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Document – Ferry “Positif”

Le positivisme, et la question sociale

“C’est aux lumières qu’elle répand sur les principales difficultés sociales du temps présent que la philosophie positive a dû ses principales conquêtes. Les grandes déceptions politiques qui abreuvent les hommes de notre génération lui suscitent des disciples ou des adhérents. La plus accablante de toutes a contribué pour une forte part à cette invisible propagande. Peu écoutée au milieu des orages et des incohérences de la période révolutionnaire, la doctrine d’Auguste Comte fit son chemin dans le grand silence qui suivit. C’est quelque chose, au lendemain des grandes déroutes de la liberté politique, et dans les heures de doute et de ténèbres qui les suivent, d’apporter avec soi la théorie du progrès, et de relever, par la science, les esprits que l’action a mis à terre. (…)

Une philosophie politique était indispensable. Celle d’Auguste Comte répondait mieux qu’aucune autre aux conditions du problème.

Il me souvient de l’effet immense produit, dans cette crise morale, par la lecture du Discours sur l’ensemble du positivisme. Ces pages qui avaient posé, dans la Fièvre de 1848, les conditions rationnelles du problème social, restaient, au milieu du désarroi général qui avait suivi, avec leur haute et rassurante sérénité. Elles nous répétaient – ce que nous savions bien – qu’il y avait des questions sociales, et qu’il ne dépendait pas plus de la réaction politique que de la réaction économique de les supprimer ; mais elles nous donnaient – ce que nous n’avions pas – la méthode suivant laquelle il convient de les aborder. De ce jour, nous avons su qu’il existe un art social, également distinct de l’observation impassible des économistes, satisfaits de décrire et voués au fatalisme, et de l’utopie irrationnelle et maladive qui caractérise la plupart des écoles socialistes. Les phénomènes sociaux ne sont point indéfiniment modifiables ; ils ont leur permanence, leur stabilité, leur fatalité : c’est l’honneur éternel des économistes de l’avoir démontré. Mais les phénomènes sociaux ne sont non plus immuables et incorrigibles et seul l’État positif ayant admis ces phénomènes, peut en corriger les excès.

Jules Ferry, article paru dans la Revue de philosophie positive de Littré, 1867

La morale positive d’Auguste Comte

“(…)

Morale théologique, morale positive, il faut choisir. Le choix est à moitié imposé, il faut le dire tout d’abord par les circonstances elles-mêmes et par ce que nous voyons tous les jours. Il est certain que la morale théologique, celle qui a pour fin l’amour de Dieu, est profondément ébranlée, qu’elle perd du terrain, et que de cet ébranlement naît une grande inquiétude même pour les esprits les plus émancipés qui se préoccupent du maintien de la moralité.

La morale théologique, on peut le dire, même devant des catholiques, car il peut y en avoir ici, on peut le dire, en gens sincères, la morale théologique, quelques services qu’elle a peut-être rendus, est détruite à l’heure qu’il est ; et pour deux raisons principales, la première c’est que la base lui manque, elle est fondée sur des dogmes qui ont perdu un terrain considérable dans l’esprit des masses. Je n’en citerai qu’un par exemple et je le citerai particulièrement à l’adresse de ces partisans de la morale théologique qui sont peut-être dans nos assemblées en plus grand nombre que les catholiques. Je veux parler des déistes. Et je leur dirai, le principe de la morale théologique c’est qu’il n’y a pas de morale sans sanction, sans des peines ou des récompenses dans ce monde ou du moins dans l’autre ; eh bien, en se plaçant dans la plus grande correction de l’école déiste, n’est il pas évident que cette sanction s’est singulièrement affaiblie depuis le jour où une croyance de l’humanité reléguée parmi les fables a disparu des âmes. Je ne crois pas que parmi les chrétiens éclairés, les déistes sincères, il y en ait beaucoup qui aient conservé la vieille croyance à l’enfer, comme au Moyen Âge. (…)

Nous ne la retrouvons plus dans les préceptes de la morale chrétienne, et les adeptes de la morale déiste n’ont pas besoin de cette sanction.

C’est là ce que j’appelle l’ébranlement de la morale théologique. C’est donc à ce premier point de vue une nécessité inéluctable de remplacer par autre chose cet ensemble de préceptes moraux que le bon sens et le progrès des lumières affaiblit de plus en plus tous les jours. (…)

Aussi Comte disait-il que ce n’est que dans un des sentiments de l’organisation humaine, de l’âme humaine, qu’on peut placer la base de la morale. Il disait : “Certainement, il y a dans l’homme des penchants très divers, des bons et des mauvais, tous au même titre, car l’homme est ainsi constitué qu’il a des penchants égoïstes et qu’il a des penchants bienveillants qui le poussent à aimer les autres et à les aider, et il a démontré que ces penchants altruistes avaient leur siège comme toutes les autres facultés dans cette masse cérébrale où se trouvent des organes voués aux penchants bienveillants, à l’amour des autres, à la sociabilité.”

Et cela réfute, vous le voyez, la doctrine de la grâce, du péché originel, le tout pour affirmer que l’homme est mauvais, que les penchants mauvais dominent sur les bons. À cette affirmation, la vraie philosophie répond non. (…)

Car qu’est ce que le progrès social ? Pourquoi avons nous le droit de dire qu’il y a un progrès incessant dans les sociétés, c’est qu’il n’a sa raison d’être que dans la prédominance des penchants altruistes sur les penchants égoïstes et c’est ce qui fait marcher sans cesse la société. (Applaudissements.) L’homme n’est donc pas mauvais, ni déchu. Ce sont là des lieux communs de nos adversaires, ce sont d’éternelles calomnies contre notre société. (…)

Le christianisme avait bien dit aux hommes : vous êtes frères, l’esclave même est votre frère, il y a identité entre vous, vous êtes tous enfants de Dieu, mais cette doctrine restreignait la portée de cette profession de foi très libérale, très généreuse au premier abord, car les hommes étaient divisés en réprouvés et en élus.

Cette doctrine était incompatible avec la conception de l’humanité elle-même. Mais maintenant nous avons la théorie de l’évolution de l’humanité. Nous savons à quelle place doivent être les sociétés barbares, nous voyons clair dans tout cela, l’humanité ne nous apparaît plus comme une race déchue de ses origines, condamnée à ne rien savoir que par la révélation. L’histoire de l’humanité pour nous est une constante ascension de la barbarie vers la civilisation, l’humanité marche sans cesse de victoire en victoire du sentiment bienveillant sur l’égoïsme, de la science sur l’ignorance, c’est la race des maîtres du monde qui le conquièrent par la force de leur volonté, par la vigueur de leur énergie, par l’étendue de leur savoir. (Applaudissements.) Qu’ont-ils besoin de la Providence, cette notion même se transforme, la providence c’est l’humanité elle-même qui comprend par la science ce qu’il y a de stable dans les faits au milieu desquels elle vit, mais comprenant par où ces faits peuvent être modifiés de sorte que la science positive apprend à l’homme qu’il est à lui-même sa propre évidence, qu’il est l’arbitre de sa destinée, elle lui mesure sa puissance sur lui-même. La science l’affranchit même de la crainte de la mort, elle lui apprend qu’il appartient à une race qui ne périt pas, et par conséquent, on peut avoir le dédain de la mort, on peut se contenter de vivre dans la mémoire de ses successeurs. (Applaudissements.)

L’idéal de l’homme s’élève, se raffine, semble s’élargir, il a la foi dans la continuité, dans la perfectibilité de l’espèce humaine. Cet idéal là supporte bien, je crois, la comparaison avec l’idéal catholique. (…) Nous parlons de devoirs et nous demandons quels sont les devoirs de l’homme envers ses semblables ; voici la réponse : les devoirs de l’homme envers l’humanité rassemblée dans l’état positif.

Ces devoirs, c’est de l’aimer, de la connaître, de la servir. Le premier devoir et la formule fondamentale, c’est d’appliquer dans tous les actes non pas le point de vue personnel, mais le point de vue social ; et la conséquence, c’est que cette morale, qui ne fait que naître, tend à substituer à la notion du droit la notion du devoir. Nous ne dirons plus dans cette morale de la société régénérée, droit de l’homme sur un autre homme, nous dirons devoir de l’homme envers l’état positif, et nous remplaçons cette formule : droit du plus fort, par celle-ci : le devoir du plus fort. (Bravos.)

Je veux vous montrer comment cette morale positive transforme la notion de la propriété. Il y a deux manières diverses de la comprendre, d’abord le droit d’user et d’abuser, le droit entier qui ne doit de compte à personne et puis de l’autre côté le communisme qui traite la propriété comme injustifiable, et qui doit disparaître. Eh bien, la vraie théorie de la sociabilité moderne s’approprie ce qu’il y a de légitime dans l’une et l’autre prétention [3ème voie !]. Elle dit d’une part : oui ; la propriété est justifiée par le point de vue social, parce qu’elle est le meilleur moyen de conserver et de transmettre le capital qui doit être un moyen de travailler au service de l’humanité.

Mais ce point de vue social qui vous justifie, vous contraint ; la propriété n’est pas en effet de droit absolu, elle n’existe pas uniquement pour la satisfaction de vos plaisirs ; vous l’avez comme un office social, comme une fonction, cette propriété vous impose des devoirs, et nos cœurs pour peu chauds et généreux qu’ils soient ne sont ils pas d’accord avec la morale positive.

Je suis aussi partisan de la propriété que qui que ce soit et je crois que la théorie communiste est fausse, et cependant je ne puis arracher de mon cœur les sentiments d’inquiétude, le trouble que me cause le spectacle de la société. Ses inégalités sont si grandes, elles sont si manifestes, si peu explicables, au point de vue de la justice ; il est si peu naturel que moi j’aie ce privilège, tandis que d’autres peut-être plus dignes que moi sont déshérités, il y a dans mon cœur comme une révolte secrète.

Mais à ce sentiment correspond cette notion du devoir de la propriété, des devoirs de la richesse, de l’aisance. Vous voyez tous les jours des pharisiens d’une sorte nouvelle s’écrier : que Dieu est bon, il ne m’a pas fait naître parmi ces misérables. La morale positive vous dit : ce misérable a une lettre de change sur vous, il faut acquitter votre dette et c’est à ce prix seulement que ce privilège sera ainsi rendu justifié.

Ceci, mes frères me ramène naturellement à votre institution maçonnique, à la belle devise que vous avez adoptée, du moment que nous agitons cette conception de la moralité humaine. Cette idée de la maçonnerie est très grande, très remarquable parce qu’elle est très ancienne, conçue à cette époque éloignée, c’était une grande divination de l’avenir ; par exemple votre principe de la tolérance veut dire qu’il y a des hommes qui se réunissent, qui sont émancipés puisqu’ils ne demandent pas à ceux qui entrent dans leur réunion compte de leurs croyances. Puis l’égalité dès le premier jour, elle est offerte à tous, à ceux qui savent comme à ceux qui ne savent pas. Que d’efforts pour la faire triompher, ils luttent depuis ces temps où la société était faite d’aristocrates, ils luttent encore contre le sentiment aristocratique qui survit toujours.

On trouve enfin, pour finir en quelques mots, ce troisième terme, la charité, la fraternité ; cela veut dire qu’il y a un principe de fraternité qui peut se passer des dogmes (deux ou trois mots omis).

Et voilà pourquoi, je suis heureux, je suis fier, je suis glorieux d’être maçon. (Applaudissements prolongés.)”

Jules Ferry, Sténographie d’un discours prononcé devant la Loge de la clémente-amitié, 5 août 1875

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