Le concept de laïcité est à la fois très large et très étroit.
Large : il concerne en première analyse les régimes respectant la liberté de conscience, au sens où ceux-ci impliquent que l’État n’“appartienne” pas à une partie de la population, mais à tous, au peuple (laos, en grec), sans que les individus puissent être discriminés en fonction de leurs orientations de vie.
Étroit : si le terme même et le combat contre le cléricalisme religieux auquel il renvoie font fortement sens dans la tradition française, où, en plus de l’affirmation de la liberté religieuse, il renvoie à une séparation de l’État et des confessions, de nombreux autres pays, qui respectent strictement la liberté de conscience et le principe de non-discrimination, l’ignorent.
Pourtant, les États-Unis par exemple, faute de connaître le mot, ont très tôt mis la chose en pratique : ils ont “laïcisé” l’État fédéral 7 en le rendant indépendant des confessions bien avant de nombreux pays européens, dont la France elle-même. Le Premier Amendement (1791) à la Constitution américaine garantit la séparation des Églises et de l’État fédéral, l’absence de toute religion établie (established religion), c’est-à-dire politiquement privilégiée, et la pleine liberté de conscience.
C’est la fameuse “théorie du mur”. Déjà la Déclaration des droits de Virginie (1776) proclamait : “La religion ou le culte dû au Créateur, et la manière d’y satisfaire, ne peuvent être dirigés que par la raison et la conviction, jamais par force et par violence. En conséquence, tout homme doit jouir de la pleine liberté de conscience, et la même liberté doit s’étendre également à la forme du culte que sa conscience lui dicte…” 8
La Constitution américaine de 1787 elle-même (art. 6) exclut le “religious test”, c’est-à-dire la discrimination religieuse en matière d’emplois publics.
“Aucune déclaration religieuse spéciale ne sera jamais requise comme condition d’aptitude aux fonctions ou charges publiques sous l’autorité des États-Unis.”
Il ne faudra donc pas s’attacher uniquement aux mots, à une tradition particulière (française) d’émancipation – par la séparation – vis-à-vis d’un catholicisme dominant.
(…)
Beaucoup d’ignorance et de confusion règne sur ce point. À certains égards, les États-Unis sont encore plus séparatistes que la France : les pouvoirs publics, par exemple, ne subventionnent pas les écoles confessionnelles. Le Premier Amendement à la Constitution des États-Unis ne mentionne pas, à strictement parler, la “séparation” : il contient seulement, notamment, les deux “clauses religieuses”, à savoir le non-établissement des religions et la liberté de conscience 9. C’est Jefferson qui, dans une lettre adressée à une association baptiste, avait parlé de la nécessité d’établir un “mur de séparation” entre l’État et les Églises (cette position était également celle de Madison) 10. Une religion établie ne contredit pas nécessairement, comme nous l’avons vu, les principes de liberté de conscience et de non-discrimination, mais la Cour suprême des États-Unis a jusqu’ici considéré que tout lien entre l’État et l’une ou l’autre Église, fût-il minime, ou toute subvention, fût-elle également distribuée entre les différentes “dénominations”, porterait atteinte à la Constitution. On dit souvent qu’aux États-Unis l’État est laïque et la société religieuse. Il est vrai que ce pays pourrait, aux yeux de certains, constituer une réfutation vivante du principe webérien de “désenchantement du monde”. Alors que l’unchurching of Europe, y compris le Royaume-Uni, est un phénomène quasi général, la religion est florissante aux États-Unis. Tocqueville y voyait, dans les années 1830, une explication : les Églises n’ayant jamais été associées au pouvoir, elles ne pouvaient partager le discrédit éventuel subi par le pouvoir temporel, à l’opposé de la situation de l’Église catholique à la Révolution française. La séparation, selon l’auteur de La démocratie en Amérique, constitue l’une des causes majeures de la subsistance des Églises et de la vitalité du sentiment religieux.
Une autre différence avec l’Europe – et en particulier avec la France – est constituée par l’invocation de Dieu, qui est courante dans les actes de la vie publique. Cette coutume américaine donne à la religion une visibilité qu’elle ne possède pas en Europe. Mais il faut observer immédiatement que cette référence est générale et abstraite, qu’elle est purement symbolique et vaut pour toutes les confessions, du moins les religions monothéistes. Ce qui place les agnostiques et les athées (voire les “polythéistes”) dans une situation relativement embarrassante, puisque les autorités de tout le laos se réfèrent à une entité spirituelle qui ne veut rien dire pour eux, qui sont par ailleurs membres à part entière du… laos. Il est tout à fait permis, aux États-Unis, d’être agnostique, voire athée, et de l’exprimer : le Premier Amendement (en l’occurrence, la clause de liberté d’expression) est en la matière très protecteur. Mais il est, pourrait-on dire, sociologiquement difficile dans ce pays de ne pas avoir de religion. La religion y est considérée comme un phénomène tellement normal que l’agnostique ou l’athée apparaissent au mieux comme des originaux. Pour résumer la question, je dirai que les États-Unis sont en un sens plus séparatistes que la France, mais que les différentes “dénominations” religieuses y sont infiniment plus actives et prospères, et que les pouvoirs publics invoquent un Dieu qui peut rassembler un grand nombre d’individus – sauf ceux qui n’y croient pas et le proclament. Mais cette incroyance n’a pas d’effets juridiques négatifs – elle peut seulement avoir des conséquences sociales désagréables. Les États-Unis sont sans doute bien plus “politiquement corrects” que les Européens dans les relations sociales entre citoyens. La Cour suprême, en tant que garante du Premier Amendement, l’est moins que les juridictions européennes, et en particulier que la Cour de Strasbourg. La condamnation de l’association Otto-Preminger, ou même de Jersild, voire de ses interlocuteurs racistes, est difficilement pensable de l’autre côté de l’Atlantique.
Que conclure d’une telle approche générale, sinon que la différence entre l’Europe et les États-Unis se laisse malaisément saisir à partir des catégories de laïcité “dure” et “ouverte” (ou “nouvelle”) ? Sur le plan des relations entre les Églises et l’État, l’Amérique est proche de la France ; mais en ce qui concerne la vitalité de la religion dans la société et son rôle symbolique dans certains actes de la vie publique, France et États-Unis sont très opposés.
La Laïcité, Que sais-je, PUF, 1996
________
7 Mais non les États fédérés : ceux-ci n’ont été constitutionnellement tenus de respecter la liberté religieuse que quand furent ajoutés les Amendements postérieurs à la guerre de Sécession de 1861-1864.
8 Cité par E. Poulat, Liberté, laïcité. La guerre des deux France et le principe de la modernité, Paris, Le Cerf, 1987, p. 81.
9 Premier Amendement à la Constitution des États-Unis : “Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse, ou le droit qu’a le peuple de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour la réparation des torts dont il a à se plaindre.”
10 “I contemplate with sovereign reverence that act of the whole American people which declared that their législature should “make no law respecting an establishment of religion or prohibiting the free exercise thereof”, thus building a wall of separation between church and State” (Jefferson, réponse à un comité de la Danbury Baptist Association (1802)).
Nous vous rappelons que nous vivons en pays occupé :
"Les murs ont des oreilles...".