et la condamnation de la tactique qu’ils avaient observée de longues années durant. La conférence resta à peu prés sans résultat, sauf celui-ci : la décision de convoquer, en juillet 1919, à Amsterdam, le Congrès international qui, précisément, devait fonder l’Internationale d’Amsterdam.

Le premier Congrès de l’Internationale d’Amsterdam

Quelles furent les questions tranchées par le premier Congrès, et en général, quels furent les traits caractéristiques de ce Congrès ?

Donnons la parole aux amsterdamiens eux-mêmes, à qui personne ne saurait imputer une insuffisance d’amour et de respect pour leur propre organisation.

Voici ce que nous lisons dans les comptes rendus officiels présentés par l’Internationale d’Amsterdam au Congrès de Rome, en avril 1922 :

“Bien que l’union ait pu être établie entre représentants des syndicats de divers pays, tout dernièrement encore, en relations d’hostilités, le Congrès n’a pas donné de résultats pleinement satisfaisants. Presque sur chaque point se manifestèrent avec force les antagonismes artificiellement nourris pendant la guerre. Presque chaque jour, le Congrès voyait surgir des conflits, et il fallut bien des efforts pour arriver à l’unanimité”.

Ce sont là les termes du compte rendu officiel. Les secrétaires de l’Internationale d’Amsterdam, ex officio, devaient atténuer la vérité.

Le premier Congrès de l’Internationale d’Amsterdam ressembla à une assemblée de nationalistes forcenés, dont chacun s’attachait à prouver que sa patrie n’avait rien à se reprocher, en ce qui concerne la guerre, et que, par suite, l’attitude des leaders syndicaux des pays en question méritait d’être approuvée par les ouvriers de toutes les autres nations. Les représentants des “alliés” signifièrent cet ultimatum aux syndiqués d’Allemagne et d’Autriche : reconnaître dans une déclaration officielle que l’Allemagne était responsable de la guerre et que la conduite des syndicats allemands vis-à-vis du prolétariat belge était inique.

Il n’est pas difficile de s’imaginer l’impression que tout cela devait faire sur les social-patriotes allemands, persuadés de la justesse de leur point de vue, tout autant que les Français. Cette exigence des alliés portait un caractère d’ultimatum : avant de la satisfaire, ni Allemands ni Autrichiens ne devaient être admis dans l’Internationale.

Après de très longs débats, après des frottements et des conflits nationaux extrêmement âpres par leur contenu plutôt que par leur forme, l’Allemand Sassenbach fit à peu près la déclaration suivante : 

Les syndicats allemands reconnaissent toujours qu’une grande injustice a été commise à l’égard de la Belgique. Les syndicats allemands étaient convaincus que l’Allemagne faisait une guerre défensive, sans quoi ils se seraient prononcés contre elle et ils auraient réagi avec la dernière énergie. Ayant indiqué ensuite sur l’information défectueuse qui était la cause fondamentale de toutes les fautes commises, Sassenbach terminait ainsi : “Tout ce qui a était fait le fut dans le but de servir les intérêts vitaux du peuple allemand, mais sans intention de commettre des injustices à l’égard des ouvriers d’autres pays, ni de violer les engagements internationaux.”

Cette formule est extrêmement vague, mais elle donna une satisfaction politique et morale aux socialistes-patriotes de France, de Belgique, d’Angleterre et des États-Unis. Après la déclaration de Sassenbach, le Congrès adopta la résolution suivante : “Etant donné que la tâche principale du Congrès est la reconstitution de l’Internationale syndicale, afin que des événements tels que ceux qui eurent lieu la veille et au cours de la guerre ne puissent plus se reproduire, le Congrès, après avoir entendu la déclaration des représentants de la délégation allemande, constate les regrets qui sont exprimés et passe à l’ordre du jour”.

Les syndiqués alliés se préoccupaient avant tout de recevoir un mea culpa officiel. Cette tactique était appliquée par eux de front avec la Conférence diplomatique internationale au cours de laquelle on obligeait les diplomates allemands à reconnaître les torts de l’Allemagne. La seule différence était que les diplomates de l’Entente ne faisaient pas tant de façons : ils présentèrent aux Allemands le traité de Versailles tous rédigé en disant : “Signez !”

La déclaration de Sassenbach, extrêmement prudente, provoqua toute une tempête de protestations et d’indignation dans le camp des syndicats austro-allemands. Dès qu’il fut rentré, la Centrale Syndicale allemande désavoua la déclaration qu’il avait faite. Ainsi, d’une part, la culpabilité était avouée, et d’autre part officiellement désavouée, ce qui était une façon assez originale de trancher le nœud gordien.

Cet épisode suffit à montrer la composition de l’Internationale d’Amsterdam et à préjuger du développement ultérieur de cette organisation. En effet, ]’Internationale d’Amsterdam assura l’hégémonie aux militants syndicaux alliés, ententistes. Une scène bien curieuse s’était déroulée à ce même Congrès. Legien avait été le chef reconnu du mouvement syndical international, mais la victoire des alliés, amenant la ruine de l’Allemagne, eut aussi pour résultat la chute de Legien. Un autre président fut élu, et Legien ne reçut même pas le poste de vice-président, bien que l’Allemagne dépassât, par le nombre de ses syndiqués, tous les autres pays.

Les représentants des syndicats autrichiens comprirent parfaitement l’importance politique de ce fait ; ils se rendirent compte que ceux qui avaient été les alliés des Allemands sur le front de guerre devaient être également leurs alliés à Amsterdam ; ils réagirent de la même façon que leurs camarades allemands contre l’attitude des représentants “ententistes” : la vice-présidence ayant été offerte au leader autrichien Hubert, il la refusa : “Nous avons souffert jusqu’ici aux côtés de nos camarades allemands, nous n’entendons pas qu’on nous fasse maintenant un régime à part”.

Tous ces incidents sont curieux non seulement au point de vue de la structure de l’Internationale d’Amsterdam. Ils sont caractéristiques, aussi, pour les années ultérieures, avec leurs antagonismes et leurs conflits national-patriotiques. À l’époque présente, ces mêmes traits entraînent la désagrégation des organismes qui ont essayé de reprendre les traditions du mouvement ouvrier mondial d’avant-guerre.

À prendre toutes les décisions de ce premier Congrès, on n’y trouvera, je pense, rien de plus important que certaines clauses concernant le Bureau International du Travail. On avait bien essayé de parler de socialisation. Comme on sait, 1919 fut l’année où s’épanouirent les idées et les projets socialisateurs ; mais ces questions furent traitées plus amplement au cours de la Conférence de Londres, en 1920.

La question se pose : pourquoi fallait-il, à toute force, créer une Internationale, puisque son enfantement se heurtait à de telles difficultés, puisque les antagonismes nationaux étaient si forts ?

C’est que, voyez-vous, l’Internationale devait être créée pour que les chefs syndicaux ne perdent pas toute espèce d’ascendant sur les ouvriers. Il fallait fonder cette Internationale parce que, au lendemain de la guerre, les masses ouvrières les plus retardataires ressentaient le besoin d’avoir une organisation internationale capable d’empêcher la répétition des souffrances vécues, capables d’éviter la guerre. Si les leaders s’étaient opposés à la formation d’un organisme ouvrier international, ils auraient été écartés du mouvement.

La création d’une Internationale était donc dictée aussi bien par l’instinct de conservation des patriotes et des nationalistes syndicaux, que par le dessein d’influer internationalement sur les organisations créées par le traité de Versailles.

Le Congrès de Londres

Le Congrès suivant de l’internationale d’Amsterdam se tint du 23 au 27 novembre 1920 à Londres. Sa principale préoccupation fut de montrer au monde entier qu’il ne s’agissait pas d’une lutte entre Moscou et Amsterdam, mais bien entre Moscou et Londres.

Au Congrès étaient représentés les centres syndicaux d’Angleterre, de France, d’Allemagne, de Belgique, des Pays-Bas, d’Italie, de Suède, de Norvège, de Suisse, du Danemark, de Tchécoslovaquie, de Luxembourg, d’Espagne et du Canada. L’ordre du jour du Congrès fut : La situation internationale et la position de la Fédération Syndicale Internationale ; la question monétaire ; la socialisation ; réponse aux attaques de Moscou ; la journée de travail de huit heures, et plusieurs autres questions de moindre importance.

Notons un incident curieux, qui eut lieu au Congrès. Ce fut une plainte contre les syndicats russes portée au nom de “145.000 ouvriers organisés de la région d’Oural.” Les leaders du Congrès n’ont pas pu se refuser le plaisir d’organiser une démonstration dirigée contre nous. À cet effet, ils permirent à quelques mencheviks et socialistes révolutionnaires, qui s’étaient enfuis de Russie après la débâcle de Koltchak, de participer au Congrès en qualité de “représentants” du prolétariat d’Oural.

Qu’étaient-ce que ces représentants ? Les nommés Stroumilo, Menchikoff, Talentchine et Gendarmoff, qui avaient travaillé dans les syndicats d’Oural à l’époque où la région était occupée par Koltchak, vinrent en Angleterre en avril 1920 et exposèrent leurs plaintes au Comité parlementaire du Congrès des Trade-Unions. Lorsque Thomas, le président du Comité parlementaire avait demandé sur quels éléments s’appuyait à la fin du compte le gouvernement russe, il lui fut répondu par Stroumilo que les bolcheviks sont arrivés à diviser les ouvriers en deux groupes : en groupe d’ouvriers qualifiés et en groupe de non-qualifiés, qu’ils s’appuient sur les ouvriers non-qualifiés qu’ils excitent contre les autres. Ces réponses montrent bien ce qu’étaient les “représentants” du prolétariat d’Oural.

Ce furent ces Messieurs Stroumilo, Gendarmoff (au nom symbolique) et autres qui rédigèrent la plainte où ils eurent le triste courage d’affirmer que 145.000 ouvriers d’Oural exprimaient leur regret de ne pouvoir assister au Congrès de Londres parce que le gouvernement russe leur défendait de s’y rendre.

La discussion qui s’engagea sur le compte rendu du présidium montra aussitôt que les réformistes réunis au Congrès voulaient cacher par la phraséologie révolutionnaire leurs tendances bourgeoises. Le Congrès adopta une résolution où il protestait contre la réaction grandissante, contre la guerre faite à la Russie et contre le blocus de ce pays. Il fit un appel aux ouvriers de tous les pays de lutter de toutes leurs forces et par tous les moyens contre la réaction qui menace l’existence même des syndicats. Le Congrès se prononça pour l’application de la grève générale des masses et appela les ouvriers à déclarer la guerre à la guerre et de lutter pour la réalisation d’une société nouvelle. Cette résolution fut acceptée par l’unanimité, moins les voix des délégués italiens et norvégiens.

Le Congrès prit en outre une résolution sur le pacifisme, qui fut ainsi rédigée : “Le Congrès syndical international constate qu’il ne faut pas confondre la lutte du prolétariat international organisé contre la guerre avec le pacifisme de la bourgeoisie capitaliste ; il considère comme duperie (mensonge) et il condamne toutes les entreprises guerrières dont le but est d’imposer aux peuples telles ou telles autres formes politiques ou économiques. Les ouvriers veulent la paix définitive et constante entre les peuples et refusent de se laisser duper et de combattre pour la “dernière” ou “l’avant-dernière guerre”.

Lorsque la guerre est finie, lorsque une dizaine de millions d’hommes sont tombés sur les champs du bataille, les hommes qui avaient soutenu et qui avaient glorifié la guerre avec un cynisme incroyable, déclarent maintenant la guerre à la guerre. En temps de paix, ces Messieurs sont toujours contre la guerre, par contre, en temps de guerre, ils sont toujours contre la paix. Jouhaux et les autres social-patriotes “dupés” ont dû s’amuser énormément à la lecture, de cette résolution.

La démagogie des délégués au Congrès est manifeste dans bien d’autres résolutions. C’est ainsi que la résolution sur la durée du travail journalier constate que dans de rares pays seulement la législation sur la durée du travail correspond aux décisions de la Conférence de Washington, que dans la majorité des pays les gouvernements et les entrepreneurs, non seulement tentent d’empêcher l’application de ces décisions, mais font tout leur possible pour prolonger la journée au delà de huit heures, là où elle existait déjà. En appelant toutes les organisations la lutte pour la journée de travail de huit heures, le Congrès syndical International déclare qu’il refuserait au Bureau International du Travail tout concours de la part des organisations syndicales au cas où les décisions de Washington ne seraient pas ratifiées dans un délai déterminé. Après cet ultimatum, le Congrès, dans sa résolution sur les matières premières, proposa au Bureau International du Travail d’élaborer dans le délai le plus rapproché un plan de création d’un Bureau International pour la distribution des matières premières. La résolution disait qu’il fallait réaliser aussi vite que possible le plan en question afin que “la distribution des matières premières et des produits alimentaires soit faite selon les règles de la justice.”

Ensuite, le Congrès se préoccupa de la question de la monnaie. Ce fut Jouhaux, le secrétaire de la C.G.T. française, qui fit l’exposé de la question. La résolution qu’il proposa insiste sur la nécessité des emprunts internationaux, de l’annulation des dettes de guerre ; elle se prononce contre les émissions continuelles, propose l’établissement de la circulation monétaire normale et recommande plusieurs mesures qui pourraient être prises par la Ligue des Nations ou par un organisme spécialement créé par la Ligue des Nations à cet effet.

Le représentant des syndicats belges proteste contre l’annulation des dettes de guerre. La bourgeoisie de son pays en escomptait des bénéfices et il considérait que les dettes de guerre devaient être payées.

Les autres délégués, qui représentaient les pays énormément endettés, votèrent la proposition radicale de Jouhaux. La tentative de l’Italien Buozzi d’amender la résolution Jouhaux n’amena aucun résultat. Les italiens voulaient que non seulement les dettes de guerre, mais que toutes les obligations imposées par les puissances victorieuses ou vaincues, fussent annulées. Les représentants des pays victorieux s’y opposèrent et finalement c’est la résolution Jouhaux qui fut acceptée sans aucune modification.

Lorsque la question financière eut été résolue par le Congrès on s’occupa de la question de socialisation. Le Congrès adopta une résolution sur la socialisation des moyens de production. La résolution condamne le système de production capitaliste qui favorise des personnes isolées au détriment de la société. Le Congrès affirme que “les ouvriers ne veulent pas produire pour augmenter les richesses des capitalistes”. Il attire l’attention des ouvriers sur le fait que la majeure partie des richesses doit revenir à la société, que l’augmentation de la productivité ne pourra avoir lieu qu’avec le nouveau système de production, lorsque le profit d’entrepreneur sera supprimé et lorsque les capitalistes n’auront plus 11 possibilité d’exploiter la tendance des ouvriers d’élever la productivité de leur travail. Dans les intérêts de la société, le Congrès exige, par conséquent, la socialisation de la terre et des moyens de production, la socialisation immédiate des mines, des moyens de transport et, en général, de toutes les branches de production dont la socialisation est réalisable, selon l’avis du prolétariat des pays respectifs. La socialisation ne doit pas être comprise comme transmission du contrôle sur la production à l’État capitaliste, mais comme participation effective de la société dans ce contrôle par l’intermédiaire des syndicats et de leurs délégués. Quant aux branches d’industrie, qui ne sont pas immédiatement socialisées, te Congrès exige que leur socialisation ultérieure soit méthodiquement préparée par le droit au contrôle de leur production par les ouvriers organisés.

Le Congrès appelle les ouvriers du monde entier à user de leur puissance politique et économique peur atteindre ce but. Le Congrès propose an Bureau de la Fédération Internationale Syndicale de s’entendre avec les secrétariats des syndicats des mineurs, des marins et d’autres travailleurs du transport pour réaliser cette tâche par tous les moyens en leur pouvoir.

Cette résolution vide de sens, qui ne montre nullement les moyens de l’appliquer, qui ne souffle mot sur la nécessité de la conquête du pouvoir par le prolétariat pour avoir la possibilité de réaliser la socialisation, la résolution qui propose la “socialisation dans les cadres de l’État capitaliste”, cette résolution fut adoptée à l’unanimité.

Outre ces fameuses résolutions, le Congrès élut une commission qui élabora la réponse aux “attaques de Moscou”. Cette résolution proteste contre les “insultes” émanant de Lénine, de Radek, de Zinoviev et de Bela Kun, d’une part, et d’autre part, contre celles de Tomsky, de Losovsky, de Rosmer et de Chabline (il s’agissait du manifeste publié par l’Internationale Communiste et l’Internationale Syndicale Rouge à l’occasion du Congrès de Londres de l’Internationale d’Amsterdam). Le Congrès déclare que “les attaques ne viennent pas du prolétariat russe”, qu’elles sont pénétrées d’un esprit d’hypocrisie manifeste et par le désir de détruire les organisations syndicales de tous les pays. La résolution rappelle que l’Internationale d’Amsterdam “combat les gouvernements qui soutiennent la contre-révolution” ; elle affirme sa solidarité avec “les souffrances et avec la lutte des prolétaires révolutionnaires de Russie”, invite ces prolétaires à se joindre à la Fédération Syndicale Internationale et “joindre leur énergie de militants aux efforts d’autres prolétaires pour former un front unique de lutte contre la réaction mondiale”. Tout cela, le Congrès le dit au prolétariat de Russie par-dessus la tête des “calomniateurs”, parce qu’il trouve que ce prolétariat est induit en erreur par ses leaders sur l’Internationale Syndicale. La délégation française propose de compléter la résolution par une suggestion qui dit qu’ “aucun gouvernement, le gouvernement communiste y compris, ne peut en même temps diriger l’Internationale Syndicale, comme cela a lieu à Moscou”.

En ce qui concerne la question de la Ruhr, le délégué Legien en appelle, “non à la pitié, mais au bon sens” du prolétariat international. Il condamne la politique de force des Alliés et affirme que le principal mensonge sur les buts de la guerre mondiale fut l’affirmation que la guerre poursuivait la destruction du militarisme. Thomas répondit qu’il pensait que l’orateur précédent “eût mieux fait d’adresser cette observation aux camarades Français, parce que la France, malgré les pertes que la guerre lui causa, poursuivait ses desseins impérialistes.” Mais, en général, Thomas est bien d’accord avec la déclaration de Legien, que ce fut bien le plus grand mensonge que l’humanité ait connu que l’affirmation que la guerre avait pour but la destruction du militarisme…

 

Le Congrès fut clôturé par l’élection d’un nouveau bureau et ce fut Thomas, le leader des Cheminots anglais, qui fut mis à la tête de l’Internationale. Ces pauvres présidents de l’Internationale d’Amsterdam n’ont vraiment pas de chance. À peine Thomas élu au poste de président, les Cheminots de Newport se sont rassemblés et ont adopté une résolution condamnant la conduite de Thomas pour avoir trahi les ouvriers au cours de la grève des mineurs et exigeant son expulsion du syndicat des Cheminots.

Le Congrès de Rome

Le Congrès suivant fut convoqué en Italie, du 20 au 22 avril 1922, afin de faire une démonstration syndicale au moment où la Conférence de Gênes tenait ses assises. L’Internationale d’Amsterdam organisa une conférence à Gênes et adressa, au nom de cette Conférence syndicale, une déclaration à la Commission économique de la Conférence de Gênes. Cette déclaration fut transmise par Jouhaux, d’Aragona, Oudegeest et Mertens en personne.

Les leaders d’Amsterdam proposaient dans leur déclaration : 1. De résoudre le problème des matières premières et de la crise monétaire ; 2. de mettre fin à l’impérialisme économique ( !) ; 3. de développer les possibilités économiques de tous les pays ; 4. d’assurer la paix par le désarmement, et 5. de garantir les conquêtes ouvrières et surtout la journée de huit heures.

Les représentants de l’Internationale d’Amsterdam furent reçus par la Commission économique, mais leur déclaration n’impressionna nullement les hommes d’État siégeant à Genève, qui savaient fort bien que l’Internationale d’Amsterdam, malgré toutes ses déclarations, ne songeait nullement à sortir de l’obéissance à la bourgeoisie.

La déclaration remise, les Amsterdamiens partirent pour Rome, où ils se mirent à élaborer de nouvelles déclarations. Les questions fondamentales de l’ordre du jour furent : la reconstruction de l’Europe (Jouhaux), la réaction, la politique internationale et la journée de travail de 8 heures (Mertens). Le Congrès entendit la répétition de ce qui était dit dans la déclaration adressée aux représentants de la Commission économique de la Conférence de Gênes. Jouhaux insistait, en démontrant que si les projets qu’il soumettait n’étaient pas adoptés, l’Europe entière en supporterait les conséquences. Aucune idée nouvelle ne fut apportée. Ce ne fut que la répétition de ce qui avait été dit au Congrès de Londres en novembre 1920, les mêmes phrases sur la Ligue des Nations, les mêmes paroles sur la collaboration des peuples, avec la seule différence que la terminologie même de lutte de classe disparut complètement de tous les discours et résolutions.

Sur les questions de la réaction mondiale et de la journée de travail de 8 heures, le Congrès constata qu’aucun des engagements pris envers la classe ouvrière n’est tenu, que, bien au contraire, plusieurs réalisations conquises par les ouvriers sont de nouveau menacées par le patronat, que les forces de réaction essayent, sous divers prétextes, de détruire les organisations prolétariennes, la législation sociale et l’application de la journée de huit heures.

Quelles sont les propositions du Congrès après avoir constaté l’offensive du capital sur tout le front du combat ?

Le Congrès proteste de la manière la plus énergique contre toutes les formes et espèces de réaction. Il déclare que les améliorations obtenues par les ouvriers ne doivent pas être considérées comme une aumône. Il appelle les travailleurs manuels et intellectuels à l’union dans leurs organisations professionnelles, il appelle les travailleurs de Russie, d’Amérique et d’Asie à entrer dans l’organisation internationale unique du prolétariat. Quant à la défense immédiate des travailleurs et de leurs libertés sociales, le Congrès décide que le bureau de l’Internationale d’Amsterdam tiendra au courant chaque organisation nationale et, en cas de nécessité, prendra des mesures énergiques pour soutenir matériellement et moralement les pays menacés par la réaction.

C’est tout. Au lieu de l’intervention compatible avec une lutte efficace contre la bourgeoisie, on n’élève que des protestations verbales, menaces vagues dans le futur et une passivité totale dans le présent. Après avoir blâmé “moralement” la réaction, ils ont commencé la “lutte” contre la guerre. Nous savons que les 15-16 novembre 1921 on a convoqué à Amsterdam une conférence de représentants des métallurgistes, des mineurs, des ouvriers des transports. Cette conférence devait créer une triple Union Internationale pour lutter contre la guerre, mais quand l’initiateur de cette conférence, Fimmen, eut posé la question de la création de la triple Union d’une manière concrète, les délégués l’un après l’autre commencèrent à démontrer que c’est absolument impossible. Frank Hodges dit : “Vous voulez créer une triple Union contre la guerre, mais je sais par expérience qu’une coalition pareille ne donnera pas les résultats attendus”. Après que tous eurent exprimé la même pensée – que la triple union ne pourra lutter contre la guerre – il fut quand même créé un comité, qui devra en cas de conflits internationaux appeler à l’action.

On se demande quel appel à l’action peut lancer un comité, quand ses organisateurs eux-mêmes ont déclaré que nulle action n’est possible dans le cas d’un conflit international. Au Congrès de Rome, après le rapport de Fimmen, on pouvait entrevoir, surtout après les discours de Thomas, de Dismann, de Williams et des autres orateurs, que le noyau futur de l’Internationale d’Amsterdam était très sceptique quant aux actions possibles et n’avait pas foi dans la possibilité d’appliquer les décisions prises au congrès. Ce qui n’empêchera certainement pas que le Congrès accepte la résolution invitant toutes les organisations affiliées à Amsterdam à mener une propagande énergique parmi les ouvriers contre le militarisme, qu’en cas de danger de guerre et sur appel de la Fédération Internationale des Syndicats les ouvriers déclarent la grève.

En acceptant cette résolution, l’Internationale d’Amsterdam a tenu sa tâche pour accomplie. Il ne manqua pas à ce congrès d’interventions contre les “scissionnistes russes” et de propositions hypocrites aux syndicats russes pour entrer dans les organisations d’Amsterdam. Thomas dit textuellement que l’on est prêt à accepter les travailleurs russes, sauf ceux qui parlent en leur nom. Le plus important est le fait que le Congrès de Rome ne prit pas position en ce qui concerne la lutte menée par la délégation soviétique russe à la Conférence de Gènes. Les messieurs d’Amsterdam traitèrent toutes les questions sauf celles qui étaient au bout de leur nez. Ce n’est pas un hasard que les choses se soient passées ainsi. Si ce congrès avait poursuivi vraiment les intérêts du prolétariat et non les intérêts de la bureaucratie syndicale pourrie, il aurait défendu avec toute l’énergie nécessaire la délégation soviétique et aurait soutenu les propositions faites par elle à Gènes.

Laissons juger ce congrès par un de ses participants le dirigeant des syndicats norvégiens Ole Lian. Lian était seulement pour la forme membre du Parti Communiste. C’était un bureaucrate typique et lui-même n’a pu supporter l’atmosphère de ce congrès ; voilà ce qu’il a dit dans son rapport, publié dans l’organe central du Parti ouvrier norvégien, le Social-Démocrate :

“Le Congrès de Rome est une grande désillusion. Je n’ai même pas supposé qu’il serait à tel point réformiste et complètement négatif par ses résultats. Il n’a donné ni indication ni plans de lutte des ouvriers dans les conditions actuelles. Le Congrès n’a fait que conseiller au Bureau du Travail à Genève de faire différentes recherches statistiques, etc. Il était clair que les délégués réunis n’avaient aucune foi dans la capacité de leur organisation professionnelle ni d’arriver à quelque chose pour le bien du prolétariat. Ce congrès m’a complètement convaincu qu’il est impossible de réformer l’Internationale d’Amsterdam. Les élections faites au Congrès sont très significatives. Quoiqu’il fût clair à tout le monde qu’avoir comme président Thomas est une honte, Thomas et les autres membres du Bureau furent quand même solennellement élus. J’ai quitté le Congrès deux jours avant la fermeture et j’ai écrit au Bureau que je jugeais inutile de continuer le travail commun et me considérais comme simple spectateur. La lettre a été publiée après mon départ. À mon avis, les délégués de ce Congrès étaient plutôt des représentants de leurs pays que les représentants de la classe ouvrière.

“Au Congrès d’Amsterdam, en 1919, en pouvait remarquer un semblant de tendance de lutte. À Rome, il n’y avait même plus trace de volonté de lutte. Je n’ai pu faire autre chose que de quitter le Congrès, en déclarant que je n’avais plus rien à y faire”.

Nous n’avons rien à ajouter à cette caractéristique. Il faut dire que Lian, qui, en 1922, n’avait plus rien à faire parmi les réformistes, manœuvra ensuite deux ans pour entrer dans ce royaume réformiste des ombres, et de ce fait, la caractéristique du Congrès de Rome donnée par lui n’en est que plus importante.

Le Congrès de Vienne

Le Congrès de Vienne de l’Internationale d’Amsterdam (juin 1924) détermine une nouvelle période de développement de cette organisation. Malgré l’habituel ordre du jour incolore et la répétition des menaces réformistes, il s’est passé au Congrès quelques incidents qui prouvent que tout n’est pas calme dans le royaume d’Amsterdam.

Au Congrès de Vienne, chose inouïe dans l’histoire de l’Internationale d’Amsterdam, les délégués des Trade-Unions anglais ont fait une déclaration contre la vieille tactique et ont proposé d’établir des relations avec les syndicats russes et le Profintern.

Des désaccords intérieurs dans l’Internationale d’Amsterdam existaient déjà depuis longtemps à propos de deux questions :

1° Sur le droit des Internationales d’industrie d’accepter les syndicats révolutionnaires adhérant au Profintern.

2° Sur les rapports avec le Conseil central des syndicats de l’Union.

Le Bureau de l’Internationale d’Amsterdam demandait que les Internationales d’industrie boycottent les syndicats révolutionnaires. C’est à cause de celte tactique et de celle de la Conférence des transports que Fimmen s’est vu obligé de démissionner du bureau de la F. S. I. La discussion tournait autour de l’autonomie des Internationales d’industries et de leurs rapports avec les syndicats russes.

Il s’agissait d’ailleurs d’une autonomie politique et non d’organisation. L’avis de l’aile gauche était de réorganiser l’Internationale d’Amsterdam sur la hase des internationales d’industrie. Cette réorganisation ne changera aucunement le caractère de l’Internationale d’Amsterdam, car il faudrait chasser le réformisme de ses assises nationales. Tout le monde comprend cela. La discussion s’est terminée par une victoire partielle de l’aile gauche. Trois représentants des internationales ont été acceptés au présidium de l’Internationale d’Amsterdam et ensuite une résolution élastique était adoptée. Fimmen l’a interprétée de la façon suivante :

“Dans le cas où les Unions internationales d’industrie jugeront nécessaire, pour une cause économique ou autre, d’accepter les syndicats soviétiques, cela ne sera plus défendu.”

 

Dans l’état où se trouve l’Internationale d’Amsterdam, il n’y avait pas d’autre issue : cela correspond au rapport des forces de l’aile droite et de l’aile gauche. La question est tranchée d’une manière formelle, mais c’est un apaisement seulement extérieur. Ni la droite ni la gauche ne seront satisfaites et la lutte continuera. Cette lutte sera d’autant plus dure, car la question est en liaison avec la proposition anglaise de commencer les pourparlers avec la C.G.T. russe pour son entrée dans l’Internationale d’Amsterdam. L’opposition des réformistes fut grande et la bataille fut livrée sur la question russe. La question des pourparlers a passé par la commission, d’où est sorti, comme toujours, un nègre blanc, c’est-à-dire une résolution qui devait contenter tout le monde et qui ne contenta personne. La commission, comme on pouvait s’y attendre, a repoussé la proposition anglaise, mais, ne voulant pas affliger les représentants des Trade-Unions anglais, a accepté une résolution complémentaire. Dans cette résolution, on regrette que les syndicats soviétiques, en refusant de reconnaître les statuts de l’Internationale d’Amsterdam, soient encore hors de cette union internationale.

“Le Congrès – dit la résolution – propose au Bureau de l’Internationale d’Amsterdam de prendre des mesures pour faire entrer, autant que possible, les syndicats soviétiques dans le mouvement international, sans dommage en tout cas pour l’autorité (!) de l’Internationale d’Amsterdam, en maintenant les statuts et résolutions de cette Internationale”.

Ainsi a fini, au Congrès de Vienne, la lutte sur la question russe, c’est-à-dire pour l’établissement d’un front unique avec la C.G.T. russe. Les représentants des Trade-Unions anglaises posèrent la question dès le débat d’une manière étroite. Au lieu de lancer le mot d’ordre de l’unité du mouvement professionnel, de la fusion des deux Internationales, ils demandaient l’entrée des syndicats russes dans l’Internationale d’Amsterdam.

Mais même ce mot d’ordre n’a pas trouvé un accueil favorable. L’aile droite se débarrassa du problème par une vague menace. Il nous semble qu’il n’y ait nulle raison de se réjouir de cette victoire, mais c’était seulement notre avis.

Les représentants de l’aile gauche ont un avis tout contraire. Fimmen s’exprima, à propos de cette résolution, de la manière suivante :

“Les partisans du rapprochement insistaient sur des solutions plus définies et plus larges, mais il faut quand même se réjouir (!) que l’on soit parvenu à ces résultats”.

Fimmen proposa au Congrès de rejeter les mots “sans dommage pour l’autorité de l’Internationale d’Amsterdam”. Sassenbach lui répliqua qu’“en acceptant la proposition de Fimmen, on créera l’impression que l’Internationale d’Amsterdam est prête à commencer les pourparlers avec les syndicats soviétiques suivant toutes conditions, quand en réalité les pourparlers ne sont possibles que dans le cas ou les syndicats soviétiques donneront des garanties écartant la possibilité de diminution (!) de l’autorité de l’Internationale d’Amsterdam.”

 

Cela démontre que l’aile droite sait ce qu’elle veut et tâche de réaliser son plan, tandis que l’aile gauche est prête à accepter le nouveau changement de mots et la nouvelle rédaction pour un changement de tactique.

Après le discours de Sassenbach à propos “des garanties”, qui nous rappelle le mémorandum des garanties des banquiers anglais, il ne peut plus rester d’illusion sur un changement radical dans la politique de l’Internationale d’Amsterdam dans sa composition actuelle.

Pour attacher les syndicats anglais à l’Internationale d’Amsterdam, le président du Conseil général des Trade-Unions anglais, Purcell, est élu président. Les déviations possibles de sa part étaient garanties par la composition du Bureau et du Conseil. Comme premier vice-président est élu l’ami de la bourgeoisie française et le défenseur acharné du Bloc des Gauches, Léon Jouhaux ; comme second vice-président, le patriote de la patrie belge, défenseur de la Ligue des Nations et du système des réparations, Mertens ; le troisième, l’ami d’Ebert et Noske, président de l’Union des Syndicats allemands, Leinart. Secrétaires élus : l’ancien leader de l’aile droite d’Amsterdam : Oudegeest ; du côté des allemands, encore plus à droite que Leinart : Sassenbach, et des Anglais de l’aile gauche, Brown. Au Conseil général, sont élus, à part Bromley et Hicks, qui sont de l’aile gauche, les personnes suivantes : Belgique, Luxembourg et Hollande : Stenhuys ; Italie : D’Arragona ; Allemagne : Grassmann ; Tchécoslovaquie : Taierle ; Hongrie : Jascei ; Pologne : Joulawsky.

Le Bureau et le Conseil général ayant cette composition, on se demande qui va diriger l’Internationale d’Amsterdam. Si on considère que le siège de l’Internationale est à Amsterdam, il devient clair que les réformistes ont le plan rusé de remettre la responsabilité politique sur les Anglais, et de conserver dans leurs mains la direction politique. Jusqu’à ces derniers temps, il existait une division de travail dans l’Internationale d’Amsterdam : les Anglais régent, les Français et les Allemands déterminent la politique internationale (Ligue des Nations, réparations, plan Dawes, etc.), les Allemands élaborent les moyens de lutte avec le communisme, en essayant de transformer l’Internationale d’Amsterdam en une ligue antibolchéviste. Mais cette vieille distribution des rôles ne pouvait plus continuer. Le plan de l’aile droite s’écroule. Les Anglais, et Purcell en particulier, ont franchi la ligne qui leur était tracée par les dirigeants de l’aile droite. Les manifestations du président de l’Internationale d’Amsterdam, Purcell, dans l’U.R.S.S. ont provoqué une protestation énergique de la part de l’aile droite de l’Internationale d’Amsterdam ; celle-ci a déclaré dans le Vorwaerts que les interventions de Purcell sont simplement “stupides”.

A. Losovsky, 1926

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Avertissement :

Nous vous rappelons que nous vivons en pays occupé :

"Les murs ont des oreilles...".