Le mouvement syndical
sous la troisième République
Georges Lefranc
[Membre éminent de la C.G.T. Jaune]
1967
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Chapitre II
Les Guesdistes
contre le
Syndicalisme de Pacification Sociale
(1877-1891)
“Place aux salariés qui ne pourront devenir des hommes, entrer en possession, avec les instruments de travail, des fruits de leur travail, qu’en s’emparant de l’outil de toute réformation : le pouvoir politique.”
Jules Guesde, 1889
1- La question de la liberté d’association syndicale – Entrée en scène du guesdisme ; sa victoire au Congrès de Marseille (octobre 1879) – La création de la Fédération Nationale des Syndicats (octobre 1886).
2- Le vote de la loi de 1884 – Les limites de son application.
3- L’action anarchiste : hostilité à l’État et à la démocratie ; une conséquence imprévue des “lois scélérates” : les anarchistes entrent nombreux dans les syndicats (décembre 1893-juillet 1894).
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Peu à peu dans le mouvement ouvrier une différenciation s’opère entre des formes d’action initialement confondues. Se séparant de l’action politique et de l’action coopérative, les Chambres Syndicales tendent à une vie autonome. Mais, extérieures à elles, des forces divergentes tentent de les entraîner dans leur sillage.
Finalement le bilan de ces quinze années est décevant. Il est normal que le statut légal du syndicalisme lui soit tracé par l’État ; mais l’idéologie qui exerce alors la plus grande influence sur le mouvement ouvrier considère l’action syndicale comme devant être subordonnée à l’action politique.
Le syndicalisme de pacification sociale, tel que le définissaient Barberet [grand copain de Gambetta !], Pauliat et Trébois, déclarait se tenir à l’écart des partis politiques. En fait, c’était sans doute, pour certains de ceux qui prenaient la tête des organisations ouvrières, une clause de style destinée à rassurer les pouvoirs publics. Il n’est pas douteux, d’autre part, que Gambetta et ceux qu’il entraînait, souhaitaient, après la tragédie de la Commune, réconcilier les ouvriers et la République. Donner au syndicalisme naissant un cadre légal, n’était-ce pas un moyen de faciliter cette réconciliation ? Dès 1876, le député Lockroy avait, nous l’avons vu, déposé un texte en ce sens ; il le retira, à la suite de la position prise par le Congrès de 1875. La crise du 16 mai 1877 détourna l’attention.
La question redevient d’actualité en 1878. Le gouvernement met à l’étude un texte. Il s’agit d’une initiative hardie à une époque où le droit d’association n’est pas encore doté d’un statut libéral. De l’Ancien Régime à la Constituante, la continuité en matière de législation ouvrière avait été parfaite : l’Ancien Régime proscrivait les compagnonnages, et les coalitions ; les Constituants qui détruisaient les corps intermédiaires hérités du passé ne voulaient pas en laisser se former de nouveaux ; la loi Le Chapelier avait interdit les coalitions patronales ou ouvrières, temporaires ou durables (juin 1791). Pour eux, l’individu ne pouvait être libre et l’État souverain que si aucune communauté ne venait s’interposer entre l’individu et l’État.
Le rapport de Le Chapelier avait été d’une parfaite netteté :
“… Il n’y a plus de corporation dans l’État. Il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, et les séparer de la chose publique pour un esprit de corporation… C’est aux conventions libres d’individu à individu à fixer la journée pour chaque ouvrier. C’est ensuite à l’ouvrier à maintenir la convention qu’il a faite avec celui qui l’occupe.”
En fait les Chambres de commerce d’origine patronale furent tolérées, comme, une fois la vague révolutionnaire passée, nombre de mutuelles ouvrières ; mais lorsqu’il s’agissait d’organisations ouvrières la tolérance s’accompagnait d’une étroite surveillance et apparaissait singulièrement précaire.
L’initiative gouvernementale de 1880 est-elle animée par une autre conception de la vie sociale ? Ce n’est pas certain ; car nul ne peut, à ce moment, pressentir quel sera dans les décennies à venir l’essor du syndicalisme, ni même deviner qu’une concentration ouvrière, répondant à la concentration patronale et parfois la précédant, va bouleverser les conditions économiques et sociales de l’intervention de l’État. Plus simplement, on doit penser que le gouvernement a voulu faire confiance aux ouvriers. Dans sa déclaration à la Chambre des députés le 23 septembre 1880, .Jules Ferry dit :
“Faut-il inscrire au programme de l’année qui va commencer une loi générale sur les associations ? Nous croyons que ni le temps qui nous reste, ni l’état des esprits ne permettent de poursuivre dans les deux Chambres avec quelque espoir de succès, la solution d’un problème si difficile et si complexe.
Nous en avons seulement détaché un chapitre sur lequel l’accord paraît facile : un projet de loi sur les Associations ou Syndicats Professionnels légalisera simplement un état de fait déjà ancien et mettra dans les mains de la démocratie laborieuse un instrument de libre initiative et de progrès social d’une importance considérable.”
Mais à cette affirmation de confiance du Gouvernement dans les populations ouvrières, nombre de militants répondent par la méfiance, plus encore qu’au Congrès de la Salle d’Arras.
C’est qu’entre temps, le climat syndical s’est modifié par l’entrée en scène du guesdisme.
Dans les congrès syndicaux qui suivent le congrès de la Salle d’Arras, des ouvriers gagnés au collectivisme s’en sont fait les propagandistes enthousiastes. Au Congrès de Lyon (1878), Dupire, des tailleurs parisiens, et Ballivet, des mécaniciens de Lyon, affirment qu’on ne peut faire confiance à la solution coopérative ; il n’y a plus d’autre remède au mal social que le collectivisme ; il faut que l’outillage et le sol deviennent propriété collective. Chabert, vieux mutuelliste, leur apporte un appui inattendu, et d’autant plus efficace :
“J’ai longtemps combattu cette donnée ; mais maintenant que je me suis rendu compte du danger de l’individualisme, je dis avec confiance : le collectivisme, c’est l’avenir.”
Ces affirmations sont encore combattues par Gayet, de Trévoux ; Pecey, de Besançon ; et Isidore Finance, peintre en bâtiment, qui se rattache à l’école positiviste.
“La propriété impersonnelle, anonyme, est la pire des propriétés. Le propriétaire-individu peut encore se montrer accessible à la pitié, à la justice, à la honte ; le propriétaire-corporation est sans entrailles, sans remords. Si encore il était démontré que la cause du progrès est attachée au principe de la communauté, s’il était démontré que les majorités ont toujours raison ! Mais non, c’est le contraire qui a lieu, c’est la minorité toujours, et quelquefois un homme seul, qui commence à avoir raison contre tout le monde.”
Huit délégués seulement, sur 177, se prononcent pour l’amendement collectiviste ainsi libellé :
“Considérant que l’émancipation économique des travailleurs ne sera un fait accompli que lorsque ceux-ci jouiront du produit intégral de leur travail ;
Que, pour atteindre ce but, il est nécessaire que les travailleurs soient les détenteurs des éléments utiles à la production : matière première et instruments de travail…
Le Congrès invite toutes les associations ouvrières, en général, à étudier les moyens pratiques pour mettre en application le principe de la propriété collective du sol et des instruments de travail.”
En revanche le Congrès s’engage dans la voie de l’internationalisme en donnant mandat aux chambres syndicales parisiennes d’organiser un Congrès international en septembre 1878, à l’occasion de l’Exposition Universelle.
Malgré ce refus d’adhérer au collectivisme, le socialiste Brousse dans l’Avant-Garde conserve sa sympathie au Congrès :
“Étudié à la place qu’il occupe, comme second pas dans le réveil qui se produit dans le prolétariat français, il mérite quelque indulgence. On peut espérer qu’il contient, en germe, virtuellement un parti véritablement socialiste que l’avenir verra se développer.”
La Préfecture de Police ayant fait connaître son veto à l’organisation du Congrès international, les chambres syndicales s’inclinent, sauf six d’entre elles, déjà gagnées au collectivisme, qui tentent de passer outre et sont poursuivies. Jules Guesde présente la défense collective de ses coaccusés ; le procès a un grand retentissement.
“Toutes les variétés de la France capitaliste avaient pu tenir librement et publiquement, à l’abri de l’Exposition Universelle, leurs congrès internationaux et y prendre telles mesures internationales qui pouvaient convenir à leurs intérêts particuliers. La France laborieuse, la France au travail à laquelle on devait toutes les merveilles entassées au Champ-de-Mars et au Trocadéro pour l’admiration du monde entier, serait la seule exclue de ce droit, qui était devenu le droit commun, et ce, sous la République, sous un gouvernement issu de son suffrage souverain.”
Guesde devait être condamné, ainsi que ses camarades. Pendant son séjour de six mois à Sainte-Pélagie, il rédige un manifeste : “Programme et adresse des socialistes révolutionnaires français”, que l’Égalité publie le 21 février 1880. Un passage capital s’adresse aux “prolétaires industriels et agricoles”.
“Ce qui fait votre misère, éternelle et toujours égale à elle-même, c’est que vous ne possédez pas et que d’autres possèdent le capital que vous êtes seuls à mettre en valeur. Votre produit, la majeure partie de votre produit vous échappe pour aller au propriétaire oisif qui vous salarie, c’est-à-dire qui vous rétribue le moins possible, au taux strictement indispensable pour lui conserver dans vos personnes la force de travail dont il a besoin. Avec l’appropriation collective ou nationale du sol, de la mine, de la manufacture, abandonnés directement à votre activité créatrice, votre situation se trouve retournée : d’outils que vous étiez alors, vous voilà hommes, propriétaires de tout le fruit de votre travail, c’est-à-dire aussi riches, aussi heureux que vous êtes misérables aujourd’hui, et maîtres d’augmenter votre bien-être en augmentant votre production.”
Au Congrès de Marseille qui s’ouvre le 23 octobre 1879, le collectivisme va l’emporter. À la porte de la salle, ces devises : “Liberté, Égalité, Solidarité : Pas de droits sans devoirs ; pas de devoirs sans droits. La terre au paysan, l’outil à l’ouvrier, le travail pour tous.” Une fois encore, Finance se dresse contre le collectivisme ; trois courants s’opposent ; ceux qui croient que “la solution de la question sociale tient à quelques décrets sur la propriété qu’on fera insérer à l’“Officiel” le jour où l’on se sera emparé du pouvoir” ; ceux qui espèrent “soumettre le capital au travail par des petites épargnes réalisées sur le travail et longuement accumulées” (les coopératistes) ; ceux qui considèrent que le prolétariat doit être fortement organisé en une “ligue de contrôle et de surveillance, défenseur de la morale et de la justice” pour faire connaître et imposer des devoirs aux riches (les positivistes). De toute manière une longue période d’éducation socialiste est nécessaire. Le lendemain, Finance doit admettre que les coopératives ouvrières n’ont pas obtenu le succès rapide qu’il avait un moment escompté et il reconnaît que, dans l’état actuel des choses, la coopération est “le plus grand commun diviseur des forces ouvrières” ; mais il maintient son opposition irréductible au collectivisme. “Il est plus avantageux de loger chez soi que dans les garnis de la commune collectiviste… Décréter la propriété collective, ce n’est pas donner au peuple les capacités et les sentiments nécessaires à sa bonne administration sociale.” Mais le siège du congrès est fait ; par 73 voix contre 27 les délégués se prononcent pour le collectivisme.
“Considérant qu’il est injuste et inhumain que les uns produisent tout, les autres rien, et que ce soient justement ces derniers qui possèdent toutes les richesses, toutes les jouissances, ainsi que tous les privilèges.
Considérant que cet état de chose ne cessera point par la bonne volonté de ceux qui ont tout intérêt à le faire exister et ceci pour les raisons énoncées plus haut.
Le congrès adopte comme but :
La collectivité du sol, sous-sol, instruments de travail, matières premières, donnés à tous et rendus inaliénables par la société à qui ils doivent retourner.”
Ce triomphe des collectivistes sur les modérés n’a jamais, à notre sens, été expliqué de manière satisfaisante. Il est fort probable que plusieurs facteurs ont joué :
1- le développement de la propagande guesdiste.
2- le retour, grâce à l’amnistie, de Communards condamnés ou exilés.
3- un désordre relatif dans les séances du Congrès où, à certains moments, les auditeurs ont paru plus nombreux que les délégués. Or les guesdistes savaient “faire” une salle.
4- une certaine équivoque autour du terme “collectivisme”. Pourquoi, demande Claude Willard, n’a-t-on pas employé le terme de communisme ? Est-ce pour se distinguer du communisme utopique ? Est-ce pour ne pas effrayer ? Peut-être n’a-t-on pas suffisamment tenu compte d’une remarque d’Émile Pouget 1 disant plus tard :
“Jusqu’en 1878, les anarchistes se qualifièrent de collectivistes pour ne pas être confondus avec les communistes autoritaires. Vers cette époque, la clique marxiste s’empara du mot “collectiviste” et bruyamment le fit sien 2.”
Le mot de collectivisme aurait alors été utilisé par les anarchistes contre le communisme autoritaire. L’habileté des guesdistes aurait été d’accepter le terme pour le reprendre à leur compte. Quoi qu’il en soit, la majorité de Marseille réunissait au moins trois courants :
- le courant guesdiste, très minoritaire, dit Claude Willard,
- le courant anarchiste issu de Bakounine,
- le courant possibiliste. Ils vont bientôt s’opposer l’un à l’autre.
Au Congrès du Havre, en 1880, le Comité d’organisation refuse d’admettre les délégués des Cercles d’études constitués par les guesdistes ; il limite la participation au congrès aux délégués des chambres syndicales ouvrières. Première scission : Deux congrès se tiennent : le congrès socialiste ouvrier, salle Franklin, réunit 70 délégués, parmi lesquels Finance et Keufer, toujours attachés au principe de la propriété individuelle, et le congrès national socialiste ouvrier, rue de Fécamp, avec 51 délégués (dont Coupat et Paule Minck) qui s’affirment collectiviste.
Les modérés tiennent encore deux congrès assez ternes, à Paris, en 1881, et à Bordeaux, en 1882 ; puis cessent de se réunir. Mais les révolutionnaires se divisent à leur tour : l’autoritarisme de Jules Guesde multiplie les mécontents ; au congrès de Saint-Étienne en 1882, il est mis en minorité par Brousse et ses amis (Allemane, Chabert, J.-B. Clément, Ferroul, Clovis Hugues, Benoît Malon, Rouanet et Tortelier). Seconde scission entre guesdistes et possibilistes. Est-ce tout ? Non, à Châtellerault, en 1890, les possibilistes se scindent à leur tour en Broussistes et Allemanistes. Troisième scission !
Il semble que le mouvement ouvrier n’ait abouti à d’unité organique provisoire que pour se diviser sur des personnes.
L’idée, pourtant, n’est pas morte. En 1886, les modérés tentent de tenir un congrès national à Lyon, avec l’appui financier du conseil municipal, du conseil général et du gouvernement ; il s’agit de créer une Fédération Nationale des syndicats ouvriers. Mais les révolutionnaires mettent la main sur le congrès et sur l’organisation prévue : par 90 voix contre 15 et 4 abstentions, un texte d’inspiration guesdiste est adopté (11-16 octobre 1886).
“Considérant qu’en face de la puissante organisation bourgeoise faite sans et contre le prolétariat, il appartient non seulement à ce dernier, mais il est de son devoir de créer, par tous les moyens possibles, des groupements et des organisations ouvrières pour les mettre en face de ceux de la bourgeoisie à titre défensif et, nous l’espérons, bientôt offensif.
Considérant que toute organisation ouvrière qui n’est pas pénétrée de la distinction des classes, par le fait même de la situation politique et économique de la société actuelle, et qui n’existe que pour donner un acquiescement aux volontés bourgeoises et gouvernementales ou présenter des petites observations respectueuses et par conséquent humiliantes pour la dignité du prolétariat, ne peut pas être considérée comme faisant partie des diverses armées ouvrières marchant à la conquête de leurs droits.
Pour ces raisons il est créé une Fédération Nationale des Syndicats et Groupes Corporatifs de France.
La Fédération Nationale des Syndicats se déclare sœur de toutes les Fédérations socialistes ouvrières existantes, les considérant comme une armée tenant une autre aile de la bataille, ces deux armées devant, dans un moment peu éloigné, faire leur jonction sur un même point pour écraser l’ennemi commun 3.”
Des congrès de la Fédération se tiennent successivement à Montluçon (une quarantaine de délégués) en octobre 1887 ; en octobre-novembre 1888 à Bordeaux et au Bouscat (69 délégués) ; en octobre 1890 à Calais (60 délégués). L’activité de la Fédération est réduite. Les guesdistes – surtout après 1887 – n’accordent aucune valeur propre à l’action syndicale ; ils ne s’y intéressent que parce qu’elle comporte une possibilité d’agitation et peut permettre l’éveil d’une conscience politique.
D’autre part, l’organisation, mal constituée, n’a pas de rapport direct avec les syndicats qui la composent. Ce travail de liaison est, au contraire, remarquablement assuré par les Bourses du travail qui, un peu partout, se constituent.
La véhémence guesdiste l’a facilement et rapidement emporté sur la modération des mutuellistes, des coopératistes et des positivistes. À son tour l’anarchie va bientôt triompher du guesdisme.
Entre temps le texte accordant. aux ouvriers – mais pas seulement à eux – le droit de constituer des syndicats a été voté.
Une commission formée le 30 mars 1878 par les délégués de soixante-deux chambres syndicales ouvrières de Paris avait élaboré un projet prévoyant l’abrogation des articles 414, 415 et 416 du Code pénal et accordant aux syndicats, désormais légaux, le droit de posséder et d’ester en justice ; leurs considérants témoignaient d’un état d’esprit de méfiance à l’égard de toute disposition prévoyant une déclaration aux pouvoirs publics.
“Les ouvriers relèvent des patrons qui les occupent, des propriétaires qui les logent des concierges qui les vexent, des fournisseurs qui les créditent. Or, la Préfecture de Police fait parfois faire des enquêtes sur des ouvriers chez toutes ces personnes dont ils dépendent, et cela uniquement parce qu’ils font partie d’un conseil syndical. Des patrons ont renvoyé des ouvriers par le seul fait d’avoir reçu à leur sujet la visite d’agents de la préfecture de Police; nous ne voulons pas, ont-ils dit, occuper des individus qui ont avec la police quelques démêlés. Ces visites sèment aussi la défiance chez les propriétaires et les fournisseurs. Quant au dépôt annuel des noms et adresses des ouvriers syndiqués, cela nécessiterait, vu la fréquence des changements de résidence et les nouvelles adhésions, beaucoup trop de travail aux secrétaires syndicaux dont les fonctions sont généralement gratuites.”
Le projet du gouvernement, déposé le 21 novembre 1880, n’en prévoyait pas moins la déclaration obligatoire des noms et adresses de tous les membres du syndicat et limitait le droit d’adhésion aux ouvriers français jouissant de leurs droits civils.
Le rapport fut, à la Chambre, confié à Allain-Targé 4 qui conclut à l’abrogation des articles 414, 415 et 416 du Code pénal et reconnaît l’intolérance patronale.
“Nous avons souvent entendu parler de mesures d’intolérance prises d’accord contre des citoyens dont le travail est le seul gagne-pain, et non seulement par des chefs d’entreprise, par des administrations industrielles entre lesquelles l’entente secrète et à demi-mot est trop aisée, mais parfois même par des coteries locales animées d’implacables passions politiques ; et la preuve de ces persécutions est trop difficile à faire pour que l’action publique ne renonce pas à poursuivre chez les travailleurs ce qu’elle est impuissante à poursuivre plus haut. Il n’est pas bon de donner à la justice l’apparence de la partialité.”
Des modifications importantes sont apportées au projet gouvernemental ; l’article réservant aux Français seuls le droit de faire partie des syndicats est supprimé ; et on se contente de prévoir le dépôt des statuts et des noms des administrateurs pour la Seine à la Préfecture de la Seine, en province à la mairie. Au Sénat, en seconde délibération, le rapport est confié à Tolain. La principale controverse entre la Chambre et le Sénat porte sur l’article 416 ; punira-t-on les menaces dont les syndicats useraient contre les syndiqués indisciplinés ? Le Sénat en est partisan. Tolain réussit à faire prévaloir le point de vue de la Chambre :
“On raisonne toujours, quand il s’agit de l’article 416 absolument comme si le syndicat était un syndicat obligatoire, un syndicat unique dans la profession.
Supposez qu’un patron, après une grève, dise : oui, les ateliers sont ouverts ; mais un tel qui travaillait chez moi n’y rentrera plus. Je trouve que c’est un ouvrier dangereux, capable de mettre le désordre dans mes ateliers. Ma maison lui est fermée ! C’est là un fait que personne ne peut déclarer illicite ; c’est un acte de la liberté du patron que personne ne peut lui contester. Et si les autres patrons disent : Je ne veux pas davantage occuper cet homme qui a été cause de désordre, de troubles. Est-ce là un acte licite ? Est-ce un acte illicite ?”
Il concluait :
“Votre théorie de la contrainte morale sera la porte ouverte à l’appréciation arbitraire des juges ; ce sera le droit, pour la magistrature, d’apprécier ce qu’est ou ce que n’est pas la liberté du travail, le droit d’absoudre ou de condamner comme il lui plaira”.
La loi, promulguée le 21 mars 1884, comporte les points suivants. Désormais :
1- Les syndicats ou associations professionnelles, même de plus de vingt personnes, “exerçant la même profession, des métiers similaires ou des professions connexes concourant à l’établissement de produits déterminés” pourraient se constituer librement sans l’autorisation du gouvernement ;
2- Les syndicats devront avoir pour objet exclusif l’étude et la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles ;
3- Statuts et noms des administrateurs devront être déposés ; communication des statuts sera faite au procureur de la République. Tous les administrateurs devront être Français et jouir de leurs droits civils.
4- Les syndicats de patrons ou d’ouvriers pourront ester en justice, utiliser les produits de cotisations, acquérir les immeubles nécessaires à leur activité, constituer des caisses de secours mutuels ou de retraites, créer des offices de renseignements pour les offres et demandes de travail ;
5- Des unions de syndicats pourront se constituer, mais sans posséder d’immeuble, ni ester en justice.
Dans une importante circulaire du 25 août 1884, Waldeck-Rousseau, ministre de l’Intérieur du second cabinet Jules Ferry, invite les préfets à aider la constitution des syndicats :
“Laissez l’initiative aux intéressés qui, mieux que vous connaissent leurs besoins. Un empressement généreux, mais imprudent, ne manquerait pas d’exciter des méfiances. Abstenez-vous de toute démarche qui, mal interprétée, pourrait donner à croire que vous prenez parti pour les ouvriers contre les patrons ou pour les patrons contre les ouvriers. Il faut et il suffit que l’on sache que les syndicats professionnels ont toutes les sympathies de l’administration et que les fondateurs sont sûrs de trouver auprès de vous les renseignements qu’ils auraient à demander.”
La même circulaire précise qu’un syndicat peut recruter dans toutes les régions de France ; que les femmes et les étrangers peuvent y adhérer ; que l’expression “professions similaires” doit être interprétée largement.
À certains égards, Waldeck-Rousseau peut être considéré comme s’engageant, avec prudence, dans une voie qui mène à l’intégration du syndicalisme dans l’État. Guesdistes et syndicalistes révolutionnaires dénonceront avec indignation cette politique 5.
En janvier-février 1886, le congrès syndical de Lyon se prononce contre la loi à une forte majorité. Il demande l’abrogation de tous les articles de cette loi et n’accepte que le texte suivant :
“Article premier. – Les ouvriers de toutes corporations sont autorisés à se syndiquer et les syndiqués à se fédérer.
Art. 2. – La déclaration de leur constitution à la mairie de leur commune leur constitue la personnalité civile.”
Les syndicats sont nombreux, cependant, à se constituer et à réclamer le bénéfice des dispositions légales ; mais ils n’acceptent pas les obligations qui en étaient la contrepartie. Dans les premières années, les syndicats qui remettent leurs statuts et les noms de leurs administrateurs sont moins nombreux que ceux qui les refusent. En 1893, trente-trois syndicats de la Bourse de Paris qui ont refusé de se mettre en règle sont ainsi dissous et la Bourse du Travail de Paris est fermée par ordre de Charles Dupuy, ministre de l’Intérieur et Président du Conseil. Elle le reste jusqu’en 1895. Cent cinquante syndicats sur deux cent soixante-dix sont en règle avec la loi.
D’autre part, cheminots et postiers, exclus de la loi, n’en constituent pas moins leurs syndicats. La Chambre, en 1894, considère que la loi de 1884 s’applique aux ouvriers et aux employés de l’État comme à ceux de l’industrie privée ; et elle invite le gouvernement à en faciliter l’exécution.
Plus nombreuses sont les difficultés suscitées par le patronat ; les ouvriers se plaignent que les patrons mettent à l’index les ouvriers syndiqués. On cite des abus patents :
“Dans l’arrondissement de Valenciennes, des métallurgistes fermèrent leurs ateliers pendant quelques jours, puis les rouvrirent en disant aux ouvriers qu’on les recevrait s’ils remettaient leurs livrets de syndiqués. Un industriel ayant ainsi recueilli ces livrets les fit brûler en un tas dans la cour de l’usine.” (Weill, Histoire du mouvement social, p. 282.)
Plusieurs projets déposés à la Chambre pour réprimer les atteintes au droit syndical échouent devant l’opposition du Sénat.
Le peu d’empressement mis par les patrons à discuter avec les syndicats et parfois même le propos bien arrêté de ne pas entrer en relations avec eux contribue à orienter les ouvriers vers les solutions extrêmes.
“Aux yeux du patron, traiter, c’était perdre son indépendance, c’était s’engager, pour un temps plus ou moins long, alors que les fluctuations de l’économie exigent une modification incessante de tous les éléments du prix de revient ; c’était surtout accepter une intolérable limitation de son autorité, ne plus être maître en sa maison. Or, cette autorité, il lui semblait quelle était un complément indispensable de sa responsabilité… Assumant seul tous les risques, il entendait rester seul à prendre les décisions, toutes les décisions 6.”
On ne reconnaît pas le syndicat ; parfois, on pourchasse les ouvriers qui tentent de le constituer ; de toute manière, on refuse de négocier avec lui : “Les employeurs se sont refusé à voir dans les représentants des syndicats des délégués de leurs ouvriers ; et lorsqu’un syndicat voulait intervenir dans le règlement d’une question intéressant leur personnel, ils déclaraient qu’ils entendaient ne pas connaître d’étrangers à leur entreprise et qu’a aucun prix ils n’accepteraient de discuter avec des intermédiaires 7.”
Par contre-coup, les ouvriers inclineront de plus en plus à des solutions, ou tout au moins à des paroles de violence ; chaque concession demandée au patronat sera présentée comme une expropriation partielle préludant à l’expropriation totale : les patrons se soucient peu de leur ouvrir la voie.
1864-1884 : Désormais, et pour plus d’un demi-siècle, l’action ouvrière va se dérouler dans ce double cadre juridique. Même si, de prime abord, elle a affecté de le mépriser ou de s’y sentir à l’étroit, elle s’y moule insensiblement et s’y installe progressivement. Syndicalisme et État s’accoutument l’un à l’autre et se pénètrent l’un l’autre. Le temps est encore loin où l’on pourra parler d’intégration du syndicalisme dans l’État. Mais on s’y achemine peu à peu.
Dans la psychologie syndicale, ne subsistera-t-il aucun vestige de l’époque où le syndicalisme se développait hors de la légalité officielle, suivant sa loi propre ? Les syndicalistes en conservent un certain mépris du droit et le sentiment que la force ouvrière compte bien davantage. La loi de 1864 n’existerait pas s’il n’y avait eu des coalitions avant 1864 ; la loi de 1884 n’aurait pas été votée si des syndicats ne s’étaient pas constitués avant d’être légaux. En sens inverse, toutes les difficultés relatives au droit de coalition n’ont pas disparu en 1864, ni toutes celles qui sont inhérentes au droit syndical en 1884. “Acceptons le droit, mais comptons surtout sur le fait qui l’a précédé et qui lui donne une valeur, sur la force ouvrière”.
Telle est la conclusion plus ou moins consciente que tirent les militants. L’absence de sens juridique est l’une des caractéristiques du syndicalisme français. Elle se marque aussi bien dans sa vie intérieure que dans ses relations avec l’État ou avec les employeurs.
La propagande anarchiste se réclame de Proudhon ; mais c’est Bakounine qui lui a donné l’impulsion et l’élan : exclu de l’Internationale au congrès de la Haye, avec son ami James Guillaume, délégué de la fédération jurassienne, Bakounine organise à Saint-Imier (septembre 1872) un congrès international auquel participent deux Français, Pindy, ancien membre de la Commune, et Camille Camet, canut lyonnais. Le texte voté met l’accent sur les questions d’organisation. “L’autonomie et l’indépendance des fédérations et sections ouvrières sont la première condition de l’émancipation des travailleurs.” C’est, contre le centralisme marxiste, le fédéralisme cher à Proudhon et à ses disciples. La propagande anarchiste gagne bientôt un certain nombre de réfugiés français, dont Paul Brousse ; elle se renforce du prestige intellectuel de Pierre Kropotkine et d’Élisée Reclus ; elle pénètre en France : au congrès régional de Paris, organisé en juillet 1880 par les Cercles d’études sociales, les anarchistes sont représentés par Jean Grave, Lemale, Jallot. Lemale expose ainsi le programme et les méthodes :
“Accepte-t-on le Parlement? Non.
Accepte-t-on la représentation ouvrière? Non.
Accepte-t-on la représentation municipale? Non.
Quelle conduite alors tenir dans les élections si l’on n’accepte pas de vote sur un nom ? L’abstention, tout en se servant de la période électorale pour faire de l’agitation.”
Jean Grave s’écrie de même :
“Si les assemblées électorales sont nécessaires à la propagande, il n’est pas défendu d’aller dans les réunions électorales. Mais en demandant à l’État d’intervenir pour fixer le salaire de l’ouvrier, n’est-ce pas reconnaître à l’État de droit d’exister ?”
Antiétatisme, mais aussi antidémocratisme :
“Avec les suffrages, vous n’aurez que des moutons de Panurge, des hommes qui ne pensent que par leur député et ils se mettront à la remorque des premiers phraseurs venus, et votre révolution sera à recommencer ; car vous aurez à compter avec tous les ambitieux. Nous savons que nous ne serons qu’une minorité qu’il faut rendre consciente et non pas dévoyée. Il vaut mieux avoir cinq mille individus qui sauront bien ce qu’ils veulent, prêts à toute éventualité, que cent mille inconscients, toujours prêts à se mettre à la remorque de quelqu’un.”
La propagande anarchiste se développe ; la Préfecture de police ne dédaigne pas de la subventionner afin de susciter une concurrence démagogique au collectivisme 8. Mais les excitations troublent les cerveaux faibles ou les âmes exaltées. En 1887, désordres antireligieux à Montceau-les-Mines ; éclatement d’une bombe à Lyon, dans le sous-sol du théâtre Bellecour ; les attentats s’aggravent et se multiplient en 1892, avec Ravachol ; le 8 novembre 1892, une bombe est déposée au siège de la Compagnie des Mines de Carmaux, une autre jetée dans la salle des séances de la Chambre ; le 5 février 1894, une bombe est lancée à l’hôtel Terminus, à Paris ; le 4 avril, nouvelle explosion au restaurant Foyot blessant gravement le poète Laurent Tailhade ; le 25 juin, le président Carnot est poignardé à Lyon. Inquiets, les parlementaires votent des lois d’exception que les socialistes combattent et flétrissent du nom de “lois scélérates” 9.
Désormais l’action anarchiste va changer d’aspect : se détournant du terrorisme, un certain nombre de militants cherchent à pénétrer le mouvement syndical. Dans son journal “Le Père Peinard”, où il imite le style du “Père Duchêne”, Émile Pouget écrit :
“Un endroit où il y a de la riche besogne pour les camaros à la redresse, c’est à la chambre syndicale de leur corporation. Là on ne peut leur chercher pouille, les syndicales sont encore permises ; elles ne sont pas, à l’instar des groupes anarchos, considérées comme étant des associations de malfaiteurs.”
Et ailleurs :
“S’il y a un groupement où les anarchos doivent se fourrer, c’est évidemment la chambre syndicale. Les grosses légumes feraient une sale trompette si les anarchistes qu’ils se figurent avoir muselés profitaient de la circonstance pour s’infiltrer en peinards dans les syndicats et y répandaient leurs idées sans bruyance ni flaflas.”
En termes plus académiques, le groupe des Étudiants socialistes révolutionnaires internationalistes que les anarchistes ont conquis vers 1892-1893, exprime la même idée :
“Le syndicat est utile en permettant aux militants de se mettre en rapport avec les ouvriers indifférents. Ceux-ci, attirés par leurs intérêts corporatifs, viennent au syndicat, eût-il des tendances communistes ou révolutionnaires ; au contraire, ils n’entreront pas dans un groupe d’étude et d’action communiste révolutionnaire. Pour entrer dans un de ces groupes il faut déjà avoir subi l’influence des idées communistes. Aussi les camarades savent-ils combien il est difficile d’opérer le recrutement de membres nouveaux. Le syndicat, au contraire, est un champ fertile pour la propagande.”
En préconisant cette conquête progressive, les anarchistes n’agissent pas autrement que les collectivistes. Mais déjà leur apparaît l’affinité entre l’idée anarchiste et la pratique syndicale : “Les syndicats habituent les travailleurs à la résistance. Cette résistance éclate parfois en révolte.” Et la brochure se félicite des résultats déjà obtenus :
“Les syndicats sont devenus des foyers de propagande, et des meilleurs. Débarrassés, en effet, des compromissions fâcheuses où mène ordinairement la pratique de la politique parlementaire, de toute la sentimentalité qui s’empare encore de temps en temps de certains révolutionnaires pour un individu d’une catégorie de la classe bourgeoise, les syndicats possèdent l’immense avantage de rester sur le terrain de la lutte de classes.”
C’est donc en se plaçant sur le terrain de la lutte de classes que les anarchistes mènent la propagande dans les syndicats. Lutte contre le patronat ; lutte aussi contre l’État, si intimement mêlé au patronat qu’on ne peut l’en distinguer et qui, au surplus, a toujours été une force d’exploitation et plus encore d’oppression ; lutte enfin contre tout ce qui retarde ou gêne la lutte. Dans les syndicats ravagés et divisés par les scissions et les querelles socialistes, Pouget lance le mot d’ordre : “Le syndicalisme a pour but de faire la guerre aux patrons et non de s’occuper de politique.” À Paris, en Picardie et notamment à Amiens, dans la région lyonnaise, dans la région nantaise, l’influence anarchiste se développe. Une foule de petits journaux et de brochures y travaillent : “Les Temps Nouveaux” à partir de 1895, “Le Libertaire”, fondé par Sébastien Faure, “Le Père Peinard”, d’Émile Pouget, l’“En dehors” de Zo d’Axa. Les aspirations ouvrières se retrouvent dans une chanson de Charles Keller, mise en musique par James Guillaume :
“Qu’on donne la terre à qui la cultive,
Le navire au matelot,
Au mécanicien la locomotive,
Au fondeur le cubilot 10,
Et chacun aura ses franches coudées,
Son droit et sa liberté,
Son lot de savoir, sa part aux idées,
Sa complète humanité.
Nègre à l’usine, Forçat à la mine,
Hôte du champ
Lève-toi, peuple puissant,
Ouvrier prends la machine,
Prends la terre, paysan.”
Le vieux rêve de la libération ouvrière par l’association vit toujours : il vient réchauffer l’idée un peu abstraite d’une expropriation des expropriateurs qu’a vulgarisée le collectivisme 11.
En face des aspirations ouvrières, quelle est l’attitude du patronat ? Une étude d’ensemble 12 devrait être entreprise pour la déterminer. Bornons-nous à un cas-type. Au printemps 1892, le journaliste Jules Huret se rend au Creusot pour enquêter sur l’agitation sociale. La firme emploie seize mille ouvriers. Fils d’Eugène Schneider, qui fut président du Corps législatif, Henri Schneider (1840-1898) est lui aussi député, en même temps que maire et conseiller général. Il ne distingue pas bien entre anarchisme, socialisme et syndicalisme. L’Encyclique Rerum Novarum a son approbation ; mais il reproche à Albert de Mun de ne pas écouter l’enseignement pontifical et de vouloir supprimer les patrons…
“C’est très amusant de voir M. de Mun qui se dit catholique et qui obéit au Pape, quand il s’agit de devenir républicain, se mettre en dehors des prescriptions pontificales pour devenir socialiste.”
H. Schneider est contre toute intervention de l’État dans la vie des entreprises :
“Je n’admets pas du tout un préfet dans les grèves. C’est comme la réglementation du travail des femmes, des enfants, on met des entraves inutiles, trop étroites, nuisibles surtout aux intéressés qu’on veut défendre. On décourage les patrons de les employer, et ça porte presque toujours à côté.”
Il ne croit pas au sérieux des revendications :
“Au fond, voyez-vous, la journée de huit heures, c’est encore un dada, un boulangisme. Dans cinq ou six ans on n’y pensera plus, on aura inventé autre chose. Pour moi la vérité, c’est qu’un ouvrier bien portant peut très bien faire ses dix heures par jour et qu’on doit le laisser libre de travailler davantage si ça lui fait plaisir.”
Jules Huret a interrogé un ouvrier dont il rapporte les propos. À 60 ans il aura une retraite. Mais atteindra-t-il cet âge ?
“Ce qu’il faudrait, c’est que si on meurt, la femme et les mioches ne crèvent pas de faim.”
La grève ?
“Ici ? Jamais de la vie ! On n’y pense seulement pas. Ce qu’on veut, c’est conserver son ouvrage et gagner sa journée le plus longtemps possible… C’est plein de mouchards d’abord, et gare au premier qui aurait l’air de faire le malin ! Dans le temps, il y a eu des réunions socialistes ici. Tous les ouvriers qui y sont allés ont été balayés. Tous ! Pas ensemble, mais un par un, pour une raison ou pour une autre. À présent, on se méfie. Et puis on n’est pas les plus forts. Et puis, et puis, conclut-il, avec un immense accent de découragement et de lassitude, on est trop fatigué.”
Une grève cependant surgit en 1899, Waldeck-Rousseau, pris comme arbitre, interdit à l’employeur de s’opposer à la formation du Syndicat. Mais il autorise la direction à traiter avec les ouvriers sans passer par le syndicat.
Le mouvement syndical sous la troisième République
Georges Lefranc, 1967
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1 Émile Pouget, Variations guesdistes, Éditions de la Sociale, Paris, 1897.
2 Selon J. Rougerie, c’est vers 1880 que la classe ouvrière française approche du type moderne. Mais ne faut-il pas prendre en considération aussi la remarque de Madame Michelle Perret parlant vers cette année 1880 d’une poussée de messianisme révolutionnaire que la crise de 1882 accentuera encore ? Lafargue et Guesde annoncent la Révolution pour dans quelques années. Si l’émancipation totale est si proche, doit-on se soucier de réformes ?
3 Barberet devenu chef du Bureau des Sociétés Professionnelles au Ministère de l’Intérieur, publie dans le Globe une série d’articles signés Jacques Trébart où il critique les positions adoptées par la majorité et défend les minoritaires.
4 Selon lui, il existait en 1881 en France cinq cents Chambres syndicales (dont cent cinquante à Paris), comptant soixante mille adhérents.
5 Mais elle conservera des partisans – entre les deux guerres – parmi les socialistes. Paul Boncour déclarait ainsi à Saint Aignan, en janvier 1933 :
“Il appartient de franchir une nouvelle étape, de faire ce qu’a réussi pendant des siècles la monarchie, de s’incorporer ces forces neuves, de délimiter leur domaine et celui de l’État, de telle sorte que l’État, d’ailleurs fortifié par elles, reste seul maître dans les tâches essentielles qui lui incombent, capable alors de briser toutes les résistances qui depuis trop longtemps lui font échec.” “Non pour dissoudre l’État comme on s’y est mépris, tout au contraire pour fortifier l’État en intégrant le syndicalisme dans l’État. Celui-ci eût été plus fort dans son domaine propre, si la profession organisée avait eu compétence pour régler des questions où l’État n’a que faire” (Paul Boncour : Mémoires, tome II, Plon, p. 278).
6 G. Dehove : Le Contrôle ouvrier. Paris, Sirey, p. 106.
7 Ibidem, p. 107.
8 Andrieux, Mémoires : À travers la République. Paris, 1926, p. 261.
9 Deux lois furent votées par le Parlement : l’une (décembre 1893) punit de 5 ans de prison la provocation même non suivie d’effet, au vol, au meurtre ou à l’incendie ; la seconde (juillet 1894) transfère aux tribunaux correctionnels les délits de presse pour provocation à la violence. Les Socialistes, qui se sentent menacés par une confusion possible avec les anarchistes, dénoncent les “lois scélérates”.
10 Four à cuve de fusion utilisé pour la production de la fonte.
11 À partir de 1880 les syndicats mènent la lutte contre les compagnonnages qui se maintiennent dans les métiers du Bâtiment. Leur action s’appuie sur les révélations ou prétendues telles d’un charpentier qui, après avoir été initié, a rompu avec le Compagnonnage. Cet ouvrier, nommé Bricheteau, publie deux brochures sous le pseudonyme de Jean Connay ; la première en 1909 : “Le Compagnonnage, son histoire, ses mystères” ; la seconde en 1911 : “Comment on devient compagnon”. Mais les syndicats entendent alors assumer l’une des fonctions du compagnonnage : l’aide à l’ouvrier qui va de ville en ville. Longtemps, les cartes d’adhésion à la C.G.T. comporteront une case pour le “viaticum”, où les trésoriers syndicaux doivent indiquer l’aide donnée.
12 Elle ne serait pas aisée. Car les employeurs préfèrent souvent se taire ou utiliser des porte-parole qu’ils peuvent désavouer.
Nous vous rappelons que nous vivons en pays occupé :
"Les murs ont des oreilles...".