Rapport de la mission
d’information
de l’Assemblée nationale
présidée par Jean-Louis Debré :
La Laïcité à
l’école :
un principe républicain à réaffirmer.
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L’“exception” Française,
un modèle original à conforter
L’originalité du modèle français de laïcité tient autant à l’aboutissement de sa construction juridique qu’à la singularité de sa conception historique qui lui donne une valeur symbolique éminente, indissociable de l’existence de la République. Il est en effet possible d’affirmer que République et laïcité ne font qu’un, tant cette dernière a contribué à l’émergence et à l’affirmation de celle-là.
Contrairement à une idée couramment répandue, la France n’est pas le premier pays où la laïcité s’est développée.
En Grande-Bretagne, la loi Foster, votée en 1870, met en place les non sectarian schools qui accueillent les enfants des diverses confessions. L’enseignement, assuré par un instituteur indépendant du clergé, est inspiré de principes moraux et religieux suffisamment généraux pour ne pas heurter les sensibilités des élèves.
En Allemagne, le Kulturkampf mis en place par Bismarck, à partir de 1871, est une tentative de laïciser l’enseignement catholique et de renforcer le contrôle de l’État sur la hiérarchie épiscopale – sous-tendue par la volonté politique de briser l’influence du parti Zentrum, proche des catholiques.
En Italie, la religion ne constitue plus une matière obligatoire de l’enseignement primaire dès 1877. Mais cette mesure est très diversement appliquée.
Les grandes lois scolaires de la 3ème République sont ainsi précédées, dans plusieurs pays européens, de législations visant à détacher l’école de l’influence de la religion. Les lois françaises du 28 mars 1882 sur l’enseignement obligatoire et du 30 octobre 1886 sur l’organisation de l’enseignement primaire sont particulièrement influencées par la loi Van Humbeck adoptée par le Parlement belge en 1879. Celle-ci procède à la laïcisation du personnel enseignant, substitue l’instruction morale à l’instruction religieuse et fait dispenser le catéchisme en dehors des heures de classe. Les difficultés d’application rencontrées par cette loi détermineront le législateur français à différer jusqu’en 1886 la laïcisation complète de l’enseignement public mais, au final, il adoptera un dispositif très proche de celui mis en place par la Belgique.
Assez paradoxalement – si l’on se réfère au contexte actuel – c’est le modèle américain qui a constitué durant tout le 19ème siècle la référence incontournable pour les partisans français de la séparation des Églises et de l’État. Ainsi, la rédaction de l’article 4 de la loi du 9 décembre 1905 qui lève la contradiction entre l’appropriation par l’État des édifices religieux et l’exercice de la liberté de culte est-elle directement inspirée de la législation américaine. La diffusion de ce modèle doit beaucoup à l’ouvrage, sitôt paru (1835), sitôt classique, d’Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique.
Néanmoins, la séparation des Églises et de l’État en France et aux États-Unis ne doit pas être entendue de la même manière. En effet, la tradition protestante américaine a permis le développement d’un consensus moral et religieux “a-confessionnel” dissocié des religions organisées qui autorise que le Président prête serment sur la Bible lors de son entrée en fonction 3 – alors même que la Constitution prévoit une simple déclaration solennelle 4 – ou que la référence à Dieu soit utilisée par les représentants officiels et inscrite au cœur même de la devise nationale – “In God we trust 5” –, sans que cela n’apparaisse comme une entorse au Premier amendement de la Constitution qui institue la séparation des Églises et de l’État outre-atlantique 6.
En préambule à ce développement, il est important de remarquer que la laïcité lato sensu – respect par l’État de la liberté religieuse et des droits fondamentaux de la personne – est absente dans la plupart des pays du monde. Ce principe est en effet propre aux régimes démocratiques.
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En Europe, la mise en place de la laïcité s’est effectuée suivant des logiques différentes selon les pays. Françoise Champion, chercheur, membre du groupe de sociologie des religions et de la laïcité du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), a établi une typologie dualiste distinguant une logique de laïcisation et une logique de sécularisation. La première met en concurrence l’État et une Église perçue comme globalisante. Elle est propre aux pays de tradition catholique. Le cas français constitue l’archétype du processus de laïcisation. La seconde consiste en une libéralisation concomitante de la société et de l’Église et caractérise les pays protestants.
Il faut ajouter à cette distinction le cas des pays multiconfessionnels et celui des pays dans lesquels la question de l’identité religieuse est inséparable de l’identité nationale.
L’étude du mode de fonctionnement des pays correspondant à ces différentes catégories met en lumière la pluralité des formes que peut recouvrir le concept de laïcité en raison des conditions historiques de sa formation :
• Cinq pays européens ont poursuivi une démarche de laïcisation similaire à celle de la France, sans toutefois que la séparation des Églises et de l’État y soit opérée de manière aussi nette.
En Belgique, la Constitution du 3 novembre 1830, qui résulte d’un compromis entre catholiques et libéraux, garantit la liberté religieuse et la liberté de conscience. Elle consacre également l’indépendance des cultes vis-à-vis de l’État, ce qui n’empêche pas ce dernier de prendre en charge les traitements et pensions des ministres des cultes et des “délégués des organisations reconnues par la loi qui offrent une assistance morale selon une conception philosophique non confessionnelle” (article 181). La Belgique s’inscrit ainsi dans une logique des cultes reconnus. À ce jour, elle en reconnaît six : catholique, protestant, israélite, anglican (1870), islamique (1974), orthodoxe (1985). En l’absence de critère établi par la Constitution, il appartient au Parlement de reconnaître chaque culte de manière discrétionnaire. De même, à leur demande, les organisations laïques sont désormais reconnues sur un pied d’égalité avec les religions.
En Espagne, la Constitution garantit la “liberté idéologique, religieuse et de culte des individus et des communautés” (article 16-1). Aucune confession n’a le statut de religion d’État. Néanmoins l’Église catholique bénéficie d’une position spéciale en tant que partie prenante de l’identité espagnole. Ainsi, l’article 16 alinéa 3 de la Constitution dispose que “les pouvoirs publics tiennent compte des croyances religieuses de la société espagnole et entretiennent les relations de coopération nécessaires avec l’Église catholique et les autres confessions”. La Constitution reconnaît également aux parents un droit à l’éducation religieuse de leurs enfants en âge d’être scolarisés, dans des institutions publiques ou privées, selon leurs convictions.
En Italie, la situation est plus complexe. En 1929, les accords du Latran, signés entre Mussolini et le pape, mettaient fin à la situation de “prisonnier volontaire” du souverain pontife en contrepartie de quoi le catholicisme devenait religion d’État. Tout en reconnaissant ces accords, la Constitution de 1948 instituait la liberté religieuse et l’indépendance de l’État vis-à-vis de l’Église catholique. En 1971, la Cour constitutionnelle donna la priorité aux normes constitutionnelles sur les normes concordataires. Depuis 1984, la situation a été clarifiée aux termes d’un nouvel accord entre l’État italien et le Vatican dans la mesure où la Constitution prévoit que “les modifications des pactes [du Latran], acceptées par les deux parties, n’exigent pas de procédure de révision constitutionnelle” (article 7). Les rapports de l’État italien et des confessions religieuses sont “fixés par la loi sur la base d’ententes avec leurs représentants respectifs” (article 8).
La République Tchèque s’est également engagée sur une voie similaire au sortir de l’ère communiste. La Charte des droits de l’homme et des libertés fondamentales, intégrée au bloc de constitutionnalité tchèque, assure une séparation stricte des Églises et de l’État. Mais, au cours des dernières années, le gouvernement a tenté de faire adopter une loi permettant à l’État de financer les vingt et une Églises principales du pays.
En Bulgarie, si la Constitution entérine le principe de la séparation des institutions religieuses et de l’État, elle reconnaît dans le même temps la valeur “traditionnelle” du culte orthodoxe. C’est ainsi que la hiérarchie ecclésiastique orthodoxe prend part à tous les événements de portée nationale. Cette ambiguïté est accrue du fait du maintien de l’application d’une loi de 1949 sur la liberté des cultes qui donne au conseil des ministres des pouvoirs étendus en matière de direction des cultes.
• La Grande Bretagne et le Danemark incarnent la logique de sécularisation, propre aux pays protestants.
En Grande-Bretagne, l’Église anglicane est sinon d’État, du moins “établie”. La Reine est le gouverneur suprême de l’Église d’Angleterre. Elle nomme les archevêques et les évêques sur proposition du Premier ministre et vingt-six d’entre eux siègent à la Chambre des Lords. La participation de représentants religieux au débat législatif a été remise en question en 1999 par le rapport Wakeham sur la Chambre des Lords. Celui-ci ne remettait pas en cause le principe même d’un débat nourri de préoccupations spirituelles mais suggérait que les sources de ces sensibilités soient variées et représentatives de la société britannique actuelle. Néanmoins, la liberté religieuse a été étendue à l’ensemble des confessions dès le milieu du 19ème siècle. De plus, la loi sur le blasphème qui, à l’origine, concernait uniquement l’Église anglicane a été étendue à toutes les autres religions, à l’exception de l’islam.
Au Danemark, la séparation de l’Église et de l’État n’existe pas. La Constitution de 1953 dispose en effet que “l’Église évangélique luthérienne est l’Église nationale danoise et jouit, comme telle, du soutien de l’État” (article 4). Celle-ci est en fait considérée comme l’un des services publics de l’État. Les membres du clergé ont un statut de fonctionnaires et l’état civil est tenu par l’Église luthérienne. Les ressources de l’Église sont assurées par un impôt spécifique dont les contribuables peuvent être dispensés en effectuant une déclaration de non appartenance au culte d’État. La liberté de religion est néanmoins affirmée par la Constitution (article 67). À ce titre, le Danemark reconnaît l’existence de onze autres cultes, lesquels bénéficient notamment de certains avantages fiscaux.
• Le modèle multiconfessionnel se rencontre dans les pays, tels que les Pays-Bas ou l’Allemagne, où la présence de plusieurs confessions a conduit à l’adoption d’un modèle spécifique, sans qu’aucune religion ne soit véritablement dominante.
Aux Pays-Bas, le calvinisme a constitué le ciment de l’unité nationale lors de la formation des Provinces-Unies, en réaction à la tutelle de l’Espagne catholique. Au 17ème puis au 18ème siècle, la multiplicité des appartenances crée les conditions d’un certain pluralisme avant, qu’au siècle suivant, la question scolaire ne réactive la division. Désormais, les Pays-Bas reconnaissent la liberté de religion dans toute son étendue, à tel point que le communautarisme est devenu un mode normal d’organisation de la société.
En Allemagne, le Préambule de la Loi fondamentale se réfère explicitement à Dieu. Les Églises jouissent d’une totale autonomie en matière d’organisation selon des statuts faisant l’objet d’accords soit avec l’État fédéral, soit avec les Länder. En outre, 10 % de l’impôt sur le revenu leur sont attribués. De ce fait, elles s’intègrent complètement dans la vie publique du pays et disposent d’une grande influence.
• En Grèce et en Irlande, la religion a constitué le ciment de l’identité nationale face aux prétentions impérialistes d’un pays voisin. Les Grecs se sont unis derrière la religion orthodoxe pour combattre la Turquie musulmane et le catholicisme a rassemblé les Irlandais face à la Grande-Bretagne protestante.
Ainsi, en Grèce, l’Église orthodoxe autocéphale occupe un statut de religion d’État – bien que la Constitution ne lui reconnaisse qu’une position “dominante” (article 3) – en raison de l’identification faite par une majorité de Grecs entre l’orthodoxie et la nation grecque. Les membres du clergé sont fonctionnaires et les prières orthodoxes sont obligatoires dans certaines institutions (armées et école notamment). Pourtant la Constitution interdit tout prosélytisme (article 13-2) mais cette disposition ne semble de facto pas s’imposer au culte majoritaire. Enfin, dernière ambiguïté, la Constitution reconnaît la liberté de religion entendue comme la possibilité de pratiquer le culte de son choix sans entrave (article 13) mais la loi réserve au clergé, orthodoxe l’exercice d’un droit de veto sur toute construction de lieu de culte.
En Irlande, la disposition établissant la “position spéciale” de l’Église catholique comme “gardienne de la foi professée par la grande majorité des citoyens” a été supprimée de la Constitution en 1972. Cependant celle-ci dispose encore que la famille, le contrôle de l’éducation par les parents et la propriété sont l’objet d’une protection fondée sur la “loi naturelle”. De ce fait, l’Église catholique est toujours omniprésente en matière de morale familiale et sexuelle, ce qui explique que le divorce et l’avortement soient toujours prohibés en Irlande.
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Ce rapide tour d’horizon des différentes formes de “laïcité” dans les pays européens démontre la singularité du modèle français en ce qu’il est le seul à imposer aussi strictement la séparation des Églises et de l’État.
Rapport de la mission d’information de l’Assemblée nationale présidée par Jean-Louis Debré, décembre 2003
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3 George Washington, premier Président des États-Unis, initia cet usage, lequel fut repris par tous ses successeurs, sans exception.
4 “Avant d’entrer en fonctions, (le Président) prêtera le serment ou prononcera la déclaration qui suit : “Je jure solennellement que je remplirai fidèlement les fonctions de Président des États-Unis et que, dans toute la mesure des mes moyens, je sauvegarderai, protégerai et défendrai la Constitution des États-Unis.” (Constitution du 17 septembre 1787, article 2, section 1 paragraphe 7).
5 La devise est apparue pour la première fois sur les pièces de deux cents en 1864. En 1955, sur la proposition du député de Floride, M. Charles E. Bennett, l’inscription fut étendue à toute la monnaie (pièces et billets), puis, l’année suivante, le 30 juillet 1956, toujours sur la proposition du même député, le Congrès en fit la devise officielle des États-Unis. Cette devise a été contestée à de nombreuses reprises devant les tribunaux mais ceux-ci, et notamment la Cour suprême, en 1977, ont systématiquement entériné son usage.
6 “Le Congrès ne fera aucune loi relativement à l’établissement d’une religion ou en interdisant le libre exercice (…)” (1er amendement à la Constitution du 17 septembre 1787).
Nous vous rappelons que nous vivons en pays occupé :
"Les murs ont des oreilles...".