[Non pas !…
Païen “Positiviste” = Libre-penseur !]
[Professeur Debray nous dit :]
“Je poursuis la démarche d’Auguste Comte, mon seul maître en philosophie. Tout athée qu’il fût, il prenait la vierge Marie très au sérieux. C’est aussi mon cas.
Ce bon mathématicien avait compris qu’il n’est pas de société qui ne marche à la croyance, et que la science n’en viendra jamais à bout. Le mystère religieux est, au fond, celui de l’être-ensemble.”
Régis Debray, Le Figaro Magazine, 8 novembre 2003
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[Voyons ce qu’en dit le “maître” :]
Discours sur l’ensemble du positivisme
Auguste Comte – 1848
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Ayant assez caractérisé l’esprit général du positivisme, je dois maintenant ajouter, à cet égard, quelques explications complémentaires, destinées à prévenir ou à rectifier de graves méprises, trop fréquentes et trop dangereuses pour que je puisse les négliger, sans cependant m’occuper jamais des attaques de mauvaise foi.
L’entière émancipation théologique devant constituer aujourd’hui une indispensable préparation à l’état pleinement positif, cette condition préalable entraîne souvent des observateurs superficiels à confondre sincèrement ce régime final avec une situation purement négative, qui présentait, même dans le siècle dernier, un caractère vraiment progressif, mais qui désormais dégénère, chez ceux où elle devient vicieusement permanente, en obstacle essentiel à toute véritable réorganisation sociale et même mentale. Quoique j’aie, depuis longtemps, repoussé formellement toute solidarité, soit dogmatique, soit historique, entre le vrai positivisme et ce qu’on nomme l’athéisme, je dois ici indiquer encore, sur cette fausse appréciation, quelques éclaircissements sommaires, mais directs.
Même sous l’aspect intellectuel, l’athéisme ne constitue qu’une émancipation très insuffisante, puisqu’il tend à prolonger indéfiniment l’état métaphysique en poursuivant sans cesse de nouvelles solutions des problèmes théologiques, au lieu d’écarter comme radicalement vaines toutes les recherches inaccessibles. Le véritable esprit positif consiste surtout à substituer toujours l’étude des lois invariables des phénomènes à celle de leurs causes proprement dites, premières ou finales, en un mot la détermination du comment à celle du pourquoi. Il est donc incompatible avec les orgueilleuses rêveries d’un ténébreux athéisme sur la formation de l’univers, l’origine des animaux, etc. Dans son appréciation générale de nos divers états spéculatifs, le positivisme n’hésite point à regarder ces chimères doctorales comme fort inférieures, même en rationalité, aux inspirations spontanées de l’humanité. Car le principe théologique, consistant à tout expliquer par des volontés, ne peut être pleinement écarté que quand, ayant reconnu inaccessible toute recherche des causes, on se borne à connaître les lois. Tant qu’on persiste à résoudre les questions qui caractérisèrent notre enfance, on est très mal fondé à rejeter le mode naïf qu’y appliqua notre imagination, et qui seul convient, en effet, à leur nature : ces croyances spontanées ne pouvaient radicalement s’éteindre qu’à mesure que l’humanité, mieux éclairée sur ses moyens et ses besoins, changeait irrévocablement la direction générale de ses recherches continues. Quand on veut pénétrer le mystère insoluble de la production essentielle des phénomènes, on ne peut rien supposer de plus satisfaisant que de les attribuer à des volontés intérieures ou extérieures, puisqu’on les assimile ainsi aux effets journaliers des affections qui nous animent. L’orgueil métaphysique ou scientifique a pu seul persuader aux athées, anciens ou modernes, que leurs vagues hypothèses sur un tel sujet sont vraiment supérieures à cette assimilation directe, qui devait exclusivement satisfaire notre intelligence jusqu’à ce qu’elle eût reconnu l’inanité radicale et l’entière inutilité de toute recherche absolue. Quoique l’ordre naturel soit, à tous égards, très imparfait, sa production se concilierait beaucoup mieux avec la supposition d’une volonté intelligente qu’avec celle d’un aveugle mécanisme. Les athées persistants peuvent donc être regardés comme les plus inconséquents des théologiens, puisqu’ils poursuivent les mêmes questions en rejetant l’unique méthode qui s’y adapte. Aussi le pur athéisme est-il même aujourd’hui fort exceptionnel : le plus souvent on qualifie ainsi un état de panthéisme, qui n’est, au fond, qu’une rétrogradation doctorale vers un fétichisme vague et abstrait, d’où peuvent renaître, sous de nouvelles formes, toutes les phases théologiques, quand l’ensemble de la situation moderne cesse de contenir le libre essor des aberrations métaphysiques. Un tel régime indique d’ailleurs, chez ceux qui l’adoptent comme définitif, une appréciation très exagérée, ou même vicieuse, des besoins intellectuels, et un sentiment trop imparfait des besoins moraux ou sociaux. Il se combine le plus souvent avec les dangereuses utopies de l’orgueil spéculatif quant au prétendu règne de l’esprit. Dans la morale proprement dite, il procure une sorte de consécration dogmatique aux ignobles sophismes de la métaphysique moderne sur la domination absolue de l’égoïsme. En politique, il tend directement à rendre indéfinie la situation révolutionnaire, par la haine aveugle qu’il inspire envers l’ensemble du passé, dont il empêche toute explication vraiment positive, propre à nous dévoiler l’avenir humain. L’athéisme ne peut donc disposer aujourd’hui à la vraie positivité que ceux chez lesquels il constitue seulement une situation très passagère, la dernière et la moins durable de toutes les phases métaphysiques. Comme la propagation actuelle de l’esprit scientifique facilite beaucoup cette extrême transition, ceux qui parviennent à l’âge mûr sans l’avoir spontanément accomplie annoncent ainsi une sorte d’impuissance mentale, souvent liée à l’insuffisance morale, peu conciliable avec le positivisme. Les affinités purement négatives étant toujours faibles ou précaires, la véritable philosophie moderne ne peut pas se contenter davantage de la non-admission du monothéisme que de celle du polythéisme ou du fétichisme, que personne ne jugerait suffisantes pour motiver des rapprochements sympathiques. Une semblable préparation n’avait, au fond, d’importance que pour ceux qui durent prendre l’initiative dans la tendance directe de l’humanité à une rénovation radicale. Elle a déjà cessé d’être vraiment indispensable, puisque la caducité du régime ancien ne laisse plus aucun doute essentiel sur l’urgence de la régénération. La persistance anarchique, caractérisée surtout par l’athéisme, constitue désormais une disposition plus défavorable à l’esprit organique, qui devrait déjà prévaloir, que ne peut l’être une sincère prolongation des anciennes habitudes. Car ce dernier obstacle n’empêche plus la vraie position directe de la question fondamentale, et même il tend beaucoup à la provoquer, en obligeant la philosophie nouvelle à ne combattre les croyances arriérées que d’après son aptitude générale à mieux satisfaire tous les besoins moraux et sociaux. Au lieu de cette salutaire émulation, le positivisme ne pourra recevoir qu’une stérile réaction de l’opposition spontanée que lui présente aujourd’hui l’athéisme chez tant de métaphysiciens et de savants, dont les dispositions antithéologiques n’aboutissent plus qu’à entraver, par une répugnance absolue, la régénération qu’elles préparèrent, à certains égards, dans le siècle précédent. Loin de compter sur l’appui des athées actuels, le positivisme doit donc y trouver des adversaires naturels, quoique le peu de consistance de leurs opinions permette d’ailleurs de ramener aisément ceux dont les erreurs ne sont pas essentiellement dues à l’orgueil.
Il importe davantage à la nouvelle philosophie d’éclaircir la grave imputation de matérialisme que lui attire nécessairement son indispensable préambule scientifique. En écartant toute vaine discussion sur des mystères impénétrables, ma théorie fondamentale de l’évolution humaine me permet de caractériser nettement ce qu’il y a de réel au fond de ces débats si confus.
L’esprit positif, longtemps borné aux plus simples études, n’ayant pu s’étendre aux plus éminentes que par une succession spontanée de degrés intermédiaires, chacune de ses nouvelles acquisitions a dû s’accomplir d’abord sous l’ascendant exagéré des méthodes et des doctrines propres au domaine antérieur. C’est dans une telle exagération que consiste, à mes yeux, l’aberration scientifique à laquelle l’instinct public applique sans injustice la qualification de matérialisme, parce qu’elle tend, en effet, à dégrader toujours les plus nobles spéculations en les assimilant aux plus grossières. Une semblable usurpation était d’autant plus inévitable, que partout elle repose sur la dépendance nécessaire des phénomènes les moins généraux envers les plus généraux, d’où résulte une légitime influence déductive par laquelle chaque science participe à l’évolution continue de la science suivante, dont les inductions spéciales ne pourraient autrement acquérir une suffisante rationalité. Aussi toute science a-t-elle dû longtemps lutter contre les envahissements de la précédente; et ces conflits subsistent encore, même envers les plus anciennes études ; ils ne peuvent entièrement cesser que sous l’universelle discipline de la saine philosophie, qui fera partout prévaloir un juste sentiment habituel des vrais rapports encyclopédiques, si mal appréciés par l’empirisme actuel. En ce sens, le matérialisme constitue un danger inhérent à l’initiation scientifique, telle que jusqu’ici elle dut s’accomplir, chaque science tendant à absorber la suivante au nom d’une positivité plus ancienne et mieux établie. Le mal est donc plus profond et plus étendu que ne le supposent la plupart de ceux qui le déplorent. On ne le remarque aujourd’hui qu’envers les plus hautes spéculations, qui, en effet, y participent davantage comme subissant les empiétements de toutes les autres ; mais il existe aussi, à divers degrés, pour un élément quelconque de notre hiérarchie scientifique, sans même excepter sa base mathématique, qui semblerait d’abord en être naturellement préservée. Un vrai philosophe reconnaît autant le matérialisme dans la tendance du vulgaire des mathématiciens actuels à absorber la géométrie ou la mécanique par le calcul, que dans l’usurpation plus prononcée de la physique par l’ensemble de la mathématique ou de la chimie par la physique, surtout de la biologie par la chimie, et enfin dans la disposition constante des plus éminents biologistes à concevoir la science sociale comme un simple corollaire ou appendice de la leur. C’est partout le même vice radical, l’abus de la logique déductive; et le même résultat nécessaire, l’imminente désorganisation des études supérieures sous l’aveugle domination des inférieures. Tous les savants proprement dits sont donc aujourd’hui plus ou moins matérialistes, suivant la simplicité et la généralité plus ou moins prononcées des phénomènes correspondants. Les géomètres se trouvent ainsi le plus exposés à cette aberration, d’après leur tendance involontaire à constituer l’unité spéculative par l’ascendant universel des plus grossières contemplations, numériques, géométriques, ou mécaniques; mais les biologistes qui réclament le mieux contre une telle usurpation méritent, à leur tour, les mêmes reproches, quand ils prétendent, par exemple, tout expliquer en sociologie par des influences purement secondaires de climat ou de race, puisqu’ils méconnaissent alors les lois fondamentales que peut seule dévoiler une combinaison directe des inductions historiques.
Cette appréciation philosophique du matérialisme explique à la fois la source naturelle et la profonde injustice de la grave méprise dont j’indique ici la rectification décisive. Loin que le vrai positivisme soit aucunement favorable à ces dangereuses aberrations, on voit, au contraire, qu’il peut seul les dissiper irrévocablement d’après son aptitude exclusive à procurer une juste satisfaction aux tendances très légitimes dont elles n’offrent qu’une empirique exagération. Jusqu’ici le mal n’a été contenu que par la résistance spontanée de l’esprit théologico-métaphysique ; et cet office provisoire a constitué la destination, indispensable quoique insuffisante, du spiritualisme proprement dit. Mais de tels obstacles ne pouvaient empêcher l’énergique ascension du matérialisme, ainsi investi, aux yeux de la raison moderne, d’un certain caractère progressif, par sa liaison prolongée avec la juste insurrection de l’humanité contre un régime devenu rétrograde. Aussi, malgré ces impuissantes protestations, l’oppressive domination des théories inférieures compromet-elle beaucoup aujourd’hui l’indépendance et la dignité des études supérieures. En satisfaisant, au-delà de toute possibilité antérieure, à ce qu’il y a de légitime dans les prétentions opposées du matérialisme et du spiritualisme, le positivisme les écarte irrévocablement à la fois, l’un comme anarchique, l’autre comme rétrograde. Ce double service résulte spontanément de la simple fondation de la vraie hiérarchie encyclopédique, qui assure à chaque étude élémentaire son libre essor inductif, sans altérer sa subordination déductive. Mais cette conciliation fondamentale sera surtout due à l’universelle prépondérance, logique et scientifique, que la nouvelle philosophie pouvait seule procurer au point de vue social. En faisant ainsi prévaloir les plus nobles spéculations, où la tendance matérialiste est la plus dangereuse et aussi la plus imminente, on la représente directement comme non moins arriérée désormais que son antagoniste, puisqu’elles entravent également l’élaboration de la science finale. Par là, cette double élimination se trouve même liée à l’ensemble de la régénération sociale, que peut seule diriger une exacte connaissance des lois naturelles propres aux phénomènes moraux et politiques. J’aurai bientôt lieu de faire aussi sentir combien le matérialisme sociologique nuit aujourd’hui au véritable art social, comme disposant à méconnaître son principe le plus fondamental, la division systématique des deux puissances spirituelle et temporelle, qu’il s’agit surtout de rendre maintenant inaltérable, en reprenant, sur de meilleures bases, l’admirable construction du Moyen Âge. On reconnaîtra ainsi que le positivisme n’est pas moins radicalement opposé au matérialisme par sa destination politique que par son caractère philosophique.
Extraits du Discours sur l’ensemble du positivisme d’Auguste Comte, 1848
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Nous vous rappelons que nous vivons en pays occupé :
"Les murs ont des oreilles...".