Le Droit de “l’État laïque enseignant”
Jean Jaurès – 3 mars 1904
Discours à l’assemblée nationale
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L’examen par les députés de la loi d’Émile Combes sur l’interdiction d’enseignement aux congréganistes est l’occasion d’une succession de discours et de débats à la Chambre. Le rapporteur de la loi, dans son exposé, a donné l’esprit général du texte : “Ceux qui abdiquent leurs droits personnels et s’inféodent à un pouvoir religieux n’ont pas le droit d’enseigner. Qui n’est pas libre ne peut former des citoyens libres. L’État a le devoir de préserver la jeunesse de leur influence. (…) La société monastique et la société démocratique sont antinomiques.” L’un des moments forts de la discussion parlementaire est le discours de Jean Jaurès lors de la séance du 3 mars 1904. Pour justifier son approbation du projet de loi, il recourt à l’histoire et rappelle ce qu’a voulu, selon lui, la Révolution française.
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M. Jaurès : Messieurs, bien que la loi discutée en ce moment touche seulement l’enseignement congréganiste, elle continue l’œuvre scolaire de gratuité, d’obligation, de laïcité des programmes, de laïcité du personnel de l’enseignement public poursuivie par la République depuis vingt ans. Elle s’inspire, ou, du moins, elle parait s’inspirer de la même pensée générale. Et voilà pourquoi, quoiqu’elle soit partielle, quoiqu’elle soit fragmentaire, c’est du point de vue de l’enseignement, c’est du point de vue des droits de l’État laïque enseignant que je veux justifier la loi proposée et justifier, je le dis nettement, au-delà même de cette loi, les développements nouveaux que recevra l’action de l’État laïque enseignant.
C’est l’idée du droit que je veux invoquer, mais non pas sous la forme abstraite. Le droit ne peut être séparé du mouvement social, et je veux rechercher comment, depuis un siècle, depuis la Révolution, s’est noué le problème et comment nous pourrons et nous devrons le dénouer dans une démocratie républicaine où le socialisme grandit et où le christianisme, puissant encore, a droit, comme croyance, à l’absolue liberté. (Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche. Mouvements divers à droite et au centre.) (…)
N’oubliez pas qu’elle (la Révolution française) avait supprimé, déraciné toutes les congrégations (Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche) par les décrets de la Constituante, par les décrets de la Législative ; n’oubliez pas qu’elle ne les avait pas seulement abolies en fait, elle les avait rejetées en dehors du système juridique de la société nouvelle en proclamant l’incompatibilité absolue de leur principe de sujétion avec le principe vital de liberté individuelle sur lequel l’ordre nouveau était fondé. (Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche.)
M. Aynard : Elle avait fait de même pour toutes les autres corporations. La Révolution n’aurait pas supporté vos syndicats. [très juste ! cf. Loi Le Chapellier.]
M. Jaurès : (…) Et non seulement les congrégations étaient abolies, non seulement elles étaient exclues du droit commun de la Révolution, mais la Révolution s’imaginait avoir pénétré l’Église elle-même des principes nouveaux : les prêtres, les évêques étaient élus par les mêmes citoyens et dans les mêmes assemblées qui nommaient les magistrats et tous les délégués de la nation, élus sous la même condition d’un certificat de civisme – et la Révolution attendait d’eux qu’ils devinssent les interprètes d’une sorte de christianisme atténué… (Mouvements divers à droite.)
À gauche : C’est de l’histoire.
M. Jaurès : Messieurs, je constate encore – c’est l’histoire même que je rappelle – la pensée certaine des hommes de la Révolution ; ils s’imaginaient que le rôle du prêtre, que sa prédication se bornerait à concilier les maximes de l’Évangile et les formules de la Révolution et à propager sous le nom du christianisme une sorte de morale naturelle.
C’est donc dans une société d’où les congrégations semblaient déracinées, c’est dans une société où la Révolution s’imaginait avoir plié l’Église à son principe et à sa doctrine mêmes, que la Révolution laissait aux individus, pénétrés ainsi de sa pensée souveraine, le soin et le mandat d’enseigner ; et, dans une société ainsi façonnée, laisser aux individus le soin d’enseigner, c’était laisser à la Révolution le soin de s’enseigner elle-même par l’organe d’innombrables individus. (Applaudissements à l’extrême gauche et sur plusieurs bancs à gauche.)
Messieurs, dans le droit révolutionnaire, l’individu et l’État se rejoignent. L’État nouveau, l’État démocratique ne se réclame plus d’un principe traditionnel, il ne se réclame plus d’une consécration surnaturelle ou d’une légitimité historique ; il ne se légitime lui-même, il ne se justifie lui-même que par le droit des individus garanti par lui ; il se définit lui-même comme le contrat implicite des volontés libres et égales, cherchant dans sa souveraineté la garantie de leur libre développement.
Et de même que l’État ne se réclame d’aucune légitimité historique, d’aucune sanction surnaturelle, l’individu non plus ne fonde pas sa dignité, ne fonde pas son droit sur des titres historiques ou sur des titres surnaturels ; c’est seulement sur la dignité enfin retrouvée de la personne humaine (Applaudissements à gauche et à l’extrême gauche) que les individus de la Révolution fondent leurs revendications et leurs droits.
Ainsi, entre le principe révolutionnaire de l’État et le principe révolutionnaire de la liberté individuelle il y a harmonie et, quelle que soit l’opposition apparente entre les systèmes d’enseignement que je caractériserai tout à l’heure, entre les diverses tendances qui, dans l’ordre de l’enseignement, se sont disputé les esprits, ces systèmes ont cela de commun qu’entre l’État, foyer central de la liberté, et les individus, foyers disséminés de la même liberté, la Révolution n’acceptait l’intermédiaire d’aucune corporation, d’aucun groupement partiel, d’aucune congrégation [Ni d’aucune bureaucratie syndicale jaune !!!]. (…)
Si, aujourd’hui, il y a dans l’ordre de l’enseignement des œuvres vivantes, si aujourd’hui il y a sur le sol de la République des milliers d’écoles où des millions d’enfants sont élevés dans les lumières de la morale naturelle, de la science et de la raison, si au sommet de l’organisation de l’enseignement il y a des universités qui ne sont soumises à la discipline et à la contrainte d’aucune forme de dogme, d’aucune formule de tyrannie, mais qui développent, en pleine liberté, l’action de la pensée et de la science, c’est à l’esprit de la Révolution que ces œuvres appartiennent, c’est de cet esprit qu’elles relèvent, et la Révolution, là, n’a pas fait faillite. (Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche.) (…)
Je dis et j’ai essayé de démontrer que seuls dans une démocratie républicaine ont le droit d’enseigner ceux qui reconnaissent, non pas à titre relatif, mais à titre absolu, non pas à titre précaire, mais à titre définitif, le droit de la personne et des croyances. Et ici je désire qu’il n’y ait entre nous ni surprise ni malentendu. Toute doctrine, même celle qui peut par voie de conséquence aboutir à des conclusions de servitude, a le droit de se propager d’esprit à esprit. (…)
Liberté à vous tous, croyants, d’esprit à esprit, d’intelligence à intelligence, de conscience à conscience, de propager votre croyance et votre foi quelle que puisse en être la redoutable conséquence lointaine, même pour les libertés fondamentales de l’ordre nouveau ; liberté à tous de la propager. Mais du moins, à la racine de la vie intellectuelle des hommes, dans l’œuvre d’éducation où la conscience s’éveille, où la raison incertaine se dégage, intervention de la communauté laïque, libre de toute entrave, libre de tout dogme pour susciter dans les jeunes esprits non pas un dogme nouveau, non pas une doctrine immuable, mais l’habitude même de la raison et de la vérité [Vérité sans dogme !…]. (Vifs applaudissements à gauche et à l’extrême gauche.)
Et c’est ainsi que, sans toucher à la liberté de conscience, à la liberté de croyance, (…) nous avons le droit, nous avons le devoir de faire de cette liberté de l’esprit une réalité vivante dans l’œuvre laïque et nationale d’éducation et d’enseignement. Voilà pourquoi c’est dans une pensée de liberté (Interruptions à droite. – Applaudissements à gauche et à l’extrême gauche) et avec le souci de l’intégrité du droit humain, que nous voterons la loi de libération qui nous est proposée. (Applaudissements vifs et répétés à l’extrême gauche et à gauche. - L’orateur, de retour à son banc, reçoit les félicitations d’un grand nombre de ses collègues.)
Jean Jaurès, 3 mars 1904
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Nous vous rappelons que nous vivons en pays occupé :
"Les murs ont des oreilles...".