P.-J. Proudhon,
genèse d’un antithéiste
Pierre Haubtmann – 1969
Pierre Haubtmann, qui est actuellement recteur de l’Institut Catholique de Paris, a été la cheville ouvrière du fameux schéma XIII, la Constitution Pastorale Gaudium et Spes [Concile Vatican II !]. Certains assurent que plusieurs des thèmes “humanistes” de cette Constitution se trouvent en filigrane chez P.-J. Proudhon, nourri de la Bible et qui se veut héritier des prophètes. Au lecteur d’en juger… Si cela était, il faudrait seulement y voir une preuve de l’aptitude traditionnelle de l’Église à reconnaître le vrai partout où il se trouve, et le chemin parcouru en un siècle par les catholiques de notre pays.
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Proudhon ?
Aujourd’hui, qui pense à lui ?
Les plus instruits de nos contemporains résument sa pensée en quelques formules lapidaires telles que “La propriété, c’est le vol”, “Dieu, c’est le mal”, “Je suis anarchiste”. Or ces formules, sorties de leur contexte, trahissent gravement Proudhon.
Pierre Haubtmann a étudié pendant vingt ans P.-J. Proudhon. Dans cet ouvrage, il cherche à comprendre “l’énigme religieuse” que pose ce Caliban moderne en qui Georges Guy-Grand voyait “l’incarnation géniale du peuple français”. Il le fait en interrogeant Clio. Il suit pas à pas le jeune Proudhon sous la très catholique Restauration. Il cite abondamment les sermons qu’il entendait alors, les auteurs qu’il lisait et qui représentaient, pour tous ses contemporains, la doctrine catholique.
Du coup, ces pages deviennent une sorte de réflexion théologique sur l’Histoire. Comme telles, elles dépassent très largement le cas de Proudhon et apportent une contribution importante et originale à ce que l’on a appelé improprement “l’apostasie modernes”.
Pierre Haubtmann, qui est actuellement recteur de l’Institut Catholique de Paris, a été la cheville ouvrière du fameux schéma XIII, la Constitution Pastorale Gaudium et Spes [Concile Vatican II !]. Certains assurent que plusieurs des thèmes “humanistes” de cette Constitution se trouvent en filigrane chez P.-J. Proudhon, nourri de la Bible et qui se veut héritier des prophètes. Au lecteur d’en juger… Si cela était, il faudrait seulement y voir une preuve de l’aptitude traditionnelle de l’Église à reconnaître le vrai partout où il se trouve, et le chemin parcouru en un siècle par les catholiques de notre pays.
Né en novembre 1912 à Saint-Étienne, Pierre Haubtmann a fait toutes ses études ecclésiastiques au Séminaire français de Rome et à l’Université Grégorienne.
En 1938, il vient à Paris pour y poursuivre ses recherches. Pendant une vingtaine d’années, il les mène de front avec une activité pastorale très variée.
Il est docteur en Philosophie scolastique, en Théologie, en Sciences sociales ; il est aussi diplômé des Sciences Politiques et des Hautes Études. En 1961, il soutient en Sorbonne sa thèse de doctorat ès lettres sur la vie et la pensée de P.-J. Proudhon. Il devient ainsi le grand spécialiste de Proudhon.
Après avoir été pendant huit ans aumônier national de l’Action Catholique Ouvrière, puis Professeur à l’institut d’Études Sociales de l’Institut Catholique de Paris, l’Épiscopat le nomme en 1962 Directeur adjoint du Secrétariat Général de l’Épiscopat, plus spécialement chargé de l’Information. Comme tel, il crée le Secrétariat National de l’Information Religieuse dont il restera le directeur jusqu’en 1966.
Il est désigné comme Expert au Concile, et l’Épiscopat français lui confie la mission de renseigner les journalistes francophones sur le déroulement quotidien des sessions conciliaires. Ses conférences de presse attirent un grand nombre de professionnels, français ou étrangers, et marquent une date décisive dans l’information religieuse. Grâce à elles, le grand public peut suivre avec précision les travaux du Concile. En 1964 il est nommé rédacteur principal de la Constitution pastorale Gaudium et Spes.
En août 1966, après avoir été pendant quelques mois pro-recteur, il est nommé recteur de l’Institut Catholique de Paris. Le renouveau qu’il a voulu donner, à la demande des évêques, à la vieille “Catho” n’a pas été sans provoquer quelques remous. Mgr Haubtmann est un homme direct qui, dès son arrivée, n’a pas caché ses intentions et a suivi depuis trois ans la même ligne de conduite, très nette et vigoureuse, qui donne à l’Église de France l’Université catholique dont elle a besoin.
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Dans cette galerie proudhonienne [les “amis de Proudhon”], vous me permettrez de ranger le P. de Lubac. Son Proudhon et la pensée chrétienne demeure un livre de maître. N’en soyons pas surpris : Proudhon a dit tant de mal des Jésuites, de Loyola, de Saint-Acheuil, qu’il était bien juste qu’un des fils les plus illustres de la célèbre Compagnie, après un siècle de silence et de méditation, relevât enfin le gant !
Le P. de Lubac n’est d’ailleurs pas le seul fils de saint Ignace à s’intéresser à Proudhon. Il y a quelques années, apprenant les liaisons intimes que j’entretenais avec l’auteur de De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, le P. Teilhard de Chardin, ce visionnaire génial, me dit aimablement : “Cela vous honore”.
Pierre-Joseph Proudhon est incontestablement le plus grand leader du socialisme d’inspiration française, qui se présente comme le prolongement, au niveau des structures économiques et sociales, de l’idéologie des Droits de l’homme. (…)
Il lisait la Bible en grec et en hébreu et, jusqu’à ses derniers jours, elle est restée son livre de chevet. Ses écrits sont émaillés de citations bibliques, à tel point que le P. de Lubac souhaiterait qu’un chercheur prît pour sujet de thèse : “La Bible dans Proudhon”.
D’autre part, tous les commentateurs sans exception s’accordent à voir en lui un moraliste, “l’un de nos plus grands moralistes”, en même temps que le “père de la morale laïque”. (…)
Quant à l’influence exercée sur lui par F. et L. Feuerbach, Grün, Marx, et tous les “docteurs d’Outre-Rhin”, elle opéra comme un catalyseur : ne voulant en aucun cas faire l’économie de Dieu, refusant catégoriquement de “diviniser l’Humanité” comme l’en suppliait son ami Grün, il transféra sur le Grand Être les reproches qu’il adressait jusque là à l’Église de son temps, et se déclara “antithéiste”. À l’athéisme glacé de Marx, il préfère un antithéisme brûlant. “Né pour combattre, observe Daniel Halévy, il ne veut pas qu’un tel adversaire lui soit ôté.” Mais son Dieu est peut-être, selon ses propres expressions, le “tyran de Prométhée”, le “jaloux d’Adam” ; il n’est sûrement pas le Dieu de l’Évangile. (…)
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On lit par exemple dans La Justice poursuivie :
“L’Église est chargée de prêcher aux masses, par ses 40 000 tribunes, les grands principes d’autorité, de hiérarchie, de pouvoir absolu, de noblesse héréditaire, d’inégalité providentielle, de servitude de la raison, et autres, que la réaction du 2 décembre a mis à l’ordre du jour, et contre lesquels proteste avec énergie la conscience publique. L’Église est la seule morale que possède la nation, et la nation n’en veut plus.”
D’où la nécessité d’une “nouvelle spiritualité”, d’une “nouvelle morale”, “qui laissera loin derrière elle la morale et la spiritualité chrétiennes” : celles du droit humain, par opposition au droit divin. Il est vraiment, en ce sens, un des pères de la “morale laïque”.
Témoin illustre d’une époque, Balzac ne crée pas ses personnages ex nihilo : il les a rencontrés et admirés. C’est en vérité l’attitude de tous les grands “libéraux” de la Restauration vis-à-vis de la religion, de 1835 à 1870 et au-delà, qu’il faudrait étudier : la moisson serait abondante. Ainsi, de Sacy s’effraie publiquement, dès 1835, de ce “vide affreux” qui laisse “la société, aux prises avec la révolution, sans une foi publique qui les tempère et les ramène du moins à quelques principes immuables”, ceux de la Religion. Th. Jouffroy, l’auteur du retentissant article Comment les dogmes finissent, s’inquiétera bientôt, lui aussi, de la désaffection religieuse des classes inférieures et, devant l’insubordination des esprits et le dévergondage des mœurs, il confiera à A. de Margerie :
“Je ne suis pas de ceux qui pensent que les sociétés modernes peuvent se passer du christianisme ; je ne l’écrirais plus aujourd’hui (…). Tous ces systèmes ne mènent à rien ; mieux vaut, mille et mille fois, un bon acte de foi chrétienne.”
Quant à Vigny, un autre sceptique, et qui le demeurera, n’écrivait-il pas au Pasteur Bungener, en l’année-tournant 1848 et en faisant explicitement allusion au mot-brûlot de Proudhon, qui était alors représentant du peuple :
“Dans un temps où nous avons vu le pouvoir à demi saisi par ceux qui déclarent : la propriété, c’est le vol… ce n’est pas trop de toute l’armée du Christ pour faire face à la barbarie intérieure qui, de tous les côtés, est sortie des ténèbres.”
Voilà pourquoi on entend répéter dans les salons et dans la “haute société” qu’il faut une religion pour le peuple, et ceux-là même qui continuent à se réclamer de Voltaire et des “lumières” ne sont pas les derniers à sentir “toute l’importance de ce grand intérêt social”. Beaucoup demeurent farouchement opposés aux empiètements du clergé dans ce qu’ils considèrent comme leur domaine ; plusieurs persistent à redouter, jusqu’à l’obsession, l’influence des Jésuites ; sur tous ces points, le vieux réflexe de la Restauration joue encore, et la lecture du Constitutionnel, pour les années 1835-1840, est à cet égard extrêmement instructive. Mais, lorsqu’il s’agit des “classes inférieures”, et non d’eux-mêmes, ni de leurs propres fils, chez la plupart la défense de l’ordre social, des “intérêts sociaux”, prend alors le dessus et les pousse dans les bras de l’Église. (…)
Proudhon est un passionné, qui a besoin de se battre pour se définir, et qui grossit tout, démesurément. Il aurait pu s’ouvrir à des courants catholiques nouveaux, comme celui de L’Avenir et surtout celui de L’Ère nouvelle. Il aurait pu écouter Lacordaire, Ozanam, Maret, de Coux, prendre au sérieux tel abbé “démocrate” et même “socialiste”, comme Mitraud “qui ne sera pas mitré”, ou Lenoir, son ami, dont la pensée mériterait une étude approfondie. Il s’en est bien gardé. Il y a du parti-pris dans son attitude, et parfois du défi.
Surtout, il commet une erreur fondamentale : il donne l’impression de vouloir réduire le religieux au social, et il assimile constamment le catholicisme à un ordre social déterminé, celui de l’Ancien Régime. Comme il est, par naissance, par “noblesse de race”, par conviction intime, farouchement opposé à cet ordre (ce qui était son droit et sans doute son devoir), en le repoussant il a été amené, malgré ses efforts, malgré son désespoir, à quitter l’Église et à perdre la foi. Il a jeté l’enfant avec l’eau du bain : en ce sens, il est vrai de dire que “la prédominance des soucis d’ordre social étouffait en lui le sentiment religieux” (De Lubac).
Hélas, dans ce blocage intempestif, dommageable et pour le social et pour le religieux, il ne manque pas d’excuses. Il a été trop bon disciple de l’“école catholique”, de Bonald, Maistre, Bergier, La Mennais première formule [Ultramontain !], de tous ces mauvais théologiens (mais, placés dans les mêmes circonstances, nous n’aurions pas fait mieux) qui, à force d’insister sur ce que nous appelons aujourd’hui les prolongements sociaux du dogme, tels qu’ils les imaginaient alors, et qu’ils ne distinguaient pas du dogme lui-même, finissaient par vider la foi de son contenu spécifique et par la confondre avec une sociologie d’un type déterminé. En ce sens, le positivisme autoritaire et hiérarchique d’Auguste Comte se situe dans le prolongement direct de ceux que nous désignons sous le nom de “traditionalistes”, mais que l’on considérait en leur temps comme les représentants autorisés de la “Tradition”. La filiation est si nette qu’Auguste Comte la revendique explicitement et que Proudhon, pour sa part, n’a pas hésité à reconnaître en Comte, qu’il a connu, un “catholique” malgré lui, qu’il a anathématisé pour les mêmes raisons ! Mais, dans le même ordre d’idées, le temps est-il si loin où un prêtre, porte-parole de beaucoup d’autres, affirmait de M. Maurras (qui se réclame, lui aussi et à la fois, de Comte et du catholicisme de Bonald et Maistre), dans une feuille catholique connue : “Nul n’est plus catholique, j’allais écrire aussi catholique que cet athée agressif, connu sous le nom de Charles Maurras ?” Nous trouvons curieux, en 1966, qu’un “athée agressif” puisse être “catholique jusqu’aux moelles”. Cela surprenait beaucoup moins, alors. (…)
Des évêques ont cru voir dans la Constitution pastorale Gaudium et Spes “la Déclaration des droits de l’homme éclairée à la lumière de l’Évangile 28”. Mesure-t-on la stupeur et le désarroi que n’eût pas manqué de provoquer, au milieu du 19ème siècle, dans les rangs de l’immense majorité des catholiques comme dans ceux des “libéraux” d’alors, et à Rome même, un tel document ? Tout cela était strictement impensable, et s’en étonner serait faire preuve d’un manque total de sens historique. Mais si, par une anticipation miraculeuse, Proudhon avait pu prendre connaissance des thèmes développés dans cette Constitution, s’il avait pu lire Lumen gentium, clé de voûte de tout l’édifice conciliaire, que serait-il resté de sa théologie, et comment lui-même et ceux de sa race auraient-ils réagi ?
Pierre Haubtmann, P.-J. Proudhon, genèse d’un antithéiste, 1969
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28 Par exemple Mgr Bézac, dans le “Courrier français”, 16 avril 1966 : “Éclairée à la lumière de l’Évangile… et par là purifiée de nombreuses souillures originelles, de son individualisme notamment, de sa conception erronée de la liberté (l’homme ne “naît” pas libre, il le devient, et il le devient pour se donner) et de quelques autres insuffisances.”
Nous vous rappelons que nous vivons en pays occupé :
"Les murs ont des oreilles...".