“Au delà de la séparation des
Églises et de l’État,
la laïcité est avant tout le droit de croire ou de ne pas croire”
Au nom de la citoyenneté !
Par Antoine Sfeir
Les musulmans de France sont depuis plusieurs mois, et souvent malgré eux, sous les feux de l’actualité. Ils sont, au-delà de tout amalgame, quelques millions dont la grande majorité est parfaitement intégrée dans la République ; ils vivent leur foi dans la sphère privée sans état d’âme.
Du côté des organisations musulmanes, les choses se présentent différemment. Cela a commencé par la loi contre les signes religieux ostentatoires à l’école qui n’a pas manqué d’agiter le microcosme politique. On a vu alors l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) stigmatiser la France en espérant mobiliser certains pays arabes et musulmans contre cette mesure.
L’affaire des otages français en Irak a imposé un unanimisme certain qui n’a duré que le temps de voir surgir l’affaire des hôpitaux où, d’après les nouvelles règles que l’UOIF entend faire adopter, les femmes ne devraient être auscultées et soignées que par des médecins femmes et les hommes par des hommes. Il reste encore à venir le problème du mariage religieux musulman que cette même organisation voudrait faire reconnaître en France avant le mariage civil.
La marginalisation politique et sociale d’une partie des musulmans de France, que certains appellent de tous leurs vœux, est en train de créer une sorte d’archipel de l’isolement, fait de quartiers dits sensibles et de zones d’ombre, où un autre consensus que celui de la République est souhaité, sinon appliqué. Avec le temps, ces îlots automarginalisés sont appelés à devenir autant de bombes à retardement dont l’explosion pourrait menacer tous les acquis engrangés par les musulmans intégrés et tous les efforts pour promouvoir une coexistence dans le cadre de la communauté nationale et de la République française. Circonstance aggravante, ne peut prédire jusqu’où irait ce qui constituerait une déstructuration du tissu social mais aussi national.
Les pistes récemment explorées par le gouvernement (formation des imams, loi de 1905) vont dans le bon sens. Toutefois, il ne faudrait pas s’arrêter à la forme ; il convient de s’intéresser au fond également. Ces imams que l’on veut former, il faut qu’ils soient de véritables imams “français”, non seulement dans leur langage, leur sémantique, mais aussi par le fait qu’il leur reviendra de développer une approche de l’islam adaptée à la vie en France, et non pas aveuglément copiée sur quelque interprétation restrictive en vigueur dans de riches pays musulmans.
La République et l’écrasante majorité des musulmans français (ou plutôt des Français de confession musulmane), qui est tout à fait intégrée, se retrouvent en fait devant un problème dont l’ampleur n’avait peut-être pas été clairement perçue. En effet, pour instaurer un islam français, de la même manière que l’Église catholique, les Église protestantes et la communauté juive françaises sont parties intégrantes de la nation, il est apparu qu’il n’était pas possible de se suffire de quelques modifications superficielles.
Ce qui est clairement apparu, c’est que l’islam des pays musulmans, transposé tel quel en France, ne pouvait que poser ces problèmes dont l’UOIF a fait son fonds de commerce. Pour les dépasser, il existe actuellement une occasion historique unique qui s’offre, à savoir la mise en chantier d’un aggiornamento de l’islam. Il se trouve aujourd’hui une possibilité réelle pour que l’islam de France s’exprime et envisage la poursuite de l’interprétation créatrice de ses textes sacrés, ce que les théologiens arabes appellent l’ijtihad.
Les musulmans de France, malgré toutes les insanités que l’on a entendues lors de la crise du voile, jouissent, dans la plus petite parcelle de territoire sous souveraineté française, de plus de liberté d’expression politique, philosophique et religieuse que dans l’ensemble des pays du monde musulman. Il est fort possible que cette situation n’apparaisse pas encore assez clairement aux yeux de certains sur qui s’exercent des pressions rétrogrades. Mais un musulman est aussi un Français à qui revient de plein droit l’héritage d’une histoire de luttes pour la liberté sous toutes ses formes, un héritage dont personne, sous quelque prétexte que ce soit, ne peut le priver.
Cette chance qui est la leur, les musulmans de France se doivent de la saisir pour mettre à jour l’interprétation des fondements de leur foi. Rien dans celle-ci ne s’y oppose. L’obstacle vient d’ailleurs ; mais l’occasion unique, c’est de pouvoir y faire face en étant en France, c’est-à-dire à l’abri de l’oppression, de l’injustice et de la loi des plus obscurantistes. C’est ce qui nous fait dire que ceux que certains médias veulent présenter comme des minorités persécutées doivent bien prendre conscience qu’ils sont d’abord et avant tout des gens qui ont beaucoup de chance, à condition de s’éloigner de la pensée unique d’organisations comme l’UOIF ou de celle d’autres gourous et de bien voir les possibilités que le fait de vivre en France leur offre.
Au moment où la France fête le centenaire de la loi de 1905, il serait judicieux de nous pencher sur une réflexion autour de la citoyenneté et de la laïcité. Celle-ci n’est point, comme aiment à le dire certains ministres de la République, “la liberté de culte”. C’est là la définition anglo-saxonne de la Laïcité. Au-delà de la séparation de l’Église et de l’État, la laïcité est avant tout le droit de croire ou de ne pas croire. Ce droit républicain inaliénable est celui de tous les citoyens, y compris ceux qui professent la foi musulmane.
La citoyenneté en France transcende l’appartenance communautaire, identitaire ou régionale : c’est ce qui fait de nous des citoyens égaux. Si le musulman en France, absent lors de l’organisation du culte dans notre pays au début du 19ème siècle et du 20ème siècle, ressent des inégalités, il peut avoir recours à la Justice, mais aussi au tissu associatif : en revanche, se réfugier dans l’érection de sociétés en marge de la communauté nationale s’avère un risque de déstructuration de nos liens sociaux et nationaux.
C’est une telle attitude, faite de fermeture, d’amalgames stupides et d’insinuations malhonnêtes, qu’il faut à tout prix éviter d’adopter. Les musulmans de France et les Français musulmans valent beaucoup mieux que ça ! Ignorer les sentiments haineux, rejeter les systèmes simplistes, refuser le rejet de l’autre dès qui n’est pas de votre avis ; aller de l’avant sans peur ; reconnaître l’autre dans son altérité tel qu’en lui-même et non pas le “tolérer”.
En France, il n’y a pas d’inquisiteurs ; profitons-en ! Et, par-dessus tout, sachons utiliser ensemble ce don du ciel que les islamistes ne connaîtront jamais : l’intelligence [tu disais ?… “rejeter les systèmes simplistes, refuser le rejet de l’autre dès qu’il n’est pas de votre avis” !].
Le Figaro, 15 février 2005
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Nous vous rappelons que nous vivons en pays occupé :
"Les murs ont des oreilles...".