La Sécurité sociale, née
en 1945 avec la Libération,
satisfait une double aspiration, ouvrière et républicaine,
à la solidarité des travailleurs et la redistribution salariale,
rappelle l’historien Michel Pigenet
La Sécurité sociale, comme nous la connaissons aujourd’hui : générale et fonctionnant sur le principe de la répartition, est instituée par ordonnances en 1945 en opposition avec les régimes préexistants : dispersés et fondés sur la capitalisation. Formule vers laquelle tendent de nouveau les réformes décidées par le gouvernement Raffarin.
Figaro : En 1945 donc, comment était-on parvenu à créer ce système de protection sous lequel nous vivons encore ?
Michel Pigenet. Pilier de la protection sociale, la “Sécu” relève d’une double filiation historique. La première procède, à la suite des Lumières, d’un combat politique, celui de ces républicains pour lesquels la question des institutions ne se dissociait pas de celle du sort du plus grand nombre. La Déclaration des droits de l’homme de 1793 évoque la “dette sacrée” de la société envers les “citoyens malheureux”, auxquels elle doit procurer du travail ou, à défaut, garantir les “moyens d’existence”. L’affirmation d’un droit à l’assistance, en rupture avec la charité traditionnelle, traverse tout le 19ème siècle. On la retrouve, en dehors des milieux socialistes, chez certains radicaux des années 1880-1890 qui, partisans du “solidarisme”, insistent précisément sur la notion de “dette”. Mais la Sécu plonge également ses racines dans l’histoire, longue et complexe, d’une socialisation des risques par l’association, vieil idéal d’autonomie et de solidarité aux sources du mouvement ouvrier dès la première moitié du 19ème siècle. Sur fond d’industrialisation, le recul des formes extrêmes de misère s’accompagne, en effet, d’une vulnérabilité de masse et déplace la question sociale de la périphérie du monde du travail vers son cœur. Là, tandis que les pouvoirs publics, confrontés à un désordre lourd de menaces, tardent à sortir des solutions classiques, les militants imaginent d’autres remèdes et passent à l’acte. Jusque dans les années 1880, beaucoup d’organisations ouvrières affichent une double ambition de “résistance”, présyndicale, et de protection mutuelle face aux coups du sort que sont la maladie, l’accident, le chômage, la vieillesse. La loi finit par s’en mêler. De 1898 (pour les accidents du travail) à 1932 (avec les allocations familiales), elle institue un ensemble d’assurances obligatoires. Mais le chantier est rouvert en 1945 dans l’élan de la Libération, par les organisations politiques et syndicales attachées à mettre en œuvre le “plan complet de sécurité sociale” inscrit, depuis mars 1944, dans le programme du CNR [Conseil National de la Résistance].
La création d’une assurance sociale obligatoire et générale fait donc l’unanimité en 1945 ?
Michel Pigenet : Non. Le rapport de la commission réunie pour préparer le plan de sécurité sociale est certes adopté à l’unanimité moins une voix par l’Assemblée consultative, mais le MRP s’abstient. Les censeurs visent, outre son coût, l’unification prévue et les modalités d’administration des caisses. À partir de ce fond commun, bien des nuances existent entre les divers opposants. Le principal foyer de contestation se situe du côté des employeurs. Affaibli, encore dépourvu d’une organisation autorisée à parler en son nom, le patronat devine l’amorce d’une redistribution des revenus derrière des prestations décrites comme ouvrant la voie à la “satisfaction de besoins insatiables”. Cette position de principe qu’entretient le rejet d’un État-providence “bureaucratique”, voire “totalitaire”, se double d’une inquiétude pratique devant la certitude de perdre le contrôle de caisses dont les salariés disposeront des deux tiers des postes d’administrateurs. Les ordonnances n’enthousiasment guère plus le monde de la mutualité. Celui-ci, dépossédé des prérogatives que lui accordaient les assurances sociales des années trente, proteste contre le transfert, assimilé à un “cambriolage”, d’une partie de son personnel et de ses locaux à la nouvelle institution. D’autres réticences s’expriment au sein d’un corps médical décidé à écarter toute amorce de fonctionnarisation. Les cadres, réticents à se fondre dans le régime général, se plaignent aussi du plafond de cotisation. Il faut enfin compter avec l’extrême méfiance de la CFTC. Celle-ci voit d’un mauvais œil la disparition des caisses d’affinités de l’ancien système et redoute l’emprise – le “monopole” – cégétiste. La percée des communistes à tous les niveaux de la CGT n’arrange rien. Les dirigeants chrétiens demandent à leurs militants de contrer la “vaste entreprise totalitaire et communisante” que favoriserait la mise en œuvre de la Sécurité sociale. Au nom du pluralisme et de la liberté, le bureau de la CFTC appelle ses adhérents, le 18 décembre 1945, à s’abstenir de siéger dans les caisses dans lesquelles ils viendraient à être désignés. Sur place, les organisations chrétiennes seront parfois plus conciliantes, mais le blocage confédéral ne sera levé qu’après l’institution de l’élection des administrateurs à la représentation proportionnelle.
Malgré ces oppositions, le texte fondateur de la Sécurité sociale officialise-t-il en France une option de “vivre ensemble” ? Et pensez-vous que cette option ait été déterminée par la prise en compte de la réalité ouvrière ?
Michel Pigenet. Indéniablement : les solidaristes évoqués à l’instant sont proches de Durkheim, fondateur de “l’école française” de sociologie, analyste perspicace du “lien social”. Les conditions nécessaires à la consolidation de ce dernier [le “lien social” !] ne sont pas étrangères à la philosophie qui sous-tend les textes de 1945. Il s’agit désormais de “débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain”. Ainsi conçues, les ordonnances concourent à la redéfinition du salariat, contrepartie des efforts exigés par la reconstruction du pays et pièce majeure d’une réforme des structures de la société. Notons que d’autres pays d’Europe occidentale connaissent des réformes similaires à la même époque. Au total, l’insécurité sociale recule bel et bien. Les prestations sociales qui, en 1938, représentaient 5 % du revenu des ménages, bondissent à 16 % en 1950 et atteignent 32 % en 1980 [Progrès… de la mendicité !]. La Sécurité sociale étaye ainsi le système redistributif français et participe d’une certaine idée du “vivre ensemble”. Malgré le retard pris dans l’élargissement de la protection aux non-salariés, initialement méfiants, celui-ci s’accélère, la croissance aidant, au cours des années 1960. En 1967, la proportion des affiliés avoisine 98 % de la population.
Comment et pourquoi, malgré son hostilité, le patronat s’est-il accommodé tant de temps d’un système favorable au salariat ?
Michel Pigenet. Poser cette question revient à traiter du rôle, parmi les moteurs de la croissance des Trente Glorieuses, du compromis social – “keynéso-fordien” – établi au sortir de la guerre. On désigne ainsi la reconnaissance, plus ou moins contrainte, du lien noué, dans des sociétés où le salariat forme le gros de la population active, entre l’activité des entreprises et la capacité de consommation des travailleurs, déterminée par les salaires directs et les prestations sociales. Par là, les acquis sociaux de 1945-1946 n’ont pas nui, loin s’en faut, à l’économie et aux entreprises. Reste que, conduit à “s’accommoder” d’une Sécu plébiscitée par les Français, le patronat pèsera du mieux qu’il pourra, de l’extérieur et de l’intérieur, sur ses choix et leur financement. Prompt à dénoncer les “charges”, les déficits et les abus, le CNPF élaborera divers projets de réforme tendant à renforcer sa présence dans les caisses, à réduire la part du régime général au profit de régimes complémentaires, voire de compagnie d’assurances. Évidemment, tous les gouvernements, acteurs essentiels en la matière, ne seront pas insensibles à ces demandes patronales…
Le renversement des acquis sociaux, que le gouvernement Raffarin souhaite opérer, vous semble-t-il remettre en cause les options de ce “vivre ensemble” décidées après la guerre ?
Michel Pigenet. N’idéalisons pas les Trente Glorieuses. La période fut ponctuée de conflits durs et répétés. Les avancées sociales ne sauraient d’autre part occulter les tentatives de remise en question qui se sont succédées. Je retiendrai deux exemples : 1953 et 1967. En 1953, le gouvernement Laniel prétend retarder – jusqu’à 70 ans ! – l’âge du départ à la retraite des fonctionnaires et des agents des services publics. Contre toute attente, en plein été, la riposte des intéressés est d’une ampleur sans précédent. À la mi-août, en dépit des réquisitions et des sanctions, on compte quatre millions de grévistes. Laniel finira par renoncer. En 1967, le gouvernement Pompidou réforme par ordonnances l’architecture générale de la Sécurité sociale. En août, il réorganise les caisses, dorénavant séparées par risques – maladie, vieillesse, famille –, supprime l’élection des administrateurs, qui seront désignés avec représentation égale du patronat et des travailleurs, augmente le ticket modérateur et les cotisations salariales. La mobilisation syndicale, forte au printemps, avant les mesures, faiblit à l’automne. De fait, le système n’est pas touché en son cœur : la répartition, les cotisations, la dimension redistributive. La situation change avec la crise, la montée du chômage et de l’exclusion, le retour en force de la précarité salariale et l’affaiblissement consécutif des syndicats. Les réformes élaborées pendant les deux dernières décennies relèvent de projets en rupture avec les solidarités et les régulations construites au lendemain de la guerre. Le mouvement s’observe à l’échelle mondiale, mais d’abord en Europe, matrice d’un certain type d’“État social”. En France, sous des formes et à des rythmes adaptés aux conjonctures politiques, la “refondation” engagée tend à ne plus conserver qu’un système minimal de protection sociale. Sur ce socle se grefferaient, en fonction des possibilités de chacun, une large gamme d’assurances complémentaires en prise, directe ou non, avec un marché des capitaux revigoré par la masse énorme des cotisations ainsi “livrées”. Déjà en 1910, la CGT, opposée à la loi sur les retraites par capitalisation, dénonçait le principe d’un financement décrit comme un “emprunt à jet continu pour le gouvernement et pour messieurs les capitalistes”. L’heure n’était pas, alors, aux arguments savants à base de tableaux et de graphiques. Ceux dont nous disposons aujourd’hui révèlent que la part du capital dans le partage de la valeur ajoutée s’est accrue de plus de dix points en vingt ans. Sans doute y a-t-il là matière à réflexion quant au pourquoi et au comment de la création et de l’usage des richesses.
L’Humanité, 12 mai 2003
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Nous vous rappelons que nous vivons en pays occupé :
"Les murs ont des oreilles...".